Pour Machiavel, le prince est condamné s’il sert durablement les intérêts des « grands » au détriment du « peuple » et s’il ne dispose pas des institutions lui permettant de régler démocratiquement le choc des « humeurs » dans la cité. Dans sa forteresse, le prince se coupe du monde, mais rien n’est durable qui soit commandé depuis la forteresse. En ce sens, nous vivons un moment machiavélien.

Par Revermont

Le temps politique que nous vivons est singulier en ce qu’il est un saisissant moment dialectique à au moins deux niveaux.

C’est d’abord un moment renversant : « Le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », a écrit Pascal. Qui veut nous faire entrer au forceps dans le nouveau monde nous fait revenir (ou rester) dans l’ancien ; qui prétend incarner le même et l’autre devient l’autre ; qui entend neutraliser toute contestation la fait émerger partout.

Mais, lorsque les choses se renversent, le sens n’en apparaît que mieux, comme si nous assistions, avec la séquence réforme des retraites/49-3/répression policière/criminalisation de la contestation, à une sorte de révélation du mouvement politique de cette « république en marche ». Mouvement dont la rhétorique révolutionnaire de départ tentait de dissimuler la volonté de la classe dirigeante de vaincre les ultimes résistances des Français à leur adaptation définitive au grand marché néolibéral, soit, en somme, de mener la guerre contre la plus grande partie du peuple français.

Cette politique, tellement conforme aux attentes du « bloc bourgeois »[1], a pu dépasser son étroite base sociale en raison de l’hégémonie idéologique croissante du discours de la « réforme », qui a placé sur la défensive, depuis 40 ans, les piliers du modèle français d’après-guerre (extension des droits sociaux, démocratie sociale, développement des services publics, égalité, etc.).

C’est donc comme si, tout à coup, la vérité du processus historique apparaissait telle qu’elle est, dans sa nudité et crudité. On en repérait les signes, on la voit maintenant à ciel ouvert. A l’instar de la totale recomposition du paysage politique, avec la synthèse autoritaire/bonapartiste, d’une part, de l’orléanisme décomplexé (tendance Balladur/Sarkozy) et, d’autre part, de la fausse social-démocratie à la française (cette doxa de l’offre dont la version hollandiste a précipité dans le vide le peu qui restait du socialisme de gouvernement façon Jospin). Cette synthèse est en somme celle de l’alternance unique, traduction politique de la « pensée » unique qui règne en maître depuis le milieu des années 1980.

Mais voilà, et c’est là où la dialectique nous rattrape, l’idéologie du consensus, avec la dénégation et l’évacuation du conflit et de l’antagonisme qui va avec, se renverse dans son contraire. Le conflit revient, massif, âpre, sans concession. Le peuple répond à la violence sociale que le pouvoir exerce sur lui. L’adversaire prend petit-à-petit la forme de l’ennemi.

En ce sens, nous vivons un moment machiavélien.

Le Prince, de Machiavel, édition de 1550.

Le nouveau prince, qui avait su saisir en 2017 l’occasion de la décomposition de la droite et de la gauche pour prendre le pouvoir, est rejeté par le peuple qui n’en peut plus d’être méprisé et maltraité. Les choses se sont faites par étapes : la baisse des impôts des riches, les provocations verbales (« ceux qui ne sont rien »…), un premier coup de semonce avec les Gilets jaunes, puis à nouveau l’expression du mépris pour ces « foules haineuses », la gestion autoritaire de la crise pandémique, une réélection en forme de malentendu, le retour d’une violence sociale envers les ouvriers, les employés, les fonctionnaires, le formalisme extrême et assumé des institutions en lieu et place de la seule réponse à une crise de légitimité politique : le retour au peuple…

Pour Machiavel, le prince est condamné s’il sert durablement les intérêts des « grands » au détriment du « peuple » et s’il ne dispose pas des institutions lui permettant de régler civiquement, c’est-à-dire démocratiquement, le choc des « humeurs » dans la cité[2]. Car les humeurs sont là, bien installées, et la division ne cesse de croître. Or, plus le pouvoir entretient la division, plus il cherche à s’en préserver en se réfugiant dans sa forteresse. Mais, comme dit Machiavel dans Le Prince, « je blâmerai quiconque, se fiant aux forteresses, estimera peu important d’être haï par les peuples ». Dans sa forteresse, le prince se coupe du monde et reconstruit son propre monde qu’il veut imposer au peuple. Mais rien n’est durable qui soit commandé depuis la forteresse.

Nous avons vécu depuis quelques années sur le mythe d’un dépassement du clivage droite/gauche, puis d’un pouvoir qui serait les deux « en même temps ». Or, que voyons-nous ? Le retour en force du clivage, mais désormais radicalisé, avec le PS et LR réduits à des zombies, une gauche plébéienne qui cherche à revenir à l’essence historique de son combat (l’égalité et la justice, l’auto-organisation des citoyens, la contestation de la domination, etc.), une droite identitaire, nationaliste, extrémiste, évidemment sans aucune velléité de rupture avec le néolibéralisme profond. Et, au milieu, un « extrême centre »[3] dont la droitisation s’accélère, et qui s’interroge sur son devenir : s’il n’est plus demain le centre de l’échiquier politique, comment va-t-il s’hybrider pour se maintenir ? Où ira-t-il s’ancrer ? Quel(s) ennemi(s) va-t-il se choisir pour se faire de nouveaux amis ? Voici la plus inquiétante, voire même la plus effrayante des questions car, là aussi, la vérité du processus historique se fait jour.

Paris, le 22 mai 2023

Jean Revermont (pseudonyme) est un haut fonctionnaire français. Il publie, entre autres, sur son blog-notes hébergé par Mediapart.


[1] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition, Raisons d’agir, 2018. Lire aussi Bruno Amable : « Le bloc bourgeois et l’extrême droite pourraient s’allier », Politis, 4 mai 2022.

[2] Antonio Gramsci, « Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne », 1931-1933 (dans Textes, Éditions sociales, 1983) ; Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », Signes, Gallimard,‎ 1960 ; Claude Lefort, Le travail de l’œuvre : Machiavel, Gallimard, 1972 ; Quentin Skinner, Machiavel, Seuil / Albin Michel, 1989 ; Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Éditions de Fallois, 1993 ; J. G. A. Pocock, Le Moment machiavélien, avec une préface de Jean-Fabien Spitz, PUF, 1997 ; Louis Althusser, « Machiavel et nous », dans Écrits philosophiques et politiques, t. II, Stock/Imec, 1995 (Tallandier, 2009) ; Leo Strauss, « Nicolas Machiavel », Histoire de la philosophie politique,‎ 1999, pp. 320-342.

[3] Pierre Serna, La République des girouettes : 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême centre, Champ Vallon, collection « La Chose publique », 2005, et L’extrême centre ou le poison français : 1789-2019, Champ Vallon, 2019 ; Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Lux Éditeur, collection « Lettres Libres », 2016 ; Romaric Godin, « Emmanuel Macron ou le populisme d’extrême-centre », La Tribune,‎ 16 novembre 2016.