Par Antoine Peillon
Dijon, le 21 février 2024

Mesdames, Messieurs, je vous redonne tout de suite l’intitulé de mon intervention :

« Grand remplacement » ou « Grand dérangement » ?
L’immigration : faits et réflexions, sans tabou ni trompette.

Bon, disons d’emblée que je n’ai pas choisi d’aborder le sujet le plus consensuel qui soit… « S’il y a un sujet où la sympathie, comme la haine qui en est son avers, l’emporte sur la pensée, c’est bien l’immigration », écrit ainsi, d’entrée de jeu, Didier Leschi, dans Ce grand dérangement (Gallimard, « Tracts », 2023).

Photo : ISHTA

Motif

Aussi, je pense qu’il me faut, tout d’abord, partager avec vous quel a été mon motif pour travailler sur ce sujet inflammable de l’immigration.

Je crois que ce motif s’est forgé dans la convergence, sous ce crâne, de trois phénomènes d’actualité a priori déliés les uns des autres :

1 – Depuis le 7 octobre et les massacres terroristes perpétrés par le Hamas en Israël, l’explosion de l’antisémitisme, attisée par les postures antisionistes radicales de militants islamo-gauchistes manipulés, pour certains, par la secte lambertiste, m’a rappelé combien notre République laïque est fragile, menacée, toujours à refonder.

2 – Mi-octobre, j’ai vu que certaines et certains d’entre nous souhaitaient s’engager dans la « défense de la laïcité ». Je me suis dit que nous sortions enfin du registre des incantations pour reprendre le « combat laïque » qui n’aurait jamais dû cesser, pour parler comme le philosophe Henri Peña-Ruiz ou Gérard Delfau, universitaire (Lettres classiques) et ex-sénateur de l’Hérault (groupe socialiste).

3 – Mi-décembre, j’ai participé, avec tous mes amis « de gauche », à la fanfare des protestations contre le projet de loi « pour contrôler l’immigration (et) améliorer l’intégration », dite « loi Darmanin », texte dont la version finale, après un parcours particulièrement chaotique, est votée le 19 décembre, puis massivement censurée par le Conseil constitutionnel (plus d’un tiers de ses 86 articles !), le 25 janvier dernier…

À ce sujet, je dois vous dire qu’ayant publié, le 19 décembre, un article révolté, au titre virulent (« Maudits seront celles et ceux qui voteront le projet de loi Immigration ! »), j’ai ensuite été sincèrement ébranlé par un sondage, parmi beaucoup d’autres, et par un éditorial du quotidien Le Monde, doublé d’une note iconoclaste de la Fondation Jean Jaurès.

Le sondage de Cluster 17 (un « laboratoire d’études de l’opinion » innovant et souvent plus pertinent que ses confrères), publié le 22 décembre par Le Point, indiquait que « seuls 38 % des sondés se dis[ai]ent, dans l’ensemble, insatisfaits » par la nouvelle loi Immigration du gouvernement. Il ajoutait que, selon la plupart des sondés, le seul parti qui sorte véritablement renforcé de cette séquence est le Rassemblement national (RN). Ainsi, 54 % des personnes interrogées estimaient que le groupe du RN « sort renforcé par l’adoption de la loi immigration », contre seulement 18 % pour le groupe Les Républicains…

Quant à l’éditorial de Philippe Bernard, publié par Le Monde le 28 janvier dernier, il affirmait de façon lapidaire : « L’épisode politique autour de la loi relative à l’immigration marque une défaite cinglante pour la gauche, dont l’impuissance à peser sur les débats est patente. » S’appuyant à la fois sur un texte de Jaurès (L’Humanité du 28 juin 1914) et sur une note substantielle de la Fondation Jean Jaurès (24 janvier 2024), le journaliste soulignait que « la longue tradition de gauche revendiquant un ‘‘contrôle ouvrier’’ sur les migrations » a été abandonnée, à partir des années 1980, « au profit d’une vision morale assimilant toute idée de régulation [de l’immigration] à du ‘‘racisme’’ ». Il accusait même : « À force de laisser entendre que le débat sur la maîtrise de l’immigration n’est qu’une invention de la droite pour détourner les électeurs des véritables problèmes du pays, voire pour stigmatiser les musulmans, à force d’ignorer que leurs propres électeurs sont favorables à des mesures restrictives, nombre d’élus et d’observateurs de gauche agissent comme s’ils ignoraient des questions qui ont taraudé des générations de leurs prédécesseurs [dont Jaurès] et qui mettent à l’épreuve aujourd’hui tous les gouvernements européens. »

Résultat : « Le RN n’a plus qu’à ramasser la mise », s’exclamait l’éditorialiste, en écho à la note de la Fondation Jean Jaurès, laquelle constatait : « Rejetées dans l’abstention et de plus en plus dans l’extrême droite par le sans-frontiérisme de la gauche, les classes populaires viennent, de facto, servir de force d’appoint à l’identitarisme remigrateur du pôle RN/Reconquête. (…) Sans jugement de valeur, on peut simplement constater qu’il est nécessaire de traiter la question [de l’immigration] avant que l’état de l’opinion et ensuite les résultats électoraux ne deviennent encore plus favorables aux RN qu’ils ne le sont déjà… »

De fait, surfant sur la vague de loi Darmanin, le président du RN, Jordan Bardella, par ailleurs tête d’une liste aux élections européennes créditée d’un succès record par tous les sondages (entre 27 et 32% des voix, depuis début janvier), annonçait, pas plus tard qu’hier (20 février), l’organisation, le 26 mars prochain, à Paris, des « états généraux de l’immigration », dont l’objectif sera de « placer l’immigration au cœur de la campagne des européennes »

Voilà ce qui m’a profondément ébranlé, au début de cette année, renvoyant dans les cordes mes vains cris de rage contre la loi Darmanin, et la fanfare tout aussi vaine des protestations morales de la gauche.

Dès lors, tirant la leçon amère de ce fiasco politique, notamment grâce à la lecture de la note de la Fondation Jean Jaurès, je me suis mis devant mon établi, afin de « traiter la question de l’immigration » par le travail que voici.

Un travail évidemment délicat, dont l’état d’esprit s’inspire d’un avertissement d’Amin Maalouf, l’écrivain libano-français, prix Goncourt et membre de l’Académie française, dans son magnifique essai Les Identités meurtrières (Grasset, 1998 ; Le Livre de Poche, 2023, p. 49) : « Dans les nombreux pays où se côtoient aujourd’hui une population autochtone, porteuse de la culture locale, et une autre population, plus récemment arrivée, qui porte des traditions différentes, des tensions se manifestent, qui pèsent sur les comportements de chacun, sur l’atmosphère sociale, sur le débat politique. Il est d’autant plus indispensable de poser sur ces questions si passionnelles un regard de sagesse et de sérénité. »

« Grand remplacement« 

« Immigration » : le mot est donc devenu l’épouvantail d’une opinion publique de plus en plus massive. Pourtant, rien dans sa définition, par le dictionnaire Larousse, par exemple, ne le prédispose à ce mauvais rôle : « Installation dans un pays d’un individu ou d’un groupe d’individus originaires d’un autre pays. » Larousse qui précise, très posément : « L’immigration est le plus souvent motivée par la recherche d’un emploi et la perspective d’une meilleure qualité de vie. »

Il suffit de consulter les sondages réguliers de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) sur « le regard des Français sur l’immigration » pour mesurer la profondeur de cette montée de l’épouvante. Un des plus complets, publié le 16 juin 2023, relevait clairement et nettement : « Signe d’une crispation de l’opinion sur la thématique, 82% des Français estiment que l’immigration est un sujet dont on ne peut pas parler sereinement en France (+2 points par rapport à novembre 2022). À la crispation s’ajoute de la défiance, aussi bien sur le plan ‘‘sociétal’’ (65% considèrent que notre pays compte déjà beaucoup d’étrangers et qu’accueillir des immigrés supplémentaires n’est pas souhaitable ; 61% considèrent qu’on ne peut pas accueillir plus de migrants car nos valeurs sont trop différentes et cela pose des problèmes de cohabitation) que sur le plan économique (71% estiment que l’immigration économique permet au patronat de tirer les salaires vers le bas). »

Un cran plus loin, il n’est pas moins inquiétant de découvrir qu’une moitié des Français adhèrent à l’idée qu’un « grand remplacement » est en cours… Ainsi, en décembre 2017, l’IFOP réalise pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch une enquête sur le complotisme. Parmi les affirmations soumises aux sondés, l’une d’elles porte sur l’immigration, présentée comme « un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre, organisé délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et auquel il convient de mettre fin en renvoyant ces populations d’où elles viennent ». Cette affirmation recueille alors l’adhésion de 48 % des personnes interrogées (31 % étant « plutôt d’accord » et 17 % « tout à fait d’accord »).

Dans une enquête d’opinion Harris Interactive (aux pages 42 et 43) réalisée en octobre 2021, à la question de savoir si un « grand remplacement » (défini comme « la menace d’extinction des populations européennes, blanches et chrétiennes à la suite de l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire ») va se produire en France, 61% des personnes interrogées considèrent que ce sera le cas, tandis que 39% pensent le contraire ; 67% se déclarent inquiets à l’idée que ce phénomène se produise, tandis que 33% ne le sont pas…

Le « grand remplacement » ! Vous n’y avez peut-être jamais cru, mais pourtant six sur dix de vos concitoyens pensent que nous en sommes tous menacés.

Alors, qu’est-ce donc que ce schmilblick ?

La très documentée fiche Wikipédia qui lui est consacrée définit le « grand remplacement » comme étant « une théorie complotiste d’extrême droite introduite en 2010 par l’écrivain français Renaud Camus [dans L’Abécédaire de l’in-nocence], et qui affirme qu’il existerait en France un processus de substitution de la population française et européenne par une population non européenne, originaire en premier lieu d’Afrique subsaharienne et du Maghreb ». Rien que ça !

