Par Antoine Peillon

Ce vendredi 24 novembre, Dominique Méda* est à Dijon pour donner un « grand entretien », mené par Christian Chavagneux, éditorialiste à Alternatives Économiques, dans le cadre de la huitième édition Journées de l’économie autrement.

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Christian Chavagneux et Dominique Méda. Photos : Ishta

Nous la remercions d’avoir accepté, une nouvelle fois, de répondre à nos questions et, notamment, à celle-ci : « Sur quoi pouvons-nous fonder, aujourd’hui encore, l’invincible espoir invoqué par Jean Jaurès, en 1903, et Léon Blum, en 1944 ? »

Dominique Méda, le 24 novembre 2023, à Dijon.

* Dominique Méda, une autre vision de la richesse
Antoine Peillon,

  • Philosophe et sociologue, elle étudie le travail et la richesse sous des angles nouveaux.
  • Elle est née en 1962, dans les Ardennes industrielles, à Sedan. Dominique Méda fait son hypokhâgne et sa khâgne au lycée Henri-IV, à Paris. Ancienne élève de l’École normale supérieure (ENS) et de l’École nationale d’administration (ENA), agrégée de philosophie, elle est inspectrice générale des affaires sociales. Elle est habilitée à diriger des recherches en sociologie. Depuis 2011, Dominique Méda est professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, chercheuse à l’Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (Irisso, UMR CNRS) et titulaire de la chaire « Écologie, travail, emploi » au Collège d’études mondiales (CEM). Elle est chevalier de la Légion d’honneur.
  • Depuis le milieu des années 1990, Dominique Méda construit, de livres en publications savantes, mais aussi lors d’interventions publiques, une réflexion philosophique et sociologique originale et puissante sur le travail, l’économie politique, les critères de mesure de la richesse, la situation des femmes, l’évolution du modèle social français…
  • Ses travaux, notamment sur la réduction du temps de travail, ont provoqué d’importants débats publics. Paru en 1995, son livre Le Travail, une valeur en voie de disparition (Aubier) reste une référence. S’interrogeant sur les instruments de mesure de la richesse Dominique Méda publie en 1999 Qu’est-ce que la richesse ? (Aubier), pointant l’insuffisance du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur de richesse sociale et proposant une politique de civilisation fondée sur une nouvelle conception de la richesse et du progrès.
  • Réalisant aussi des comparaisons entre les systèmes sociaux européens, la philosophe et sociologue met en question des structures lourdes du modèle français. Dans Faut-il brûler le modèle social français ? (Seuil, 2006), publié avec Alain Lefebvre, Dominique Méda met en exergue les atouts du modèle nordique. Dès lors, elle se lance dans une nouvelle réflexion sur le passage d’une économie des quantités à une économie de la qualité. Il s’agit, sur le fond historique de la crise, de penser une prospérité sans croissance. Dominique Méda défend l’idée que la contrainte écologique est une parfaite occasion de transformer le système économique et les rapports de travail, afin que chacun accède à un travail décent.
  • En 2008, après d’autres nombreux engagements civiques, la chercheuse participe à la fondation du Forum pour d’autres indicateurs de richesse avec les économistes Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, le sociologue Georges Manahem et le philosophe Patrick Viveret. Quatre ans plus tard, elle s’engage aussi dans le lancement du collectif Roosevelt 2012. En 2013, elle a publié simultanément deux ouvrages majeurs sur ses thèmes de prédilection : La Mystique de la croissance : comment s’en libérer (Flammarion), et Réinventer le travail, avec Patricia Vendramin (PUF)…
  • Dernières publications :
    Dominique Méda, C’étaient les années Macron, Éd. Flammarion, 2022
    Dominique Méda, Isabelle Ferreras et Julie Battilana, Manifeste Travail : démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Le Seuil, 2020
    Dominique Méda et Sarah Abdelnour, Les nouveaux travailleurs des applis, PUF/ La Vie des idées, 2019
    Dominique Méda et Florence Jany-Catrice, L’économie au service de la société : autour de Jean Gadrey, Les Petits matins, 2019
    Dominique Méda, Eric Heyer et Pascal Lokiec, Une autre voie est possible, Flammarion, 2018. Dominique Méda, Isabelle Cassiers et Kevin Maréchal, Vers une société post-croissance : intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux, éditions de l’Aube, 2017
    Dominique Méda et Florence Jany-Catrice, Faut-il attendre la croissance ?, La Documentation française, 2016
    Dominique Méda, Dominique Bourg et Alain Kaufman, L’Âge de la transition : en route pour la reconversion écologique, Institut Veblen/Les Petits matins, 2016

