Hier, dès sa déclaration de politique générale (14 janvier), le masque du nouveau premier ministre François Bayrou, comme déjà celui d’Emmanuel Macron depuis longtemps, est tombé. Sa seule et unique référence intellectuelle, au nom de l’aménagement du territoire[1], fut clairement et nettement pétainiste : l’obsolète, fantaisiste et polémique Paris et le désert français (Le Portulan, 1947)[2] de Jean-François Gravier, géographe royaliste, d’extrême-droite et zélé collaborateur du régime de Vichy. Était-ce par étourderie ? Ou cela signe-t-il le pétainisme d’atmosphère qui sature de plus en plus l’esprit public de notre pays ?

Par Antoine Peillon

Qui était Jean-François Gravier ? Les recherches sur les engagements politiques infames de certains universitaires des années 1930 et 1940 ne manquent pas de le mentionner[3]. Et voici ce qu’elles nous révèlent : fils unique du géographe Gaston Gravier, lui-même agrégé de géographie en 1938, il milite, étudiant, à l’Action française et fréquente les cercles de l’extrême droite catholique et royaliste ainsi que le milieu dit « non-conformiste » qui s’oppose tant à la démocratie libérale qu’au socialisme révolutionnaire. À partir de 1941, il est chargé de mission au Secrétariat général de la jeunesse (1941-1942), contribue, à Vichy, à la revue pétainiste Idées, avant de devenir directeur de l’École nationale des cadres civiques de Mayet-de-Montagne (octobre 1941). Il est ensuite chargé de mission au centre de synthèse régionale de la Fondation Alexis Carrel, institution eugéniste et raciste qui se consacre à l’« amélioration de la race humaine »[4]

La référence de François Bayrou était-elle ignorante du pedigree nauséabond de Jean-François Gravier ? Lui a-t-elle été soufflée, par qui et pourquoi ? Au pire, le premier ministre a ainsi renouvelé un signe appuyé de complicité avec l’extrême droite en général et le groupe parlementaire du Rassemblement national (RN) en particulier, comme, sept jours plus tôt, lorsqu’il saluait en Jean-Marie Le Pen, tout juste décédé, une « figure de la vie politique » et « un combattant »[5]. Au mieux, il n’a été que le propagateur supplémentaire d’un pétainisme d’atmosphère[6] qui sature, depuis le début des années Macron, l’esprit public. Quoi qu’il en soit, il montrait par là même une adéquation morale et politique profonde, infrastructurelle, avec Emmanuel Macron.

Car, nous l’avons écrit, dès 2019 : l’actuel président de la République est un « monarchiste invétéré », cynique, affairiste et ultralibéral, voire libertarien[7]. Mais aussi qu’il est un profanateur de la Résistance, s’amusant sans scrupule à honorer les mémoires de Charles Maurras, évoquant, en février 2020, le « pays légal » et le « pays réel » [distinction théorisée par le dirigeant de l’Action française][8], et de… Philippe Pétain, « un grand soldat » [novembre 2018][9].

Pour mémoire, entre 1986 et 1992, François Mitterrand faisait déposer, chaque 11 novembre, une gerbe de fleurs sur la tombe de Pétain, au cimetière de Port-Joinville, sur l’île d’Yeu (Vendée). À son arrivée à l’Élysée, en 1995, Jacques Chirac avait refusé de faire déposer une gerbe de fleurs sur la tombe du maréchal. Ses successeurs Sarkozy, puis Hollande, firent de même.

En 2025, entendrons-nous, à l’Assemblée nationale, à Matignon, à l’Élysée et dans les rues de France, une chanson bien connue, simplement mise à jour ? « Maréchal, nous re-voilà / Devant toi le sauveur de la France… » Et qui y résistera ?