L’expression « grand remplacement » est, depuis 2010, reprise par l’extrême droite, en particulier la mouvance identitaire, mais divers autres partis politiques reprennent l’idée, comme Debout la France (de Nicolas Dupont-Aignan) et même certains ténors des Républicains. Cette expression est particulièrement médiatisée, en 2021, par Éric Zemmour, lors de sa campagne pour l’élection présidentielle française de 2022. Il est important de noter que les racines historiques de ce concept xénophobe, voire raciste, se trouvent dans les pamphlets antisémites d’Édouard Drumont, l’auteur du best-seller La France juive (1886), et de Maurice Barrès, entre 1885 et 1900…

Tout ceci pourrait vous paraître dérisoire, si, de Renaud Camus et Jean Raspail à Michel Houellebecq, cette fantasmagorie n’imprégnait pas aussi les œuvres excessivement lues de Michel Onfray ou de Jean Rolin, les discours ou commentaires sur l’actualité de Marion Maréchal, Philippe de Villiers, Nicolas Dupont-Aignan, Jacques Bompard, Robert Ménard, Laurent Wauquiez, Nicolas Sarkozy, Valérie Pécresse, Éric Zemmour, Marine Le Pen, qui parle plutôt de « submersion migratoire » (lors d’un meeting avec Matteo Salvini, le dimanche 17 septembre 2023, en Italie, en vue des élections européennes de 2024), etc., et si elle (la fantasmagorie du « grand remplacement ») n’obsédait pas les journaux et chaînes de l’empire médiatique de Vincent Bolloré, ainsi que des millions de messages postés sur les réseaux sociaux…

Oui, tout ceci pourrait vous paraître grotesque, si au moins six sur dix de nos concitoyens n’en étaient pas intoxiqués.

Mais alors, prenant au sérieux ce que le concept de « grand remplacement » exprime sans doute, il m’a fallu me plonger dans les données factuelles, premièrement démographiques, puis sociales et culturelles, qui structurent la diffusion, mais aussi la déconstruction, de ce que j’ai dit être une fantasmagorie.

Intégration

Pour cela, je ne me suis appuyé que sur des autorités intellectuelles et morales incontestables, des universitaires ou des hauts fonctionnaires.

Parmi les optimistes, les démographes Hervé Le Bras et François Héran se distinguent particulièrement.

Le premier, qui cumule les enseignements et les responsabilités, considère que le « grand remplacement » n’est qu’une « sinistre farce ». Selon lui, la notion de « deux peuples », l’un immigré, l’autre non immigré, n’a aucun sens dès que les unions mixtes sont fréquentes. Il n’y a, en réalité, qu’un seul peuple, « mélange d’une quasi-infinité d’ascendances diverses », car on assiste, en France, comme dans les pays comparables, à « un métissage généralisé » puisque, « selon les chiffres de l’Insee de 2013, 40 % des naissances (sic) avaient un parent ou un grand-parent d’origine étrangère ».

Pour Hervé Le Bras [cf. Anatomie sociale de la France, Robert Laffont, 2016, « Le Grand remplacement de la Race blanche », p. 61-72.], « on peut dire effectivement que la population française d’origine va être remplacée par une population mixte. Mais ce n’est pas ce que dit le ’’grand remplacement’’, qui pense qu’on va être remplacé par d’autres, différents de nous. Le ’’grand remplacement’’, effectivement, c’est celui de Français de plusieurs générations par des Français qui ont du sang étranger, par le métissage ».

Pour François Héran, ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques (INED), aujourd’hui professeur au Collège de France, la théorie du « grand remplacement » revient à « convertir les origines nationales en données raciales ». Dans son tout dernier livre, Immigration : le grand déni (Seuil, coll. « La république des idées », 2023), le titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » estime que, certes, « le pays [la France] n’a jamais eu autant d’immigrés (11 à 12% environ) » de sa population, mais que « cette progression s’inscrit dans un mouvement planétaire » et qu’« en Europe, c’est une lame de fond qui touche la quasi-totalité des démocraties ».

Partageant complètement le point de vue politique d’Hervé Le Bras, François Héran conclut son essai par cette vision : « Le seul combat qui vaille est de poursuivre le mouvement engagé depuis plusieurs générations pour élargir les contours de la population majoritaire, renouveler notre vision de la ’’francité’’ en y intégrant tour à tour toutes le minorités. Nous avons suffisamment de données pour pouvoir affirmer à la fois que le brassage des populations progresse dès la deuxième génération et que les esprits évoluent dans le même sens, même si des combats d’arrière-garde veulent encore nous ramener au rêve désuet d’une France vierge de toute immigration. Notre horizon n’est pas le grand remplacement, mais le grand renouvellement. »

Alors, « tout va bien dans le meilleur des mondes », me direz-vous !

Pas forcément. D’autres approches de l’immigration, tout aussi rigoureuses, d’un point de vue scientifique, sont loin de partager l’optimisme d’Hervé Le Bras et de François Héran.

Ainsi, en est-il de Michèle Tribalat, directrice de recherche honoraire à l’INED et experte auprès du Haut Conseil à l’intégration (HCI), ex-membre du conseil d’administration de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), spécialiste critique des questions statistiques et méthodologiques. Celle-ci n’a jamais cessé de développer une analyse relativement alarmiste de l’intégration des immigrés. Ce qui ne l’a pas empêchée de disqualifier catégoriquement la thématique du « grand remplacement » : « Renaud Camus ne se fonde pas sur les statistiques pour appuyer l’idée de grand remplacement. Il ne leur accorde aucun crédit et préfère se fonder sur les perceptions communes, ce qui l’amène à écrire pas mal de bêtises. »

Cependant, elle propose une lecture socio-culturelle intéressante de la popularité de la thèse du « grand remplacement », dont le « sens figuré évoque, selon elle, l’effondrement d’un univers familier que vit, ou craint de vivre, une partie de la population française : disparition de commerces, et donc de produits auxquels elle est habituée, habitudes vestimentaires, mais aussi pratiques de civilité, modes de vie ». (Fondation Jean Jaurès, « Le “grand remplacement” est-il un concept complotiste ? », 24 septembre 2018)

Dans son livre Les Yeux grands fermés. L’Immigration en France (Denoël, coll. « Médiations », 2010), Michèle Tribalat critique aussi l’attitude de l’État français face au décompte de l’immigration, le solde migratoire ne représentant pas, selon elle, la réalité de la présence étrangère en France. Elle met enfin en question l’apport de l’immigration à la croissance économique et, surtout, l’intégration réelle des étrangers au tissu social des pays d’accueil.

C’est bien ce deuxième terme de la problématique (et de la loi Darmanin), l’intégration, qui semble faire plus que réellement problème.

Et c’est, sans doute, la progression de l’islamisme[1] et du séparatisme conséquent qui est la manifestation la plus puissante de ce problème. Sans parler de l’observation d’une surreprésentation des étrangers (immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française) dans les statistiques sur la délinquance, puisqu’en France, la proportion d’étrangers dans la population totale était, en 2019, de 7,4 %, mais s’élevait à 14 % parmi les auteurs d’affaires traitées par la justice, à 16 % dans ceux ayant fait l’objet d’une réponse pénale et à 23 % des individus en prison[2], un phénomène dont la mesure comprend de nombreux biais statistiques, selon certains experts, dont ceux du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPI, avril 2023).

Pour revenir à l’islamisme et au séparatisme, une enquête de l’IFOP, publiée le 9 décembre 2023, menée « auprès des musulmans sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société », donne à réfléchir. Pour ne citer ici que deux de ses nombreux résultats, une très large majorité des Français musulmans (78%) partage le sentiment que la laïcité, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui par les pouvoirs publics, est discriminatoire envers les musulmans, et la moitié d’entre eux soutient également une remise en cause du principe de neutralité religieuse dans le cœur des enseignements, revendiquant, par exemple, le droit des jeunes filles « à ne pas assister aux cours de natation pour des raisons religieuses » (à 57%) ou celui des élèves à « ne pas assister aux cours dont le contenu heurterait leurs convictions religieuses » (à 50%).

« Grand dérangement« 

Arrivé au terme de ma recherche, écartelé encore entre l’optimisme d’un François Héran et l’inquiétude d’une Michèle Tribalat, entre la lutte nécessaire contre la vichysation des esprits comme des lois et la lucidité républicaine, laïque, quant aux trop nombreux signes de séparatisme (objet d’une loi d’août 2021 très controversée), je souhaite partager avec vous la meilleure lumière trouvée, selon moi, lors de ma recherche.

Il s’agit du préfet Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), depuis 2016, président de l’Institut européen en sciences des religions (IREL), qui fait partie de l’École pratique des hautes études (EPHE), depuis 2018, ex-préfet pour l’égalité des chances auprès du préfet de la Seine-Saint-Denis (2013-2016), chevènementiste revendiqué, ardent défenseur de la laïcité, auteur de Ce grand dérangement. L’immigration en face, Gallimard, tract n° 22, novembre 2020 (nouvelle édition augmentée en septembre 2023).

Ce livret, solidement étayé, comme celui de François Héran, par de nombreuses statistiques, défend premièrement que le fond du débat sur l’immigration ne doit pas porter sur la question du nombre, mais bien sur les conditions économiques, sociales et culturelles de l’intégration. Or, à ce sujet, le haut fonctionnaire pose poliment une question qui vaut mise en question : « A-t-on le droit de penser que ce qui désarçonne bon nombre de nos contemporains renvoie aussi aux effets constatés des replis sur des communautés d’origine qui entravent la constitution d’un peuple lié par un même projet politique ? » (pp. 62 et 63)

Répondant à cette question essentielle, Didier Leschi souligne les difficultés actuelles du processus d’intégration, lequel « ne peut être le même pour un Tchétchène musulman que pour un Polonais catholique ». Parmi les facteurs qui font obstacle à l’intégration, le directeur général de l’OFII mentionne la télévision satellitaire qui « entretient l’écart avec nos sociétés », mais aussi l’islamisme, ou islam intégriste, diffusé par mille canaux, et notamment « l’imam Internet » qui constitue le principal vecteur de l’opposition aux valeurs culturelles de l’Europe.