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Dominique Méda (1)

Partager les biens constitutifs du bien vivre

  • Recueilli par Antoine Peillon
  • Le 12 décembre 2014

Qu’est-ce qu’une société riche ? Cette question ne fait pratiquement plus débat aujourd’hui tant s’est imposée l’idée que le critère déterminant en la matière était la quantité de production de biens et services, et plus précisément son taux de croissance annuel. La richesse d’une société s’estimerait donc à l’aune de la fameuse « croissance » que tous les responsables politiques veulent faire revenir. Et plus les politiques d’austérité plongent les peuples européens dans la dépression et conduisent sûrement au démantèlement des protections, plus le « retour de la croissance » apparaît comme un véritable veau d’or, la potion magique qui pourrait redonner à nos sociétés leur vigueur d’antan.

Mais s’il semble que nous avons besoin aujourd’hui, à court terme, de croissance, notamment pour lutter contre le chômage, et s’il est évident que la croissance nous a apporté, au cours des siècles derniers, d’immenses bienfaits, il n’en reste pas moins qu’elle a également été génératrice de maux et de dégradations, à la fois sur notre patrimoine naturel et sur notre santé sociale. Ces maux ont été longtemps été occultés, notamment du fait de la construction de notre indicateur fétiche, le PIB, qui n’est capable de rendre compte ni de ce qui constitue d’indéniables sources de bien-être individuel et collectif (les activités bénévoles, le temps familial, amical, conjugal, mais aussi politique et citoyen), ni des inégalités de consommation ou de production, ni des atteintes irréversibles portées au patrimoine naturel, à la cohésion sociale et au capital civique d’une nation, toutes ressources qui constituent les véritables richesses d’une société.

De quoi devons-nous aujourd’hui poursuivre la croissance ? Quel est notre patrimoine le plus précieux ? De quoi avons-nous besoin pour vivre comme des êtres humains ? On reconnaîtra sans conteste que le caractère « habitable » de notre monde constitue une condition sine qua non de notre existence, ce qui fonde l’impératif de Hans Jonas : « Vis de telle sorte que ton action soit compatible avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » L’autre condition avait déjà été considérée par Aristote comme déterminante : la Cité, c’est-à-dire la communauté de citoyens unis par un lien ni économique ni social mais spécifiquement politique. Celui-là même dont Platon expliquait dans le Protagoras qu’il était soutenu par les capacités proprement politiques, distribuées de manière radicalement égales entre tous les citoyens.

Il ne s’agit pas ici d’en appeler au retour à la démocratie antique en sautant allègrement par-dessus les acquis de la modernité. Mais peut-être de rappeler que nous voyons chaque jour combien les capacités civiques, l’aptitude à la paix et à la civilité plutôt qu’à la barbarie sont des ressources déterminantes pour une société et son avenir. Et que s’être donné comme objectif exclusif la croissance risque de nous faire négliger les véritables sources de l’inscription de nos sociétés dans la durée, sources parmi lesquelles l’égalité tient une place centrale, comme le rappelait Rousseau : « Beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps. Peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l’État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion ».

(1) Philosophe et sociologue, professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, auteur, entre autres, de La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, nouvelle édition en collection de poche (Champs actuel), 2014.

