Qu’est-ce qu’une société démocratique qui se dé-démocratise, et comment y résister ?

Par Michaël Fœssel, philosophe et auteur de Récidive. 1938 (PUF, 2019, nouvelle édition en 2021), pour Politis

« On peut en effet commencer à faire une histoire du présent en se souvenant de celle du passé. J’ai tenté de le faire avec mon livre consacré à l’année 1938 en France. Hélas, la situation ne s’est pas arrangée depuis quatre ans que ce livre est sorti. Il s’agit de comprendre comment une société se « fascise », ou est en état de « préfascisation », tout en restant dans un cadre qui demeure d’apparence républicaine (puisque, bien sûr, si on étudie l’Italie ou l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale, tout était déjà réglé).

Au fond : qu’est-ce qu’une société démocratique qui se dé-démocratise, et comment y résister ? En 1938, en France, cela se produit très rapidement : on voit des hommes provenant du centre gauche, en premier lieu le radical Édouard Daladier, président du Conseil, qui s’allient avec la droite la plus dure, reviennent sur les conquêtes du Front populaire (par exemple en refusant de faire la réforme des retraites, ce qui alors signifiait créer un vrai système de retraite pour les vieux travailleurs, et en annulant les conquêtes sociales de 1936), répriment la contestation syndicale et adoptent une politique très dure contre les réfugiés d’Allemagne, d’Europe centrale et orientale, majoritairement juifs…

La réactivation de la VIe République, de la refondation politique, devrait être au cœur du discours de la gauche, précisément parce qu’il n’y a qu’elle qui peut la porter. Et cela en vertu de la continuité entre égalité sociale et égalité politique. Le moment est propice puisque les institutions de la Ve République produisent un procès immédiat en illégitimité. Il faut donc développer un discours positif en la matière, sur lequel l’extrême droite sera contrainte d’avouer qu’elle ne donnera pas à la population les moyens politiques de ses promesses sociales.

L’agonie du néolibéralisme se double de celle du présidentialisme tant il apparaît que des méthodes autoritaires sont consubstantielles à des mesures impopulaires. Il me semble urgent d’élaborer intellectuellement un nouveau clivage qui marque que l’alternative principale se joue aujourd’hui entre la gauche et l’extrême droite. En termes plus philosophiques, entre l’égalité et l’identité.

Et cette gauche doit être assez large pour espérer l’emporter, quoi qu’on pense de chacune de ses composantes, grâce à une alliance entre son pôle réformiste et celui de la gauche de rupture, chacune devant dépasser leurs divergences. Seule cette tactique de « front populaire » peut ouvrir la possibilité d’une victoire. Il n’y aura pas de progrès social sans approfondissement des droits démocratiques. »

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« Tombé presque par hasard sur l’année 1938, un philosophe inquiet du présent est allé de surprise en surprise. Au-delà de ce qui est bien connu (les accords de Munich et la supposée « faiblesse des démocraties »), il a découvert des faits, mais aussi une langue, une logique et des obsessions étrangement parallèles à ce que nous vivons aujourd’hui. L’abandon de la politique du Front populaire, une demande insatiable d’autorité, les appels de plus en plus incantatoires à la démocratie contre la montée des nationalismes, une immense fatigue à l’égard du droit et de la justice : l’auteur a trouvé dans ce passé une image de notre présent. (…) Les défaites anciennes de la démocratie peuvent nous renseigner sur les nôtres. »

Récidive. 1938, PUF, 2019, nouvelle édition en 2021

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« Récidive » : Michaël Fœssel hanté par l’année 1938
Dans son dernier livre, le philosophe propose une traversée de l’année 1938 à partir des préoccupations politiques de l’année 2018, un aller-retour incessant entre le passé et le présent.
Par Nicolas Truong / Le Monde, 27 mars 2019
« Au fond, Michaël Fœssel pose une véritable question de philosophie politique : Qu’est-ce que l’essence de la modernité si elle a rendu possible les années 1930 ? La réussite de l’ouvrage réside dans sa manière de nous faire revivre ses découvertes, de façon haletante, inquiète et raisonnée. (…) L’auteur a le mérite de vouloir penser le présent, fut-ce à la lumière spectrale du passé. Car, comme le dit Georges Bernanos, « ce n’est pas nous qui revenons sur le passé, c’est le passé qui menace de revenir sur nous ». »