On l’entend, Didier Leschi, qui affirme, en préambule de son ouvrage, ses « convictions humanistes », rejoint ici la lecture socio-culturelle de la popularité de la thèse du « grand remplacement » par son ex-collègue Michèle Tribalat, évoquée plus tôt. Ainsi que la « conclusion » de la note, déjà citée, de la Fondation Jean Jaurès publiée le 24 janvier dernier : « Contre l’idéologie du ’’grand remplacement’’, la gauche devra montrer qu’avec un volontarisme et un investissement public fort dans une intégration enfin active, il est possible de refaire des Français, d’abord par l’investissement massif dans l’accès à la langue et l’acquisition par les nouveaux venus des principes républicains qui constituent le socle commun à tous les citoyens. »

Universalisme républicain

Au moment même où nous nous réunissions, à Paris, Missak et Mélinée Manouchian, héros et martyr (en ce qui concerne Missak) de la Résistance, entraient au Panthéon, la patrie leur marquant ainsi sa reconnaissance.

Ce matin, la Ville de Dijon faisait magnifiquement de même.

Accueillir les Manouchian au Panthéon, « c’est la reconnaissance de cette composante si importante de la Résistance française », soulignait l’historien Denis Peschanski, maître d’œuvre scientifique de la panthéonisation lancée par l’Unité laïque à l’automne 2021, en juin 2023, estimant que seraient enfin honorés « tous les étrangers qui ont combattu en France ».

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant
Louis Aragon, 1956

« Manouchian, dont le symbole est loin d’être une invention d’après-guerre, incarne l’universalisme républicain et la convergence identitaire, soit une manière d’être habité par des identités multiples tout en s’inscrivant dans la nation des Lumières et de la Révolution », ajoutait Denis Peschanski, avant-hier (19 février), cité par Libération.

Ce soir, je nous souhaite à toutes et tous de nous inscrire encore dans la nation des Lumières et de la Révolution !

ANNEXES

1 – Cour des comptes, 4 janvier 2024 : « La politique de lutte contre l’immigration irrégulière »

Le flux des immigrés clandestins ne cesse de croître. Ceux touchant l’aide médicale d’État (AME), que la droite veut toujours restreindre, sont 439 000 bénéficiaires en juin 2023, selon la Cour des comptes qui se garde, par ailleurs, d’estimer le nombre le plus plausible d’illégaux. Le ministre de l’Intérieur l’avait évoqué, devant le Sénat, en novembre, annonçant « entre 600 000 et 900 000 » personnes. Pour jamais plus de 35 000 départs à l’année au total, toutes catégories confondues (spontanés, aidés, forcés).

2 – Enquête – « ’’Passeurs’’, les nouveaux esclavagistes » / Antoine Peillon / La Croix / 3 octobre 2018

Les filières de passeurs utilisent des « procédés mafieux » et sont « en progression constante », selon les termes d’un rapport de la police nationale que La Croix dévoile.

Ces organisations criminelles sont un vecteur majeur de l’immigration irrégulière et irriguent de nombreuses autres criminalités.

Les témoignages recueillis par des ONG montrent aussi combien « le trafic et l’exploitation de migrants » relève de l’« esclavage moderne ».

3 – François Héran et « le respect des croyants »

Au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty François Héran publie dans la revue en ligne La Vie des idées une « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » (30 octobre 2020), suivie d’un essai intitulé Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (La Découverte, 2021), où il plaide une conciliation de la liberté d’expression avec le respect des croyants. Il y préconise de ne pas être offensant, notamment envers les musulmans. Il préconise également de ne pas nier l’existence de l’islamophobie, du racisme structurel et de la discrimination systémique – occultés selon lui par les défenseurs de l’universalisme républicain. Ce positionnement suscite d’intenses débats[3] et provoque notamment la critique de Nathalie Heinich, sociologue et directrice de recherche au CNRS, qui voit dans sa thèse « une volonté de protéger les religions contre différentes formes de critiques, au mépris du droit, de la protection démocratique de la liberté d’expression et de la conception française et républicaine de la laïcité »[4].

Dans ses conférences, François Héran explique aussi que Samuel Paty lui-même « s’était trouvé bien embêté » après avoir montré à ses élèves l’une des caricatures réalisées par Coco (Corinne Rey). Cette affirmation provoque la réaction indignée du philosophe Henri Peña-Ruiz : « Je suis particulièrement choqué et même bouleversé que vous puissiez mettre en cause Samuel Paty de cette façon ! »[5]

***

À LIRE :

TRIBUNE – « Immigration : la spirale sécuritaire »
Par François Ernenwein / Le Jacquemart, 4 décembre 2013

IMMIGRATION – « Les « gentils » et les « méchants »… »
Par Thérèse Foucheyrand / Le Jacquemart, 18 décembre 2023

ÉDITO – « Maudits seront celles et ceux qui voteront le projet de loi Immigration ! »
Par Antoine Peillon / Le Jacquemart, 19 décembre 2023

2024 – « Quand les blés sont sous la grêle… »
Par Marcel Yanelli / Le Jacquemart, 7 janvier 2024

IMMIGRATION – « Le Conseil constitutionnel nous évite le pire »
Par Christine Renaudin-Jacques / Le Jacquemart, 30 janvier 2024

HOMMAGE – « Missak et Mélinée Manouchian entrent au Panthéon »
Par Antoine Peillon / Le Jacquemart, 18 février 2024

De François Ernenwein, membre du Conseil d’administration de l’Amicale du Jacquemart :
* « Loi immigration : Emmanuel Macron perd l’équilibre » / Réforme, 22 décembre 2023
Comment continuer à croire au « en même temps », après le vote de la loi immigration avec les voix du Rassemblement National.
* « Hommage aux victimes du Hamas : « Ne pas nommer, c’est tuer une seconde fois » » / Réforme, 15 février 2024
L’émotion était forte lors de l’hommage rendu aux victimes du 7-Octobre, le « plus grand massacre antisémite de notre siècle ». Pourquoi ces moments qui visent la concorde nationale ont-ils pris une telle importance ? À qui s’adressent-ils ? (…) Participent à ce moment de recueillement les familles des victimes – beaucoup sont venues d’Israël avec un vol spécial –, des responsables politiques de tous les partis, les représentants de la communauté juive de France – le grand rabbin Haïm Korsia, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) – et d’autres confessions, comme l’archevêque de Paris, le président de la Fédération protestante Christian Krieger, mais pas le recteur de la grande mosquée de Paris, en déplacement « à l’étranger »…

L’immigration : en quête de vérité ­
À propos de Patrick Stefanini, Immigration. Ces réalités qu’on nous cache, Robert Laffont, 2020, et Didier Leschi, Le Grand Dérangement. L’immigration en face, Gallimard, coll. « Tracts », 2020
 
La France a certes déjà connu au cours du XXe siècle des vagues d’immigration, mais celle que nous rencontrons actuellement est sans commune mesure avec les précédentes. Appuyant sa réflexion sur des ouvrages de Patrick Stefanini et de Didier Leschi, Raphaël Hadas-Lebel revient sur les chiffres et l’historique de l’immigration en France, et constate l’absence de contrôle de l’État sur ce sujet. Comment redonner du poids aux politiques publiques pour ne pas subir l’immigration mais la maîtriser ? ­
Raphaël Hadas-Lebel, Commentaire, n° 173, printemps 2021  

La question de l’immigration en France est de celles qui suscitent non seulement le débat, mais le plus souvent aussi les passions. Entre ceux qui fustigent « l’Europe passoire » et ceux qui condamnent « l’Europe forteresse ». Entre ceux qu’inspirent les propos généreux du pape François dans Fratelli tutti et ceux qui s’inquiètent des conséquences de l’immigration sur l’équilibre de la société française. Que s’expriment sur ce dossier complexe des positions contrastées, rien que de très normal. Il est même possible que devant des drames humains qui heurtent notre sensibilité chacun d’entre nous se sente souvent partagé en lui-même.

Encore faut-il pouvoir fonder son jugement sur des données solides et fiables. Or, il faut constater que dans leur volonté systématique de minimiser et de relativiser l’importance de l’immigration, un certain nombre de démographes patentés, qui ont le privilège d’être les seuls à pouvoir s’exprimer dans les médias, s’évertuent, contre l’évidence, à nier les réalités de la poussée migratoire que connaît notre pays.

Deux ouvrages récents, pourtant fort différents sur le fond et dans la forme – le second ayant plutôt le format d’un opuscule –, nous permettent d’y voir plus clair. Dans le premier, Immigration, le conseiller d’État et ancien préfet de région Patrick Stefanini, avec l’autorité de celui qui a consacré à cette question une partie substantielle de sa vie professionnelle, dresse un tableau détaillé et rigoureux de l’immigration en France. Décrivant les tendances lourdes constatées au cours des vingt dernières années, il ne se contente pas d’établir un diagnostic sans complaisance et de dévoiler « ces réalités qu’on nous cache ». Il formule aussi des propositions précises qui appellent l’analyse et le débat. Dans le second, Le Grand Dérangement, de format plus modeste, Didier Leschi, lui aussi préfet, actuel directeur général de l’Office de l’immigration et de l’intégration, fait entendre son point de vue en adepte du parler-vrai. Leurs analyses, sinon leurs conclusions sont moins éloignées qu’il n’y paraît. On ne pourra désormais prétendre disserter sur la politique d’immigration sans se référer aux données présentées dans ces livres.