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Dominique Méda : « Le travail est ce qui tient les individus ensemble »

  • Recueilli par Antoine Peillon
  • Le 28 août 2014

La philosophe Dominique Méda, professeur de sociologie à Paris-Dauphine, ancienne directrice de recherches au Centre d’étude de l’emploi, constate que la réalité de subordination dans le travail se heurte de plus en plus aux aspirations de réalisation de soi.

A. P. : Le travail, pur moyen de production ou situation principale de socialisation ?

Dominique Méda : Une des significations du travail, proposée au XVIIIe siècle par Adam Smith, est que le travail est certes de la peine et de la souffrance, mais qu’il me libère aussi, parce que je ne suis pas obligé de donner la totalité de mon corps comme le faisait l’esclave. Le travail contractualisé permet qu’une partie de ma fatigue, de ma peine, soit transformée en revenu : je peux échanger une partie de mon activité contre cet équivalent universel qu’est l’argent.

Une autre couche de signification très importante sera ajoutée un siècle plus tard, au XIXe siècle : c’est par le travail que je modèle complètement le monde dans lequel je me trouve, que je le transforme radicalement, et que je me transforme moi-même.

C’est une idée qui a été portée par exemple par toute la philosophie allemande du XIXe siècle : l’homme est cette puissance qui (re)crée le monde, d’une certaine manière, et se transforme ainsi également lui-même par le travail. Le travail est cette puissance qui fait que je rends le monde humain et que je m’humanise moi-même. Le travail est véritablement l’essence de l’homme.

Le travail est-il aussi facteur de solidarité et de protections sociales ?

D. M. : Dans la société salariale, qui commence à se construire dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le travail devient mon apport à la production, au fonctionnement social, dont je vais retirer une rétribution, mais une rétribution élargie : un salaire et aussi des protections.

En contrepartie de mon travail, je tiens une place dans la société, j’obtiens de la reconnaissance, des droits, un revenu, des protections. Je m’extrais de la toute-puissance du marché.

Ces différentes significations du travail ne sont-elles pas contradictoires ?

D. M. : Aujourd’hui, ces différentes significations, en effet contradictoires, coexistent. Le travail, c’est à la fois un facteur de production (là, c’est le résultat qui compte, peu importe la nature de l’activité), l’essence de l’homme au sens où je vais humaniser le monde et lui donner forme humaine (ici, ce qui importe c’est la manière dont l’activité permet d’exprimer ma singularité et mon humanité) et le support des revenus, des droits, des protections.

Nous sommes donc bien aussi héritiers de l’idée d’Hegel et de Marx : le monde, c’est la nature, et toute l’histoire de l’homme est la transformation radicale, l’humanisation de cette nature. Le travail c’est d’une certaine manière la vocation de l’homme : Hegel dit très clairement qu’il faut détruire, anéantir la nature, pour mettre de l’humain à la place. C’est intéressant, si nous voulons intégrer aujourd’hui la question de la nature, la question de l’écologie, dans notre réflexion sur le travail.

Le travail n’est-il pas de plus en plus espéré comme lieu du lien social ?

D. M. : Oui, bien sûr, et cette idée est déjà présente dans la toute première formalisation du travail par John Locke (1632-1704) ou Adam Smith (1723-1790). Quand Adam Smith pense le travail comme créateur de richesse, il est fasciné par le fait que le travail tient les individus ensemble, et qu’il les tient même très fermement liés. Les individus sont tournés vers la production, ils essaient de produire le plus possible, ce qui est le nouvel objectif des sociétés occidentales à partir de la révolution industrielle anglaise du XVIIIe siècle, et le travail est aussi divisible.

Il est donc possible de compter ce que chacun apporte à la production et mérite comme rétribution. Cela crée un ordre très solide, et une métrique de l’ordre social. Le travail est aussi ce qui tient les individus ensemble, car pour fabriquer une chemise, il a fallu le concours de milliers de personnes, nous dit Adam Smith.