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Au-delà…

  • Christian Laval, Haud Guéguen, Pierre Dardot, Pierre Sauvêtre, Le Choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Lux Éditeur, 2021

Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, « Macron et la guerre civile en France », Diacritik, 1er mai 2023 + ​« Le macronisme n’est pas violent par hasard » / Le Monde, 15 mai 2023 :
« En quoi la défense d’une vie digne pour les travailleurs les plus âgés et les futurs retraités et la défense de la nature contre des projets destructeurs offrent-elles aujourd’hui une rare puissance de coalition ? Parce qu’en chaque cas, il est question d’une vie désirable et d’un monde habitable, inconciliables avec la subordination de la vie et la domination du monde par le capital et son État.
Il faudra s’y faire : devant l’urgence des crises, les logiques du commun et du capital apparaissent comme irréconciliables au plus grand nombre. En ce sens, le refus présidentiel et gouvernemental de tout « compromis » avec les syndicats traduit exactement cet état de guerre civile dont la grande masse de la population est la cible. »

La préface de l’édition 2023 de La Logique totalitaire : « Totalitarisme 2.0 »

Un entretien avec Jean Vioulac (Liberté, printemps 2014)

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Compléments élémentaires…

Jean-François Bayart, « Où va la France ? », Le Temps, 8 mai 2023 :
« Emmanuel Macron se réclame de l’extrême centre qu’incarnèrent successivement, dans l’Histoire, le Directoire, le Premier et le Second Empire, et différents courants technocratiques saint-simoniens. Il est le dernier avatar en date de ce que l’historien Pierre Serna nomme le « poison français » : la propension au réformisme étatique et anti-démocratique par la voie de l’exercice caméral et centralisé du pouvoir.
[Macron] n’imagine pas autre chose que le modèle néolibéral dont il est le pur produit, quitte à le combiner avec une conception ringarde du roman national, quelque part entre le culte de Jeanne d’Arc et la fantaisie réactionnaire du Puy-du-Fou. Son exercice du pouvoir est celui d’un enfant immature, narcissique, arrogant, sourd à autrui, plutôt incompétent, notamment sur le plan diplomatique, dont les caprices ont force de loi au mépris de la Loi ou des réalités internationales.
Ce pourrait être drôle si ce n’était pas dangereux. L’interdiction de l’usage de dispositifs sonores portatifs pour éviter les casserolades des opposants, le bouclage policier des lieux où se rend le chef de l’État, le lancement de campagnes de rectification idéologique contre le wokisme, la théorie du genre, l’islamo-gauchisme, l’écoterrorisme ou l’ultra-gauche sont autant de petits indices, parmi beaucoup d’autres, qui ne trompent pas le spécialiste des régimes autoritaires que je suis. La France est bel et bien en train de rejoindre le camp des démocraties « illibérales ». »

Antoine Peillon, « La dictature » et « Du mensonge à la violence » (« Les fauteurs de guerre civile »), deux chapitres de Résistance !, Le Seuil, 2016 (mars), pp. 125 à 208 ; « Quinquennatus horribilis », chapitre III de Voter, c’est abdiquer. Ranimons la démocratie !, Don Quichotte – Le Seuil, 2017 (mars), pp. 75 à 114 ; « En plein visage », « Têtes de mort », « La police fait la loi » et « Malédiction », dans Cœur de boxeur. Le vrai combat de Christophe Dettinger, Les Liens qui Libèrent, 2019 (mai), pp. 61 à 184 ; « Vous avez dit ’’illibéral’’ ? En France, depuis janvier 2018, la foudre jupitérienne n’a cessé de tomber, comme à Gravelotte, sur la démocratie », dans Limite n° 21, 13 janvier 2021 ; « Le mascaron de Macron est tombé. Un ministre de l’Intérieur rivalise avec la championne de l’extrême droite la plus dure. Le gouvernement auquel il appartient multiplie les projets de loi sécuritaires et liberticides, alors que le coronavirus continue de faire des ravages et que la misère explose dans le pays… », dans Limite n° 22, 15 avril 2021.