Les chiffres

Le principal mérite de l’ouvrage de Patrick Stefanini est qu’il fonde son propos sur des faits peu contestables : données chiffrées, règles nationales et internationales, réalités sur le terrain. Beaucoup de ces chiffres se retrouvent dans le livre de Didier Leschi, ce qui nous permet de faire l’économie de déplaisantes batailles de chiffres. L’immigration est pourtant difficile à mesurer dans notre pays. Pour des raisons fort légitimes liées aux souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, notamment à l’utilisation des fichiers individuels dans la persécution des Juifs, la France ne tient pas le registre de sa population et ne dispose pas de statistiques ethniques. Encore pourrait-on mieux utiliser les instruments statistiques disponibles pour cerner la réalité des phénomènes migratoires en France. C’est ce que fait Patrick Stefanini en fondant son diagnostic sur des indicateurs précis, qu’il est important de reprendre en détail tant ils éclairent de façon convaincante la situation de notre pays.

Le premier de ces indicateurs est la statistique annuelle de délivrances des titres de séjour par le ministère de l’Intérieur. En 2019, 274 676 (données provisoires) titres de séjour – même chiffre dans l’ouvrage de Didier Leschi – ont été délivrés par la France à des ressortissants de pays tiers, c’est-à-dire n’appartenant pas à l’espace économique européen, soit 83 % de plus qu’en 2000 (149 982), alors que l’ensemble de la population française n’a augmenté que de 10,7 %, pendant ces vingt années. Cette statistique, qui ne concerne que la seule France métropolitaine, ne prend en compte ni les mineurs, vrais ou faux, de moins de 18 ans, qui ne sont pas astreints à la possession d’un titre de séjour, ni les demandeurs d’asile (dont le nombre est passé de 39 775 en 2000 à 132 826 en 2019), auxquels ne sont délivrées que des autorisations provisoires de séjour. Une partie de ces demandeurs d’asile obtiennent ensuite un titre de séjour, si la qualité de réfugié leur est reconnue ou s’ils finissent par être régularisés au fil du temps. Nul doute, au vu de ces chiffres, qui n’ont cessé de progresser depuis 2007 (171 907), que notre pays est confronté depuis le début du siècle à une puissante vague migratoire.

Le second indicateur est l’estimation du nombre des immigrés en France à partir des données du recensement effectué par l’INSEE. Depuis le début des années 2000, le pourcentage d’immigrés, c’est-à-dire de personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France, est passé de 7,5 % à 9,7 %. Didier Leschi fait une constatation du même ordre : « Depuis que les étrangers sont recensés, c’est-à-dire depuis le Second Empire, il n’y a jamais eu autant d’immigrés dans notre pays qu’aujourd’hui, entre 9 et 11 % de la population en fonction du mode de comptage, sujet permanent d’affrontements entre démographes, soit entre 6 et 7 millions d’immigrés sur une population de presque 68 millions d’habitants. Mais, quel que soit le calcul, force est de reconnaître que la population immigrée est deux fois plus importante que dans les années 1930. »

Contrairement à ce que soutiennent les partisans de l’immigration incontrôlée, la France n’a pas toujours été une terre d’immigration. Le pourcentage d’étrangers dans notre pays n’était que de 1,06 % en 1851 et de 2,66 % en 1901. En revanche, la France a connu, ce qui est différent, des vagues d’immigration successives en des temps où d’autres pays européens (Irlande, Italie, Espagne) étaient des pays d’émigration. Pour s’en tenir aux cent dernières années, une première vague, principalement d’origine européenne (Italie et Pologne), a été constatée entre 1921 et 1932, provoquée par le besoin de compenser les pertes humaines de la Première Guerre mondiale. Des mesures restrictives furent ensuite mises en place à partir du début des années 30. La deuxième vague, également en provenance d’Europe (Italie, Espagne, Portugal), mais aussi des pays du Maghreb, coïncide avec la reconstruction de la France après la Deuxième Guerre mondiale. De 1946 à 1975, la population immigrée a connu une spectaculaire augmentation, de l’ordre de 50 %, passant de 5 % à 7,5 % de la population. Après 1975, le pourcentage de la population immigrée, sans régresser, reste stable jusqu’au début des années 2000, l’immigration familiale prenant le relais de l’immigration professionnelle dont l’interruption est décidée en 1974 à la suite du premier choc pétrolier. Si l’on prend en compte la nouvelle vague migratoire constatée depuis 2000, le pourcentage d’immigrés en France, qui s’établit à environ 10 %, aura bien doublé depuis 1945.

En outre, ce qui fait la spécificité de la vague d’immigration des vingt dernières années, c’est qu’elle ne correspond ni à un besoin démographique, eu égard notamment à un taux de fécondité dynamique (encore qu’en légère baisse, de 2,03 par femme en 2010 à 1,88 en 2017), parmi les plus élevés en Europe, ni à un besoin économique, alors que le taux de chômage observé sur la période est de l’ordre de 9 %.

De plus, alors que dans les années 1960 plus de la moitié des titres de séjour délivrés chaque année bénéficiaient à des étrangers d’origine européenne (Espagnols, Portugais, Italiens), les bénéficiaires sont désormais en majorité d’origine extraeuropéenne. Une constatation largement partagée par Didier Leschi : « le constat d’aujourd’hui, écrit-il, c’est qu’au premier chef, nos migrants viennent du Sud ». Par un étrange paradoxe, soixante ans après la vague d’indépendance qui a expulsé la France des pays d’Afrique du Nord et subsaharienne, ce sont les nationaux de ces pays qui représentent la part déterminante de la vague migratoire qui affecte notre pays et réclament de pouvoir y bénéficier d’un accès encore plus large. Il ne suffit pas de constater, comme le fait Didier Leschi, que « chaque ancien colonisateur assume ainsi son héritage historique ». Il reste que la part africaine de notre immigration dépasse 50 %, les Maghrébins représentant 30 % de cette immigration. Premiers immigrés en nombre, les Algériens, sur trois générations, représentent plus de 2,5 millions de personnes. Didier Leschi fait toutefois observer que « le fait le plus notable de ces dernières années est l’arrivée des subsahariens » : de ce fait, la jeunesse africaine hors Maghreb, quasi inexistante en 1968, représente aujourd’hui 20 % de la jeunesse d’origine étrangère.

Si l’on mesure l’immigration sur deux générations, celle des immigrés et celle des enfants d’immigrés, la proportion des immigrés des première et deuxième générations est, selon Patrick Stefanini, de 21 % par rapport à la population totale et même 27 %, si l’on retient la définition internationale. Diagnostic partagé par Didier Leschi :

Nous sommes le pays d’Europe qui présente la proportion la plus élevée de personnes de « seconde génération ». En ajoutant les enfants d’immigrés nés sur le territoire français, près du quart de la population française a un lien avec l’immigration. Cette poussée migratoire a fait profondément évoluer notre visage démographique et culturel.

Pour faire bonne mesure, Patrick Stefanini ajoute à ces deux sources statistiques majeures – la délivrance des titres de séjour et la statistique INSEE – trois autres indicateurs qui confirment la puissance de la poussée migratoire : le nombre de mineurs étrangers relevant de l’aide sociale à l’enfance (passé de 5 000 en 2014 à 40 000 à la fin de 2018), celui des travailleurs détachés effectuant des missions de courte durée (qui, s’établissant à 250 000 en 2018, a été multiplié par 5 en dix ans) et celui des clandestins, par définition difficiles à évaluer. On peut toutefois parvenir à une estimation raisonnable du nombre de clandestins, notamment à partir du nombre de demandeurs d’asile déboutés et non régularisés : dans un rapport de 2015, la Cour des comptes a estimé que plus de 96 % des personnes déboutées resteraient en France. Toutefois, l’approche la plus convaincante pour estimer le nombre de clandestins est de prendre en considération le nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’État, qui est le mode de couverture de soins des personnes en situation irrégulière en France. Ce nombre est passé de 178 689 en fin 2005 à 318 106 en 2018. Didier Leschi, pour sa part, retient une évaluation de 300 000 clandestins. Elle est toutefois inférieure à la réalité, car toutes les personnes éligibles à l’AME n’en demandent pas le bénéfice. Appliquant un coefficient multiplicateur de l’ordre de 3, Patrick Stefanini estime à 900 000 le nombre d’étrangers en situation irrégulière. Le phénomène est particulièrement sensible dans deux départements d’outre-mer, la Guyane, dont on peut difficilement contrôler les frontières terrestres, et Mayotte, où près d’un habitant sur deux est de nationalité étrangère, principalement comorienne.

Récapitulons : augmentation de plus de 80 % du nombre de titres de séjour délivrés chaque année à des étrangers extraeuropéens, triplement du nombre de demandeurs d’asile, augmentation de 30 % du pourcentage d’immigrés dans la population résidant en France, tels sont, d’après les statistiques analysées par Patrick Stefanini, les indicateurs incontestables de la vague migratoire qui touche la France depuis le début de ce siècle. Depuis 2016, l’immigration est le premier moteur de la croissance en France, avant même l’évolution naturelle, c’est-à-dire l’excédent des naissances sur les décès.

À ceux qui objectent, pour contester ce diagnostic, que le solde migratoire en France est, pendant ce temps, resté stable, autour de 60 000 personnes, Patrick Stefanini fait justement observer que cette situation n’est pas due à une immigration peu nombreuse, mais à l’existence en parallèle d’une forte émigration des Français à l’étranger. Contrairement aux apparences, le concept de solde migratoire ne mesure pas la différence entre le nombre d’immigrés entrés en France au cours d’une année et le nombre d’immigrés qui en sont sortis ; en revanche, il prend en compte le nombre croissant des Français qui s’expatrient.