Pour lui, ce qui importe finalement dans le travail, c’est bien cette fonction de lien que les sociologues du XIXe comme Durkheim mettront également au premier plan : pour Durkheim, le travail est au fondement de la cohésion sociale, il exerce une fonction morale. Mais la socialisation est une dimension absolument centrale du travail dès le XVIIIe siècle.

Cela se confirme donc, par la suite ?

D. M. : Au XIXe siècle, époque des révolutions, on s’interroge toujours sur la façon dont les hommes peuvent être bien tenus ensemble, comment ils peuvent faire société. Avec le travail, les philosophes de l’époque tiennent une sorte de mécanique dont on est sûr qu’elle va assurer la stabilité de l’ordre social.

Au XVIIe siècle, Hobbes (1588-1679) proposait un pouvoir politique transcendant, à travers la figure célèbre du Léviathan. Adam Smith remplace le tyran, comme puissance d’ordre, par le travail. Il y a cette idée que le travail va permettre de régler la société de façon quasiment automatique. Par le travail, les hommes sont obligés de se tenir les uns les autres, tous tendus vers l’objectif de la plus grande production possible.

Cette « tenue ensemble » des hommes paraît bien utilitariste…

D. M. : Paradoxalement, c’est lors de la révolution industrielle du XIXe siècle, alors que le paupérisme et la misère ouvrière atteignent leur comble, que des philosophes comme Hegel ou Marx présentent le travail comme étant le moyen de la réalisation de soi. Comme s’ils produisaient un idéal d’émancipation pour permettre d’oublier les conditions épouvantables de vie. Marx écrit, en 1844, que lorsque le salariat aura été aboli, le travail produira véritablement une œuvre. C’est-à-dire que le travail sera alors une pure expression de ce que je suis. Le lien social se traduit alors par le partage de ce que nous sommes très profondément les uns et les autres. C’est ce rêve du travail libéré de la douleur de la production, liant les individus par l’échange de leurs œuvres qui continue de nous hanter. Toute la peine attachée au travail industriel est ainsi idéalement évacuée.

C’est une pure utopie !

D. M. : Il ne faut jamais oublier que la condition absolue pour que le travail devienne cette pure expression de soi est, pour Marx, l’abolition du salariat. Les socialistes de la deuxième moitié du XIXe siècle continuent de penser que le travail est la valeur centrale, mais ont oublié cette condition.

Si bien que l’on se retrouve au XXe siècle dans une incroyable contradiction : le travail, c’est la valeur suprême qui permet l’expression de soi, mais au sein du salariat. Or le salariat, c’est la subordination.

Juridiquement parlant, le statut de salarié est défini par le « lien de subordination ». On hérite au XXe siècle de cet ensemble très complexe où le travail est à la fois producteur de richesse (avec de la peine et de la sueur), et aussi support du rêve de s’exprimer et de se réaliser complètement. Avec comme condition sine qua non, l’abolition du salariat, laquelle n’advient pas.

Donc, le travail est aujourd’hui à la fois lieu de la subordination et espérance de réalisation de soi ?

D. M. : Nous avons hérité d’une réalité et d’un vécu du travail profondément contradictoires. Le travail est espéré en effet comme réalisation de soi, sécurité et libération de l’individu, mais – au moins pour le travail salarié, qui procure des droits et des protections – au sein d’une relation contractuelle de subordination. On n’a toujours pas aboli le salariat, qui continue de se caractériser par la subordination, c’est-à-dire le fait d’être placé sous le contrôle et l’autorité de quelqu’un qui dirige votre travail.

Devons-nous pour autant rêver de nous débarrasser du salariat ? Certes, il nous faut regarder du côté des coopératives et tout mettre en œuvre pour démocratiser nos organisations de travail, repenser l’entreprise. Mais gardons-nous de jeter trop vite le salariat par-dessus bord ! La condition salariale est tellement dégradée aujourd’hui qu’il me semble plus raisonnable de la conforter plutôt que risquer de tomber dans le fantasme qu’est l’entreprise de soi.

Vous craignez de critiquer plus avant le salariat comme organisation toujours dominante du travail ?