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[1] Assemblée nationale, compte rendu de la première séance du mardi 14 janvier 2025 : « En 1947 paraissait un livre qui a fait beaucoup de bruit à l’époque, Paris et le désert français. Aujourd’hui, il y a Paris, les grandes métropoles et le désert français ; et à chaque étape, il y a un gouffre. Le reste du tissu national, éloigné géographiquement, disparaît médiatiquement et politiquement. L’aménagement du territoire est l’une des grandes questions devant nous. Il touche aux conditions de vie de nos concitoyens, aux services publics, aux transports et au logement. (…) Le grand ministère que nous avons construit autour de François Rebsamen incarne l’objectif qui est le nôtre : que chaque personne ait sa chance et que chaque territoire ait sa reconnaissance et sa chance. » (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2024-2025/premiere-seance-du-mardi-14-janvier-2025)

[2] Jean-François Gravier écrit son livre pendant l’Occupation, alors qu’il est employé par la Fondation Alexis Carrel, laquelle est destinée à l’« amélioration de la race française »… Lire : Bernard Marchand, « La haine de la ville : Paris et le désert français de Jean-François Gravier », L’Information géographique, 2001, vol. 65, n° 3, pp. 234-253 (https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_2001_num_65_3_2761) ; Bernard Marchand, Les ennemis de Paris. La haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 2009 ; Bernard Marchand, « Le graviérisme aujourd’hui », dans J.-S. Cavin et B. Marchand (dir.), Antiurbain. Origines et conséquences de l’urbaphobie, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p. 203-216 ; « Jean-François Gravier : Paris et le Désert français aujourd’hui », Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (http://www-ohp.univ-paris1.fr/Gravier/Gravier.htm) ; Isabelle Provost, « Paris et le désert français » : histoire d’un mythe, Thèse de sociologie, Université d’Evry, 1999…

[3] Nicolas Ginsburger, « Pour la Révolution nationale : Jean-François Gravier, un parcours engagé », dans Géographes français en Seconde Guerre mondiale, Éditions de la Sorbonne, coll. « Territoires en mouvements », 2022 (https://books.openedition.org/psorbonne/100570) ; Efi Markou, « Jean-François Gravier (1915-2005). Engagement politique et savoir universitaire, matériel pour la construction d’une carrière d’expert (Varia) », Cahiers d’histoire du Cnam, vol. 13, 2020, pp. 161-185 (https://cnam.hal.science/hal-03200167/document) ; Vincent Adoumié (dir.), Les Régions françaises, Hachette, 2010 p. 31…

[4] Alexis Carrel était adepte d’un eugénisme raciste et, dans les années trente, membre du P.P.F., le parti fasciste puis collaborationniste de Jacques Doriot. Dans la préface allemande de son livre L’Homme, cet inconnu, il salue, en 1936, les « mesures énergiques » prises par le Troisième Reich. Il adhère à l’idéologie de Vichy dès juillet 1940 et se voit confier, en 1941, par le maréchal Pétain, la création et la direction de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, à Paris, dans laquelle il diffuse ses idées sur l’eugénisme, la natalité, la biotypologie, le développement des différences individuelles…

[5] François Bayrou, sur X (ex-Twitter), le 7 janvier 2025, à 13h57 : « Au-delà des polémiques qui étaient son arme préférée et des affrontements nécessaires sur le fond, JM Le Pen aura été une figure de la vie politique française. On savait, en le combattant, quel combattant il était. »

[6] Allusion à la formule pertinente de « djihadisme d’atmosphère », initiée par le politologue Gilles Kepel. Cf. Gilles Kepel, Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, Gallimard, 2021 ; Antoine Garapon, « Le « djihadisme d’atmosphère ». Agir politiquement dans un monde désintermédié », Esprit, janv./févr. 2024, pp. 119 à 129.

[7] Antoine Peillon, « Malédiction », dans Cœur de boxeur, Les Liens qui Libèrent, 2019, pp. 151 à 184 ; A. Peillon, « M le maudit », Mediapart, 13 juillet 2021 ; A. Peillon, « M le maudit », Le Jacquemart, 13 décembre 2024 (https://lejacquemart.com/2024/12/13/m-le-maudit/).

[8] Olivier Faye, Cédric Pietralunga et Manon Rescan, « Devant les députés LRM, Macron invoque Maurras pour parler du régalien », Le Monde, 12 février 2020 (https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/12/devant-les-deputes-lrm-macron-invoque-maurras-pour-parler-du-regalien_6029292_823448.html).

[9] Antoine Peillon, « Profanation du CNR. Et pleins pouvoirs à Emmanuel Macron », Le Jacquemart, 13 septembre 2022 (https://lejacquemart.com/2022/09/13/profanation-du-cnr/).