Les composantes de la vague migratoire

Pour prendre la vraie mesure de la situation de l’immigration, on ne peut se contenter de ces chiffres globaux. Encore faut-il analyser les principales composantes de cette vague migratoire, qui sont au nombre de quatre : économique, étudiante, familiale et humanitaire. Sur ce point, les analyses de nos deux auteurs se rejoignent pour l’essentiel. Didier Leschi souligne ainsi que derrière le terme « générique, mais confus de migrant » se cachent les catégories suivantes : les demandeurs d’asile, les travailleurs migrants économiques, les familles, les étudiants et les clandestins. Si, comme on l’a vu, le nombre total de titres de séjour a augmenté de plus de 80 % en vingt ans, les différentes composantes de cette augmentation n’ont pas évolué à la même vitesse.

Les travailleurs migrants économiques ont été nombreux avant 1974, pendant « les Trente GGlorieuses » où le besoin de main-d’œuvre a entraîné la venue d’un grand nombre d’hommes célibataires, initialement des Européens du Sud remplacés de plus en plus par des Maghrébins et des Subsahariens. L’immigration professionnelle, qui relève de ce qu’on appelle l’immigration choisie (38 600 en 2019), est aujourd’hui souhaitée par les pouvoirs publics, du moins dans les domaines où s’expriment des besoins d’emploi. On constate toutefois un niveau de qualification de la population immigrée inférieur à celui qui est observé dans d’autres pays européens. En revenche, la venue en France, à ce titre, de médecins venant du Maghreb, du Liban ou de certains pays d’Afrique subsaharienne traduit aussi une fuite de cerveaux préjudiciable au développement de leurs pays d’origine.

L’augmentation du nombre d’étudiants est également favorisée par des politiques publiques. En 2019, 90 000 étrangers (contre 83 000 en 2018) ont obtenu le droit d’étudier en France. Ils viennent principalement du Maghreb, mais aussi de la Chine, attirés sans doute par des universités de bon niveau, mais moins onéreuses et moins sélectives que celles des pays anglo-saxons. On estime au tiers le nombre des étudiants qui demeurent dans le pays après l’obtention de leur diplôme.

Pourtant, l’essentiel du flux migratoire vers la France – plus d’un tiers – vient de ce qu’il est convenu d’appeler « le regroupement familial ». Il convient de faire ici un point précis sur ce phénomène controversé qui concerne, selon les années, entre 80 000 et 100 000 personnes par an, 90 000 en 2019. Il s’agit de la possibilité ouverte à un ressortissant étranger résidant en France et y exerçant une activité professionnelle de faire venir en France son conjoint et leurs enfants de nationalité étrangère.

On commencera par un rappel historique. Par un décret du 29 avril 1976, le gouvernement de Jacques Chirac avait institué une réglementation particulièrement libérale du séjour en France des membres de la famille immédiate d’un travailleur immigré régulièrement autorisé à séjourner en France : un refus d’accès ne pouvait leur être opposé que pour un petit nombre de motifs limitativement énumérés, dont l’insuffisance des ressources ou les conditions de logement. Deux ans plus tôt, la France, à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, avait ratifié la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950, dont l’article 8 reconnaît à toute personne « le droit à la protection de sa vie privée et familiale ». Tout en reconnaissant cette situation, Patrick Stefanini fait observer que cette ouverture du droit au regroupement familial avait pour contrepartie l’interruption de l’immigration de travail décidée au même moment. Il demeure que devant l’augmentation spectaculaire du chômage consécutive au premier choc pétrolier, un décret du 10 novembre 1977, pris à l’initiative de Raymond Barre, suspendait pour une durée de trois ans l’application du décret de 1976, sauf pour un membre de la famille d’un étranger qui ne demanderait pas l’accès au marché de l’emploi. Peine perdue.

Par un arrêt GISTI du 8 décembre 1978, le Conseil d’État, insensible à la situation de l’emploi, annulait ce décret. Sans même se référer à la Convention européenne, le Conseil estimait :

[…] qu’il résulte des principes généraux du droit, et notamment du préambule de la Constitution de 1946 […], que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale ; que ce droit comporte en particulier la faculté pour ces étrangers de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs.

Le gouvernement ne pouvait donc interdire « par voie de mesure générale l’occupation d’un emploi par les membres de la famille des ressortissants étrangers ». Cette jurisprudence généreuse du Conseil d’État, qui rétablissait le décret de 1976 et a été maintes fois confirmée par de nouvelles décisions, a massivement bénéficié aux travailleurs immigrés arrivés en France pendant les années 1960, notamment en provenance des pays du Maghreb. Elle a eu, dès lors, des conséquences importantes sur la composition démographique de la population française. Ainsi que le constate Didier Leschi, les effets du regroupement familial sont paradoxalement apparus « au moment où l’immigration légale n’a plus été couplée au développement économique et changeait ainsi de nature ».

Patrick Stefanini fait par ailleurs observer que, depuis cette période, l’immigration familiale a connu un important infléchissement. Dans sa définition originelle, qui s’appliquait aux ressortissants étrangers résidant en France ; le « regroupement familial » ne représente plus aujourd’hui que 30 % de l’immigration familiale. Le relais a été pris par la situation nouvelle que représente la possibilité pour un Français, lui-même issu de l’immigration, de faire venir en France un conjoint né et résidant à l’étranger, le mariage étant le plus souvent célébré à l’étranger, principalement au Maghreb. Pour ces conjoints de Français, confirme Didier Leschi, la France permet le regroupement familial sans délai, sans conditions de ressources ou de logement, sans réclamer un niveau préalable de connaissance du français. Le législateur n’a ainsi quasiment aucun pouvoir de contrôle sur cette nouvelle forme d’immigration, qui traduit un phénomène d’endogamie dans la population française d’origine immigrée, le droit au mariage d’un ressortissant français étant protégé par la Constitution. Le seul moyen d’action disponible serait une plus grande sélectivité dans l’accès à la nationalité française.

Une dernière composante de l’immigration est la demande d’asile qui, depuis une quinzaine d’années, croît en France de façon spectaculaire. Le droit d’asile a cessé depuis longtemps de se limiter, comme le voulait la Constitution de 1793, « aux étrangers bannis de leur pays pour la cause de la liberté ». Depuis la Convention de Genève du 28 juillet 1951, il s’applique à toute personne persécutée « du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». On a peine à croire que la demande d’asile a longtemps été en France un phénomène marginal (1 620 demandes en 1973), prenant ensuite un caractère souvent cyclique. Depuis 2008, la hausse est continue. Un pic a été enregistré dans tous les pays de l’Union européenne en 2015 et 2016 du fait de la guerre civile en Syrie et des succès de Daech. Mais, à la différence des autres pays européens, qui ont connu ensuite un net fléchissement du nombre des demandes, la France a vu la demande d’asile continuer et augmenter. À la fin de 2019, elle est même devenue le premier pays d’accueil des demandeurs d’asile en Europe. Les chiffres avancés par Patrick Stefanini sont impressionnants. De 2000 à 2019, le nombre de premières demandes d’asile (hors mineurs accompagnants) est passé de 38 747 à 101 841, soit une augmentation de 162 %. Dans le même temps, le taux d’admission au statut de réfugié est passé de 17,1 % à 35,9 %, soit plus d’un doublement. En vingt ans, le nombre de personnes admises au statut de réfugié est ainsi passé de 5 200 à 36 200, soit 7 fois plus. Comme l’immigration familiale, la demande d’asile échappe à tout contrôle. Elle est favorisée par une attitude des institutions françaises plus bienveillante que celle d’autres pays européens, tant pour l’admission au statut de réfugié que pour le montant des prestations accordées. Didier Leschi ne le conteste pas, qui souligne que la France est le seul pays à avoir inscrit l’hébergement inconditionnel des demandeurs d’asile comme un droit imprescriptible. Nous accueillons souvent ceux dont la démarche a été rejetée dans d’autres pays européens. Si une baisse des demandes est enregistrée en 2020 du fait de la crise sanitaire, elle ne sera sans doute que temporaire. Or trop de demandeurs d’asile utilisent, en le détournant de son objet, un statut de protection qui ne leur était pas destiné.

Face aux mouvements ainsi analysés, les capacités d’accueil de la France ont d’incontestables limites, tant en matière d’hébergement et de logement que d’école ou d’emploi. Circonstance aggravante : une partie importante de cette immigration est concentrée dans des villes-ghettos, logiquement génératrices de difficultés sociales. Ainsi en Seine Saint-Denis, 70 % de la population est composée d’immigrés et de descendants d’immigrés. L’effort du gouvernement pour favoriser l’intégration des immigrés s’en trouve compliqué, alors qu’une majorité de ceux qui ne sont pas originaires de l’Union européenne sont, plus que les autres, touchés par le chômage. Le souhaiterait-on que l’on ne parviendrait pas à organiser la dispersion géographique des nouveaux arrivants.

Mieux maîtriser l’immigration

Mieux maîtriser l’immigration implique d’agir sur un grand nombre de leviers. Patrick Stefanini met l’accent, pour sa part, sur un certain nombre de difficultés spécifiques qui rendent encore plus difficile la tâche des gouvernants.

Une première difficulté, dont les Français n’ont nullement conscience, résulte des accords bilatéraux particuliers signés par la France avec chacun des trois pays du Maghreb au moment de la décolonisation. Afin de protéger la situation juridique des ressortissants français qui continueraient à y vivre, un régime particulier avait été consenti en faveur des ressortissants de ces pays immigrés en France, régime plus favorable que le droit commun applicable aux étrangers. On a pu constater dès 1962 que cet espoir était vain. Comme les stipulations de ces accords n’ont pas changé, tout durcissement des conditions de séjour en France des ressortissants étrangers ne s’applique pas aux ressortissants des pays du Maghreb, qui représentent pourtant plus d’un tiers des étrangers qui s’installent chaque année en France. Il serait logique de mettre fin à ces accords dérogatoires conclus il y a cinquante ans et qui n’ont plus de raison d’être. Nul gouvernement ne l’a fait jusqu’ici, dans le souci de ne pas compromettre nos intérêts politiques et économiques dans les pays du Maghreb.