D. M. : Je crains un retour à la seconde moitié du XIXe siècle, avant l’invention de l’État providence, tant on nous explique aujourd’hui que le coût du travail est trop élevé ou les droits accordés aux travailleurs trop importants.

Il me semble que nous devons transformer le salariat de l’intérieur, en renforçant sans relâche les droits accordés aux travailleurs et en rendant les organisations de travail – publiques ou privées – véritablement démocratiques.

C’est ce que suggérait au début du XXe siècle Adéodat Boissard qui, comparant l’évolution des régimes politiques et économiques, pressait ses contemporains de sortir du « régime de partage inégal » (encore appelé capitaliste ou salarial), pour adopter un régime de partage égal ou associationniste. Telle me semble être la tâche qui nous incombe aujourd’hui.

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Jeunesse – Des aspirations éthiques entravées par la précarité

Les métamorphoses du travail. Semaine 3/3. Nouvelles aspirations, nouvelles contraintes. Depuis le 19 novembre, « La Croix » explore les évolutions en cours dans le monde du travail. Pour clore cette séquence, nous analysons ce qu’apporte le travail, ce que chacun vient y chercher. Et comment ces aspirations sont bousculées par les évolutions de la vie active.

Aujourd’hui, travailler pour changer le monde. Le travail, « un lieu d’épanouissement, de sens, d’utilité » ? Les sociologues Dominique Méda, directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) (1), et Patricia Vendramin, professeure à l’Université catholique de Louvain (UCL), relèvent que les aspirations éthiques sont de plus en plus importantes, notamment chez les jeunes. Et surtout chez les diplômés de l’enseignement supérieur.

  • Recueilli par Antoine Peillon
  • Le 5 décembre 2018

A. P. : Quelle est la situation de la jeunesse française vis-à-vis du travail ?

Dominique Méda : Mesurée par le taux de chômage des 15-24 ans, cette situation s’est fortement dégradée depuis les années 2000. Mais la jeunesse est de moins en moins homogène : en près de vingt ans, les différences d’insertion liées au niveau de diplôme détenu à la fin de la formation initiale se sont accrues. Selon l’Insee, en 2016, la moitié des jeunes actifs sortis sans diplôme sont au chômage, contre 24 % des diplômés du secondaire et 11 % des diplômés du supérieur long.

Patricia Vendramin : Le rôle des origines sociales comme facteur de différenciation des parcours d’insertion s’est également accru. Si la situation des jeunes de familles aisées s’est maintenue, celle des jeunes des catégories populaires s’est dégradée. De plus, le taux de pauvreté monétaire des jeunes est plus élevé (19 %) que celui de l’ensemble de la population (14 %). Plus du tiers des jeunes disent rencontrer des difficultés pour payer loyer, factures et courses alimentaires…

Existe-t-il, cependant, un mouvement d’orientation des jeunes vers le travail d’utilité sociale, de transformation solidaire ou écologique du monde ?

D. M. : Ce n’est pas si clair. Dans certaines enquêtes, comme celle réalisée par L’Étudiant en 2017, beaucoup de jeunes interrogés imaginent leur futur métier en lien avec la préservation de l’environnement, ou, a minima, respectueux de l’environnement. « J’aimerais exercer un métier proche de la nature pour protéger l’environnement afin de lutter pour un monde meilleur au quotidien », dit ainsi l’un des jeunes interrogés. « J’aimerais être biochimiste pour créer des énergies vertes grâce au vivant », dit un autre…

P. V. : De fait, les jeunes sont légèrement plus nombreux que leurs aînés à déclarer se sentir très concernés par les questions environnementales (29 % chez les 18-24 ans, contre 22 % chez les plus de 65 ans), selon l’enquête internationale sur « les aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie », menée en 2015 par le Forum vies mobiles et l’Observatoire société et consommation. On voit bien se développer leurs préoccupations éthiques : « Mon métier de demain serait un métier qui aurait une dimension éthique et rendrait le monde meilleur. Il me permettrait de travailler sur de nombreux projets tout en gardant des horaires raisonnables pour avoir une vie de famille épanouie », entend-on encore…

Quels sont les jeunes concernés par ces aspirations éthiques ?

