Caricature dreyfusarde de Claude Guillaumin (Édouard Pépin) pour Le Grelot du 19 décembre 1897.

« S’il [le dictateur] dit que deux et deux font cinq, eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective m’effraie bien plus que les bombes – et après nos expériences de ces dernières années, ce n’est pas une déclaration frivole. »
George Orwell, « Réflexions sur la guerre d’Espagne », 1943

C’est une des scènes les plus éprouvantes de 1984, le chef-d’œuvre de George Orwell (publié en 1949). Nous y assistons à la torture ignoble et à la « rééducation » mentale de Winston, le réfractaire au règne de Big Brother, par O’Brien, le tortionnaire impitoyable des « criminels par la pensée ». À force de sévices de plus en plus violents, le bourreau obtient de sa victime qu’il décompte « Cinq ! Cinq ! Cinq ! » à la vue des quatre doigts étendus de sa main gauche levée, le pouce étant caché.

Nul besoin, aujourd’hui, d’être un « criminel de la pensée » pour constater que l’avertissement (1943) et la fable (1949) d’Orwell se sont réalisés : nous sommes entrés, sans y résister, dans une ère dite de « post-vérité », c’est-à-dire, plus simplement, de mensonge généralisé. Le phénomène, dont certains doutent encore (comme du changement climatique aussi), est d’ailleurs dénoncé, mais dans le désert, par les meilleurs esprits, à la suite d’Orwell ou d’Arendt[1].

Comment, par exemple, ne pas rappeler la lucide alerte de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, un an seulement après la première élection d’Emmanuel Macron, quand, en conclusion de l’introduction à son essai La Faiblesse du vrai, elle écrivait limpidement : « Si le monde imaginé par Orwell dans 1984 a aujourd’hui de si fortes résonnances, ce n’est pas tant parce qu’il dessine les traits inhumains d’un système totalitaire achevé. C’est avant tout parce qu’il figure un monde où l’idée de vérité aurait totalement disparu et où la seule liberté dont dispose celui qui voudrait résister est de pouvoir consigner dans son journal intime que ‘‘deux et deux font quatre’’. »

Car, oui, avec Macron & Cie, nous vivons bien dans un monde où l’idée de vérité a totalement disparu ! Les deux derniers mois ont été, de ce point de vue, un moment… de vérité !

Il faudrait des dizaines de pages, pour relever tous les mensonges proférés par l’attelage Macron-Borne-Dussopt depuis la présentation de la réforme des retraites. En voici cependant quelques-uns, parmi les plus grossiers. Dès le 10 janvier, la première ministre Élisabeth Borne a insisté sur le fait que la réforme voulue par Emmanuel Macron était porteuse de « justice » et de « progrès social ». Le ministre du travail Olivier Dussopt a même été jusqu’à affirmer, le 4 mars, en une du Parisien, « c’est une réforme de gauche », après avoir martelé, pendant des semaines, qu’elle ne ferait « pas de perdant ». Pour rectifier ces menteries systématiques (sur les carrières longues, l’égalité hommes-femmes, la pension minimale de 1 200 euros, la « faillite » du régime des retraites, le « problème démographique »…), je vous encourage à lire l’article de fond « Les cinq mensonges du gouvernement sur les retraites » publié dès le 15 février par Mediapart (en accès libre)[2].

Dernière injure à la vérité, Élisabeth Borne, invitée de France 5 le lundi 6 mars, a une nouvelle fois tenté de minimiser les effets de sa réforme, en expliquant que rien ne changerait pour les surcotes qui permettent d’améliorer le montant des pensions. Or, celles-ci ne s’appliquent qu’à partir de l’âge légal, ce qui suppose que pour en obtenir le bénéfice, il faudra donc travailler deux ans de plus ! L’hebdomadaire Marianne a eu beau jeu de surtitrer aussitôt « Bobard » son article « Réforme des retraites : nouveau mensonge d’Élisabeth Borne sur les surcotes »…

Allez ! La vérité nue qui sort du puits est que le Big Brother Macron et ses zélés serviteurs sont des idolâtres du « deux et deux font cinq ». Mais nous connaissons l’Histoire et les O’Brien sont avertis : le peuple français, héritier des révolutions de 1789, 1830, 1848, 1871…, et des « Jours heureux » du Conseil national de la Résistance (le seul CNR !) n’a pas vocation à jour le rôle d’un troupeau de Winston ! Nous le savons bien, comme Arendt, il y a une relation organique entre le mensonge généralisé et la montée de la violence. Notre bataille pour sauver les retraites ne cesse de monter en puissance. Rendez-vous, dès ce samedi 11 mars, sur la place de la Libération, à Dijon ! Oui, place de la Li-bé-ra-tion !

Antoine Peillon

Lire : Anne-Cécile Robert, Dernières nouvelles du mensonge, Lux, collection Lettres libres, 2021


[1] Hannah Arendt, La Crise de la culture (1968), chapitre « Vérité et politique », et Du mensonge à la violence (1972).

[2] https://www.mediapart.fr/journal/politique/150223/les-cinq-mensonges-du-gouvernement-sur-les-retraites

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