Un second domaine, qui peut paraître ponctuel, mais qui influe à coup sûr sur le nombre d’immigrés clandestins, est l’accès des étrangers aux soins. Créée en 1999 par le gouvernement de Lionel Jospin, l’aide médicale d’État permet l’accès gratuit des clandestins justifiant d’une présence en France de plus de trois mois à un panier de soins. On comprend le souci qui a motivé la création de l’aide médicale d’État : prévenir dans cette population le risque pandémique dont l’expérience actuelle illustre la réalité. Toutefois, on observe que le nombre de ces bénéficiaires, et donc le coût du système, a spectaculairement augmenté : 75 000 bénéficiaires en 1999, 320 000 pour un coût de 904 millions d’euros en 2018 et sans doute un milliard d’euros en 2020. Selon un rapport récent (2019) de l’Inspection des finances et de l’Inspection des affaires sociales, ce système, présenté comme l’un des plus généreux d’Europe, se caractérise par une surreprésentation des cancers (chimiothérapie), des maladies du sang, de l’insuffisance rénale chronique (hémodialyse) et des accouchements. Une situation qui s’explique sans doute par l’entrée d’étrangers, sous couvert d’un visa de court séjour, suivi de leur maintien en France en situation irrégulière, l’obtention de cette aide médicale d’État étant le véritable objet de leur venue en France. Didier Leschi, de son côté, reconnaît sans peine que la couverture de cette aide médicale d’État « donne accès à un panier de soins quasi équivalent à celui des résidents ». Aucun pays européen ne prévoit un tel accès.

À quoi s’ajoute, selon Patrick Stefanini, la question des fausses cartes vitales, dont l’estimation varie entre 600 000 et 2 500 000, où la part des étrangers est importante, ainsi que la procédure spécifique instituée par une loi Chevènement de 1998, de titres de séjour aux étrangers malades (environ 5000 par an dont près d’un millier venant d’Algérie). Didier Leschi confirme que la France est, avec la Belgique, « l’unique pays au monde délivrant des titres de long séjour pour soins à tous ceux qui font valoir qu’ils ne peuvent accéder effectivement à un soin dans leur pays, même si le médicament existe ». Il est évident qu’il faudrait à tout le moins réduire le champ de l’aide médicale d’État aux urgences et aux maladies contagieuses. Ce faisant, on alignerait simplement la France sur les autres pays européens.

Un troisième domaine cité par Patrick Stefanini est le contentieux de l’éloignement des étrangers en situation irrégulière, qui est un véritable « parcours du combattant ». Outre la mauvaise volonté – compréhensible – des intéressés, relayés par un système associatif militant, il y a l’insuffisance du nombre de places en rétention, les réticences des pays d’origine à accepter le retour forcé de leurs ressortissants et à délivrer les laissez-passer consulaires nécessaires, ainsi que les complexités des recours contentieux dont font l’objet les mesures d’éloignement. Il n’est donc pas surprenant que le taux d’exécution de ces mesures soit le plus faible en France par comparaison avec d’autres pays européens. Nous avons reconduit de manière forcée 24 000 étrangers en 2019. Dans ce domaine aussi, confirme Didier Leschi, la France est moins rigoureuse que ses voisins. Depuis 2012, le séjour irrégulier n’est plus un délit et l’aide à ce séjour n’est plus punissable. La rétention préparatoire au renvoi du migrant clandestin, qui peut être de longue durée dans de nombreux pays, ne peut dépasser 90 jours en France. Dans les faits, précise Didier Leschi, elle dépasse rarement 20 jours, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention. Sans compter que les mineurs ne peuvent être expulsés, ce qui fait qu’il en arrive de plus en plus, vrais ou faux mineurs.

Les conditions d’accès à la nationalité

Une autre question délicate analysée par Patrick Stefanini, et qui, on l’a vu, n’est pas sans lien avec les nouvelles formes de regroupement familial, concerne les conditions d’acquisition de la nationalité française. Depuis des décennies, entre 100 000 et 150 000 étrangers acquièrent chaque année la nationalité française. Leur nombre avait fortement augmenté entre 1998 et 2004 avant de se stabiliser. En 2019, 120 000 acquisitions de nationalité française ont été enregistrées. Ces acquisitions résultent de trois procédures distinctes : décrets de naturalisation (50 000 à 60 000), déclarations après quatre années de mariage avec une personne de nationalité française (25 000), déclarations anticipées d’enfants nés en France de parents étrangers (35 000). Notre régime de naturalisations est regardé comme plus ouvert que celui d’autres pays de l’Union européenne. La durée dite de stage est de cinq ans, mais ceux qui obtiennent le statut de réfugiés peuvent demander sans délai la nationalité française. Depuis 1973, l’acquisition de la nationalité française n’est plus subordonnée à la renonciation à une nationalité étrangère. Selon Didier Leschi, 37 % de nos immigrés sont français, soit 2,5 millions sur 6,7. Pour certains sociologues, un accès encore plus aisé à la nationalité française favoriserait l’intégration. C’est le contraire qui est vrai. Il est en effet essentiel de faire de l’assimilation à la communauté française une condition majeure de l’acquisition de la nationalité française, ce qui est loin d’être le cas.

Plus généralement, il faudrait aborder, au nombre des difficultés rencontrées, la question délicate des jurisprudences des cours suprêmes nationales et des deux cours européennes. Ainsi que l’a éloquemment montré le constitutionnaliste Jean-Éric Schoettl, ces jurisprudences limitent considérablement les marges de manœuvre des pouvoirs publics, notamment en matière de regroupement familial et de droit d’asile. La jurisprudence GISTI du Conseil d’État, mentionnée plus haut, sur le regroupement familial a été renforcée ultérieurement par une décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 qui, se fondant sur le Préambule de la Constitution de 1946, confère au regroupement familial une protection de nature constitutionnelle, en jugeant que « les étrangers dont la résidence en France est stable et régulière ont, comme les nationaux, le droit à mener une vie familiale normale ». Plus encore, une jurisprudence abondante de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a consacré le droit au regroupement familial, en donnant à la Convention européenne une portée que n’avaient certainement pas envisagée ses auteurs. Une directive du Conseil de l’Union européenne du 22 septembre 2003 met en œuvre ce droit en stricte conformité avec cette jurisprudence. Les États ne peuvent s’opposer qu’au cas par cas au regroupement familial pour des motifs d’ordre public. Même les conditions de ressources exigées ne doivent pas être fixées au-dessus de ce qui est accepté pour les familles modestes nationales équivalentes. On ne peut même pas prendre en compte la capacité d’assimilation des intéressés ou le risque qu’ils pourraient représenter dans la lutte contre le terrorisme. Cette rigidité de la législation européenne, telle que le Conseil a cru pouvoir la déduire de la jurisprudence de la CEDH, est confondante. Ainsi, une des composantes majeures de la politique migratoire des États se trouve étroitement déterminée par l’appréciation des juges de la CEDH. Il en est de même pour l’accueil des demandeurs d’asile, où la jurisprudence de la CEDH condamne la reconduite d’une embarcation interceptée en mer à son pays de provenance ou rend impossible la création de hot spots, assimilés à un placement en rétention. Nul ne conteste que dans une démocratie équilibrée les juges jouent un rôle irremplaçable de garde-fous contre certains excès. Faut-il pour autant qu’ils se substituent aux autorités élues pour régler dans les moindres détails un domaine qu’une majorité de citoyens estiment vital pour l’équilibre de leur société ?

Propositions

Tout en étant sensible aux raisons philosophiques ou humanitaires qui motivent le devoir d’hospitalité auquel nous sommes souvent invités, Patrick Stefanini est obligé de constater que la poussée migratoire actuelle « est celle qui a eu les conséquences les plus graves pour la cohésion nationale ». Parce qu’elle est survenue dans un pays qui, depuis cinquante ans, n’a jamais renoué avec la croissance et le plein emploi. Parce que les ratés dans l’intégration des immigrés « en ont fait des assistés » et ont conduit au développement du communautarisme, au repli identitaire et à une influence croissante de l’islam radical, notamment pour les plus jeunes des descendants d’immigrés. Parce qu’un pays confronté chaque année à un flux permanent d’immigration échoue à bien intégrer les anciennes générations d’immigrés. Il plaide dès lors pour un « aggiornamento de notre politique migratoire », dont il a le mérite d’esquisser les principales composantes. On renverra le lecteur à l’ouvrage lui-même, où chaque proposition est argumentée avec méthode. Il n’est pas inutile, pourtant, d’en esquisser ici les quatre principes.

Renforcer, en premier lieu, le contrôle aux frontières de l’Union européenne, ce qui implique l’interconnexion des fichiers de police des États membres et l’utilisation des techniques d’identification biométriques, mais aussi plus de solidarité entre les États parties aux accords de Schengen. S’agissant plus particulièrement du droit d’asile, il faut tendre, selon Patrick Stefanini, à ce qu’une majorité d’étrangers souhaitant obtenir l’asile en France en fasse la demande avant leur arrivée sur notre territoire soit dans nos consulats, soit à la frontière. Une plus grande uniformisation des standards européens en matière d’asile est en outre estimée souhaitable, encore que peu vraisemblable. Il faudra en revanche renoncer à mettre en place une répartition autoritaire des demandeurs d’asile entre pays européens, qui n’est pas acceptée.

Le second principe est la limitation du nombre de titres de séjour délivrés chaque année. À cette fin, il faudra réviser les accords bilatéraux qui, depuis les années 1960, lient la France aux principaux pays d’origine de l’immigration. Le nombre des régularisations décidé chaque année, de l’ordre de 15 à 20 % du nombre total des admissions au séjour, devra être fortement réduit, à environ 5 %. Un système de quotas, plus délicat à mettre en œuvre, devrait encadrer l’immigration familiale. Didier Leschi reconnaît lui-même que « nous ne contingentons pas annuellement le nombre de regroupements familiaux possibles, comme le font d’autres pays européens. » Un tel changement impliquera sans doute une modification constitutionnelle ainsi qu’un aménagement de la Convention européenne des droits de l’homme. On mesure la difficulté de l’entreprise.