P. V. : Il semble bien, mais cela reste à vérifier plus précisément, que ce sont plutôt les diplômés de l’enseignement supérieur qui expriment ces préoccupations liées à l’environnement ou à l’humanitaire. Non pas que les autres jeunes ne soient pas intéressés par ces questions, mais, conformément à ce qu’écrivaient Christian Baudelot et Michel Gollac, à la fin des années 1990, en commentaire de leur enquête Travail et modes de vie (2), il s’agit d’abord, pour eux, d’« avoir un travail ».

Le travail est donc toujours central dans la vie des jeunes ?

D. M. : Les jeunes Français plébiscitent l’intérêt du travail plus que tous les autres jeunes interrogés dans la vague 2015 de l’International Social Survey Programme (ISSP). Ils constituent même la tranche d’âge dont les attentes sont les plus fortes en la matière. Les attentes des jeunes sont plurielles, de même nature que celles des plus âgés, mais beaucoup plus intenses. Leurs attentes « postmatérialistes » sont plus fortes que celles des générations précédentes, mais cela n’implique en rien la disparition des attentes en termes de salaire. Les jeunes sont à la proue du mouvement qui relativise la place du travail et qui, en même temps, attend du travail la possibilité d’un vrai investissement, sincère, utile.

Qu’est-ce qui prime pour eux, en fin de compte ?

P. V. : La centralité du travail peut aussi être illustrée par une recherche menée en 2015 auprès des jeunes Belges de 18 à 30 ans amenés à se prononcer sur le travail et le revenu inconditionnel. La majorité des interviewés pensent que le revenu universel ne permettrait pas d’accéder à un équilibre, que seul le travail peut donner. Car le travail est vu par eux comme un lieu d’épanouissement, de sens, d’utilité et de responsabilité, une opportunité de participer à la société.

(1) Unité mixte de recherche du CNRS, de l’Inra et de l’université Paris-Dauphine.

(2) Dans Travailler pour être heureux ?, Fayard, 2003.

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Entretiens avec Dominique Méda, sociologue et philosophe (1), en plein débat parlementaire sur le projet de loi travail, dite aussi « loi El Khomri ».

  • Antoine Peillon
  • Le 8 juin 2016

Le projet de loi El Khomri a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 12 mai 2016, après que le gouvernement a recouru à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution (dit « 49.3 »). Il sera débattu en séance, au Sénat, à partir du 13 juin, avant son retour à l’Assemblée nationale début juillet. La sociologue Dominique Méda y reconnaît la vision économiste et néolibérale du monde, formalisée aux États-Unis depuis les années 1970.

Dominique Méda : au-delà de la loi El Khomri l’espoir d’un nouveau monde plus éthique

De l’histoire idéologique et institutionnelle du libéralisme économique à l’espoir d’un nouveau monde plus éthique, Dominique Méda développe sa réflexion sur la philosophie utilitariste contemporaine, les atteintes aux protections sociales héritées de la Libération, la dégradation des conditions de travail, la mise en cause du salariat, les risques d’effondrement écologique et de guerre civile qui hantent l’époque actuelle. L’auteur de Qu’est-ce que la richesse ? en appelle à une conversion écologique et sociale afin de construire, en toute raison démocratique, une Europe et même un nouveau monde de haute qualité humaine.

L’esprit néolibéral de la loi El Khomri

Dominique Méda : L’esprit néolibéral de la loi El Khomri

A qui profite et à quoi sert la loi El Khomri ?

Dominique Méda : A qui profite et à quoi sert la loi El Khomri ?

La domination financière du monde

Dominique Méda : La domination financière du monde

(1) Ancienne élève de l’École normale supérieure (ENS) et de l’École nationale d’administration (ENA), agrégée de philosophie, inspectrice générale des Affaires sociales, professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, directrice de l’Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (CNRS) et titulaire de la chaire « Écologie, travail, emploi » au Collège d’études mondiales.