Réorienter notre politique d’aide au développement est un troisième volet, incontournable tant les phénomènes migratoires trouvent leur origine dans le sous-développement. Cette réorientation devra principalement se faire en direction de l’Afrique. Selon la plupart des démographes, l’Afrique (300 millions d’habitants au début des années 60, 1,3 milliard aujourd’hui) devrait dépasser les 4 milliards à la fin du siècle. Sans un considérable développement, l’Afrique ne pourra offrir à sa jeunesse les conditions de son avenir, notamment en matière d’éducation et d’emploi. De même en Afrique du Nord, « une jeunesse sans emploi est l’avant-garde des migrations », selon la juste expression de Didier Leschi. On comprend sans peine que ces perspectives suscitent des inquiétudes chez ceux, en Europe et plus particulièrement en France, qui ne peuvent faire abstraction de ce qui se passe dans notre environnement proche, en Afrique et en Méditerranée. Il faudra notamment orienter notre aide au développement vers des actions de rénovation agricole, de formation professionnelle et de modernisation sanitaire. Cela ne suffira sans doute pas, mais on ne pourra faire l’économie de cette réorientation.

Patrick Stefanini préconise enfin une politique d’intégration beaucoup plus volontariste. Ce n’est pas le volet le plus simple de ses propositions. Se refusant aux formules faciles, il invite à la fermeté :

Il ne s’agit pas de se laisser endormir par la berceuse du vivre-ensemble ni séduire par les fausses promesses de la discrimination positive […], il faut faire respecter la France en imposant nos lois.

Mais il veut aussi « la faire aimer » par des mesures favorisant l’intégration des arrivants, en promouvant l’apprentissage du français, l’éducation et la formation des jeunes, mais aussi, ce qui est plus difficile, une répartition géographique plus équilibrée des étrangers admis sur notre territoire. Patrick Stefanini et Didier Leschi se rejoignent sur les difficultés connues du processus d’intégration, lequel, reconnaît Didier Leschi, « ne peut être le même pour un Tchétchène musulman que pour un Polonais catholique ». Parmi les facteurs qui font obstacle à cette intégration, il mentionne à ce propos la télévision satellitaire, qui « entretient l’écart avec nos sociétés », mais aussi l’islam intégriste, diffusé par mille canaux, et notamment « l’imam Internet » qui constitue le principal vecteur de l’opposition aux valeurs culturelles de l’Europe.

Face aux propositions argumentées présentées par Patrick Stefanini, on ne peut qu’être impressionné par la rigueur et la cohérence de l’argumentation, ainsi que par l’honnêteté du discours, qui ne dissimule ni les interrogations, ni même les doutes. Écrit dans une perspective différente, l’opuscule de Didier Leschi ne prétend pas suggérer des changements substantiels à la politique qu’il est chargé précisément de mettre en œuvre. Soucieux de prouver que « ce n’est pas renoncer à ses idéaux que de prendre en compte ce qui est possible et ce qui ne l’est pas », il s’attache à démontrer que l’action des pouvoirs publics se situe dans une ligne cohérente avec celle recommandée par le pape François : « accueillir, héberger, protéger et promouvoir ». Il rappelle ainsi que la France est devenue un des premiers pays de l’asile, qu’elle est moins sévère que d’autres dans l’examen de la situation des demandeurs, qu’elle accorde de façon très libérale la gratuité des soins médicaux, qu’elle est plus ouverte que d’autres à l’immigration familiale et à l’attribution de la nationalité française, qu’elle confère même des droits aux clandestins. À ceux qui lui demandent d’en faire davantage, il est pourtant obligé de reconnaître « qu’une hospitalité pour tous est une hospitalité pour personne ».

L’éthique de la responsabilité

Car tel est bien l’objet du débat. Voilà deux ouvrages qui, à partir d’un diagnostic souvent convergent, dégagent une tonalité fort différente. D’un côté, un haut fonctionnaire en charge de l’immigration et de l’intégration s’adresse aux partisans d’une générosité accrue, à qui il fait valoir que la politique suivie est incontestablement libérale. De l’autre côté, un autre haut fonctionnaire, aujourd’hui libéré des responsabilités de l’action, a pris le temps de la réflexion et entend répondre à l’inquiétude, sans doute majoritaire dans notre pays, de ceux qui redoutent les conséquences graves d’une immigration non maîtrisée. Tous deux connaissent les choix difficiles auxquels sont confrontés les responsables politiques. Le message d’universalisme exprimé par le pape François, qui s’inspire du message biblique et renvoie à notre commune humanité, est éminemment respectable. Puisant, pour sa part, son inspiration dans une autre tradition, celle de la Grèce antique, il est vrai idéalisée, le philosophe Jacques Derrida invitait lui aussi notre pays à une hospitalité sans limites lors de la crise des sans-papiers. Pourtant, dans cette matière particulièrement sensible, les contraintes de l’action invitent à une éthique de la responsabilité plutôt qu’à une éthique de la conviction. Même si les migrations sont une constante de l’histoire humaine, il n’a jamais existé de droit absolu à s’installer dans un pays qui n’est pas le sien. Dans la période difficile que traverse notre pays depuis plusieurs décennies, un gouvernement ne peut s’abstraire d’une situation où une immigration mal contrôlée est en passe de bouleverser en profondeur les équilibres socioculturels de notre pays. Il y a là matière à un vrai débat qui, refusant à la fois l’angélisme et le populisme, contribue à éclairer une action qui exigera assurément cohérence et courage.

Raphaël Hadas-Lebel

Président de section (honoraire) au Conseil d’État, a été conseiller pour les affaires sociales de plusieurs Premiers ministres (Pierre Messmer, Jacques Chirac et Raymond Barre). Il a exercé des fonctions dirigeantes dans diverses entreprises publiques (Elf Aquitaine et France 2) et a notamment présidé le Conseil d’orientation des retraites. Il a par ailleurs enseigné le droit constitutionnel à Science Po Paris. Parmi ses ouvrages, Les Institutions politiques françaises (avec Bernard Tricot, FNSP Dalloz) ; Les Cent un mots de la démocratie française (Odile Jacob) ; Quel avenir pour la cinquième République ? (Odile Jacob).

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Les conséquences de l’immigration

par Michèle Tribalat

Commentaire, nº 159, automne 2017

À propos de George J. Borjas, We Wanted Workers. Unraveling the Immigration Narrative, New York, W. W. Norton &  Company, 2016

George Borjas est un économiste américain dont l’intérêt pour le phénomène migratoire remonte aux années 1980, lorsque l’immigration n’était pas encore le sujet contentieux qu’il est devenu. D’origine cubaine, il a lui-même expérimenté l’immigration lorsque, en 1962, alors âgé de 12 ans, il quitta son île en compagnie de sa mère. Transféré en 1961, juste après le débarquement raté de la baie des Cochons, d’une école catholique vers une « école révolutionnaire », il apprit ce qu’idéologie veut dire. Cet enseignement lui inspira une aversion définitive pour les arguments idéologiques et une méfiance pour l’opinion des experts.

Pour lui, un résultat ne peut être évalué en fonction de la satisfaction idéologique qu’il procure mais de la manière dont il a été établi. Comment sont fabriqués les résultats auxquels aboutissent les études qui se sont multipliées sur le rôle économique de l’immigration ? C’est cet intérêt pour la méthode qui explique qu’il a consacré tant de temps aux travaux de ceux dont les résultats lui paraissaient problématiques. C’est d’autant plus méritant que, comme il l’explique, « disséquer une étude publiée pour isoler précisément les hypothèses conceptuelles et les manipulations statistiques qui peuvent expliquer telle affirmation demande beaucoup de temps et d’efforts et jouer au détective apporte peu de reconnaissance professionnelle ».

La lecture du livre de Paul Collier, Exodus1, et les efforts de persuasion de son éditeur ont arraché George Borjas à ses chères études méthodologiques pour la rédaction d’un livre grand public faisant le point sur les résultats des recherches sur le rôle économique de l’immigration et la manière de les obtenir. Comme Paul Collier, George Borjas a soupçonné un grand nombre de recherches d’obéir à des « motivations idéologiques », « d’être censurées ou filtrées pour maquiller les résultats de manière à exagérer les bénéfices et à minimiser les coûts de l’immigration ». C’est à cela qu’il s’attaque dans son livre, sans autre guide que la curiosité pour le réel.

Le titre de son ouvrage ne doit rien au hasard. Les immigrants qui viennent travailler aux États-Unis, comme en Europe, sont des hommes chargés de bagages, comme le sont tous les êtres humains : « We wanted workers, but we got people instead. »

Ses premières interrogations méthodologiques lui sont venues à propos d’une étude de Barry Chiswick publiée en 1978 sur l’assimilation économique des immigrants, au fil du temps, à partir de l’évolution relative des salaires des hommes immigrés en fonction de l’année d’entrée mesurée lors du recensement de 1970. George Borjas a l’intuition que cette mesure transversale, une année donnée, ne permet pas de comparer le destin de différentes vagues migratoires, lesquelles peuvent être dotées de capacités très différentes, chaque vague migratoire étant présente avec une ancienneté variable. Un démographe dirait qu’il verbalise les vertus d’une analyse longitudinale qui vise à examiner différentes cohortes d’années d’entrée au fil du temps. Toute analyse transversale néglige le rôle de la législation américaine de 1965 qui changea le nombre et la composition des immigrants, le poids des entrées illégales, avec des retentissements prévisibles sur leur destin économique et social. George Borjas entreprit donc, grâce à un financement de la Fondation Rockefeller, d’étudier la question. Il souhaitait remonter jusque dans les années 1900, ce qu’un dirigeant de la Fondation lui déconseilla : « Why would you want to open that can of worms ? » Pour George Borjas, c’est la première rencontre avec une attitude appelée à se répéter selon laquelle « il est bien mieux que certaines questions restent sans réponse ». L’examen longitudinal de diverses cohortes d’entrées depuis les années 1950 confirma l’intuition de George Borjas : au fil du temps, à durée de séjour égale, l’écart relatif des salaires des immigrants par rapport aux natifs s’est accru au fil des cohortes et sa résorption a été très fortement ralentie dans les cohortes les plus récentes, reflétant la moindre qualification des nouveaux arrivants. Ces derniers rejoignent en cela les migrants arrivés en masse au tournant du xxe siècle. Ce caractère massif et la répartition des migrants sur le territoire semblent influencer l’amélioration des performances. Les concentrations ethniques rendent moins utile l’acquisition de nouvelles qualifications, comme celle de la langue, lorsqu’elles ne sont pas indispensables dans la vie de tous les jours. Si l’origine rend assez bien compte des rythmes d’assimilation économique différents selon les vagues migratoires, cela tient d’abord aux qualifications que les migrants possèdent à leur arrivée et à l’environnement dans lequel ils s’installent. Les premiers pas des immigrants dans le pays déterminent ceux de leurs enfants.