Dominique Méda : se libérer de la mystique de la croissance

Discutant la thèse controversée d’une justification judéo-chrétienne de l’exploitation à outrance des richesses naturelles, la sociologue Dominique Méda désigne plutôt la responsabilité de la philosophie moderne (Adam Smith, Hegel…) en la matière. Elle préconise, dès lors, une véritable « conversion » des sciences, mais aussi de l’esprit des politiques publiques, en faveur d’une conception éthique de l’action humaine.

La racine de notre crise

Dominique Méda : La racine idéologique de notre crise

Pour une conversion éthique, écologique et sociale

Dominique Méda : Pour une conversion éthique, écologique et sociale

Une nouvelle Europe à haute qualité sociale

Dominique Méda : Pour une nouvelle Europe à haute qualité sociale

Dominique Méda : pour un nouveau monde plus humain

Exprimant son inquiétude quant aux conséquences politiques potentielles, à brève échéance, du découragement civique actuel, la sociologue Dominique Méda partage son espoir de voir le peuple français prendre le chemin du débat, de l’intelligence collective et de l’innovation démocratique. « Il faut que la joie et l’espérance se diffusent », affirme-t-elle, soulignant qu’« il y a plein d’idées et plein de gens qui sont prêts à changer le monde ».

Défendre le salariat, malgré la dégradation des conditions de travail

Dominique Méda : Défendre le salariat, malgré la dégradation des conditions de travail

Égalité hommes femmes et réduction du temps de travail

Dominique Méda : Égalité hommes-femmes et réduction du temps de travail

L’espoir de changer le monde, tous ensemble

Dominique Méda : Pour un nouveau monde plus humain

Dominique Méda : pour une Europe de haute qualité sociale et démocratique

Face aux difficultés du gouvernement français et de l’actuelle « gouvernance » européenne à enrayer la crise économique et sociale, la sociologue Dominique Méda en appelle à une refondation démocratique de la délibération publique, fondée tout à la fois sur la connaissance rationnelle des enjeux et sur la discussion ouverte au plus grand nombre de citoyens avant chaque décision d’intérêt public.

La « démocratie continue »

Dominique Méda : La « démocratie continue »

Pour une Europe de haute qualité sociale et environnementale

Dominique Méda : Pour une nouvelle Europe à haute qualité sociale

Pour une délibération publique de qualité

Dominique Méda : Pour une délibération publique de qualité

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Le projet de loi El Khomri a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 12 mai 2016, après que le gouvernement a recouru à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution (dit « 49.3 »). Il sera débattu en séance, au Sénat, à partir du 13 juin, avant son retour à l’Assemblée nationale début juillet. La sociologue Dominique Méda y reconnaît la vision économiste et néolibérale du monde formalisée aux États-Unis, depuis les années 1970.
De l’histoire idéologique et institutionnelle du libéralisme économique à l’espoir d’un nouveau monde plus éthique, l’auteur – entre autres livres fameux – de « Qu’est-ce que la richesse ? » développe sa réflexion sur la philosophie utilitariste contemporaine, les atteintes aux protections sociales héritées de la Libération, la dégradation des conditions de travail, la mise en cause du salariat, les risques d’effondrement écologique et de guerre civile qui hantent l’époque actuelle. Dominique Méda en appelle, en conséquence, à une conversion écologique et sociale, afin de construire, en toute raison démocratique, une Europe et même un nouveau monde de haute qualité humaine.
Ancienne élève de l’École normale supérieure (ENS) et de l’École nationale d’administration (ENA), agrégée de philosophie, inspectrice générale des Affaires sociales, professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, Dominique Méda est directrice de l’Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (CNRS) et titulaire de la chaire « Écologie, travail, emploi » au Collège d’études mondiales.
Entretien avec Antoine Peillon. © cogito.tv, Montrouge, le 11 mai 2016.