Cependant, ce qui distingue les immigrants arrivés avant 1920 des dernières vagues migratoires aux États-Unis, c’est la société d’accueil. Les premiers ont été encouragés par les bouleversements qui ont accompagné les deux guerres mondiales à s’assimiler. Le climat idéologique qui a alors prévalu et prévalait encore pour une grande partie du xxe siècle et qui promouvait l’assimilation a disparu. C’est fini et « une directive récente de l’Université de Californie […] montre le chemin parcouru ». Elle recommande d’éviter ce qu’elle dénomme des micro-agressions comme, par exemple, évoquer le melting-pot américain, lequel renvoie une injonction à « s’assimiler à la culture dominante ». Ce sont les études à venir qui nous diront comment ce retournement idéologique a joué sur les parcours de migrants d’aujourd’hui.

George Borjas remet en cause la devise, qui semble gravée dans le marbre, selon laquelle les migrants occupent des emplois dont les natifs ne veulent pas et ont, en conséquence, peu d’impact sur les opportunités d’emploi des natifs : « Les immigrants occupent des emplois dont les natifs ne veulent pas au salaire où ils sont payés. » Les entreprises ont tendance à moins rémunérer le travail lorsque celui-ci est abondant.

George Borjas utilise la parabole de l’hélicoptère pour expliquer à ses lecteurs les effets économiques d’un choc migratoire et la distinction autour de laquelle s’empoignent la plupart des économistes sur le sujet : les immigrants sont-ils complémentaires ou substituables aux natifs ? Dans la nuit, un très gros hélicoptère dépose, un peu au hasard, très rapidement, des migrants en parachute. La ville comptait, à la nuit tombée, 1 million de travailleurs ; au réveil elle en compte 100 000 de plus. Supposons que ces migrants sont tous employés dans des entreprises fabriquant le même type de produits. Quels seront les ajustements immédiats ? Si les migrants ont les mêmes qualifications, leur apparition soudaine fera sans doute augmenter la production mais plus sûrement réduira les salaires des natifs. Si les migrants ont d’autres qualifications et s’emploient, par exemple, à tondre la pelouse des natifs, cela donnera du temps aux natifs qui sera mis au profit de la productivité et par conséquent des employeurs qui consentiront alors à mieux payer leurs employés. En réalité, les choses sont moins tranchées et, malgré une grande disparité de résultats, beaucoup d’études économétriques concluent qu’après le passage de l’hélicoptère, les salaires diminuent, mais très peu.

Ces études économétriques nécessitent toutefois une situation contrefactuelle, une sorte de placébo, et les résultats tiennent beaucoup au placébo choisi. Celui-ci a longtemps été cherché dans d’autres villes n’ayant pas reçu les flux de migrants. David Card l’avait fait à propos de l’arrivée des Marielitos à Miami en 19802. Il en avait conclu que cette arrivée massive de travailleurs peu qualifiés avait été sans effet sur les salaires. Cette étude a joué un rôle important dans la dissémination du message : « l’immigration est bonne pour tout le monde ».

George Borjas a remis en cause ce type d’analyse, car les travailleurs peuvent se déplacer ; le placébo géographique n’est donc pas satisfaisant. Comme il est plus difficile de changer rapidement de qualification et d’âge pour échapper à la compétition, il a déplacé son interrogation pour voir si l’évolution des salaires des employés de différents niveaux d’éducation et groupes d’âges est liée à celle de l’immigration dans ces différents segments d’actifs. En répliquant l’étude de David Card, George Borjas s’aperçut que les deux tiers des migrants cubains arrivés à Miami n’avaient pas terminé leurs études secondaires, grossissant ainsi de 18 % le nombre de ceux qui étaient déjà dans cette situation à Miami. Si l’on regardait l’évolution des salaires de cette seule catégorie de salariés, même en utilisant le placébo de David Card, la baisse de leur salaire au cours des quelques années qui suivent était indiscutable. Cette étude de George Borjas n’a guère eu l’écho de celle de David Card dans la sphère des décideurs. En 2014, le conte de fées des Marielitos débarquant à Miami était toujours utilisé par l’équipe d’Obama pour justifier l’amnistie de millions de travailleurs en situation illégale.

La méthode et les hypothèses de modélisation déterminent les résultats. Ainsi, l’effet sur les salaires à long terme tendant vers zéro n’est pas un résultat mais se trouve inscrit dans les modèles simulant l’économie, ce qui revient à admettre que les natifs ne tirent aucun bénéfice de l’immigration. Mais il s’agit là du salaire moyen, lequel égalise les pertes et les gains. Face à une immigration peu qualifiée, les plus touchés négativement sont ceux qui ont le bagage éducatif le plus léger, comprenant un nombre important de Noirs et d’Hispaniques.

Pour George Borjas, toutes les modélisations aboutissant à un faible effet sur les salaires reposent sur deux hypothèses contrintuitives et fausses : 1) les immigrants sont complémentaires des natifs de même niveau de qualification ; 2) ceux qui ne finissent pas leurs études secondaires et ceux qui en sortent diplômés sont identiques.

Il ne fait guère de doute pour George Borjas que les économistes qui ont multiplié ce type d’hypothèses s’engagent à promouvoir l’immigration comme un bien en soi. Pour les non-spécialistes, la presse tout particulièrement, qui ne peuvent examiner l’intérieur de la boîte noire, l’adhésion et la propagation seront d’autant plus aisées qu’ils ont envie d’y croire.

L’intérêt se fixe souvent abusivement sur les effets moyens, sans curiosité pour les effets redistributifs. Si le calcul exhaustif du bénéfice économique combiné de l’immigration sur les salaires, les prix et les profits n’a jamais pu être mis en équation, sa mesure se résume souvent à une évaluation du bénéfice en termes de PIB. Que deviennent la taille et la répartition du gâteau économique, après le passage de l’hélicoptère ? Le faible surplus auquel aboutit cette évaluation en 2015 aux États-Unis – 50 milliards de dollars, soit 0,3 % du PIB – cache en fait une vaste redistribution de richesse. « Si l’on veut exhiber ce gain modeste dans les débats politiques, on doit aussi faire étalage des implications, moins prisées. » L’immigration est responsable d’une gigantesque redistribution de richesse des natifs salariés vers les natifs qui emploient ces immigrants.

On vante souvent les effets induits, les retombées bénéfiques des migrants très qualifiés dans leur environnement et sur les personnes avec lesquelles ils travaillent. Mais là aussi, hors cas exceptionnels, les lois de l’offre et de la demande jouent. George Borjas l’a montré dans son étude sur l’impact de l’arrivée, après la chute du Mur, aux États-Unis de nombreux mathématiciens russes travaillant sur certains champs très spécialisés.

L’évaluation de l’effet de l’immigration sur les finances publiques une année donnée vaut, là encore, ce que valent la méthode, les données et les hypothèses. Tout dépend si l’on raisonne sur les ménages ou sur les personnes : une femme immigrée ayant trois enfants à charge nés aux États-Unis sera comptée avec ses trois enfants dans le premier cas, mais sera comptée seule dans le second, ses enfants figurant alors au bilan des natifs. Le recours aux trois principaux programmes – medicaid, food stamps et cash benefits –, aussi fréquent chez les immigrants que chez les natifs, lorsqu’on prend en compte les individus, devient supérieur et croissant chez les immigrants lorsqu’on raisonne sur les ménages. Les résultats d’un calcul dans l’année diffèrent aussi selon que l’on s’appuie sur les Current Population Surveys (CPS) ou sur les Surveys of Income and Program Participation (SIPP) plus difficiles à manier mais plus appropriées. Pour George Borjas, cela va de soi, il vaut mieux travailler sur des données adéquates et il semble de peu d’intérêt et trompeur de raisonner sur les individus.

Une étude française conduite pour évaluer l’impact de l’immigration sur les comptes sociaux, portant sur les individus et non sur les ménages, avait, dans un premier temps, conduit à évaluer une contribution bénéfique aux finances publiques en 2005 de 12 milliards3. Ce chiffre avait été repris en boucle par la presse tellement contente d’annoncer la bonne nouvelle. Courrier international du 27 avril 2012 titrait sur « les très bons comptes de l’immigration » et se réjouissait de l’apport d’une « grosse douzaine de milliards ». Les politiques s’en étaient emparés aussi pour la campagne présidentielle de 2012, notamment Nathalie Kosciusko-Morizet, la porte-parole de Nicolas Sarkozy4. Une rectification des calculs avait conduit à un chiffre plus modeste – 3,9 millions – qui avait eu moins de succès dans la presse5.

Le problème avec les estimations de la contribution aux finances publiques d’une année donnée provient du fait que le calcul dépend aussi des caractéristiques de l’année en question et ne prend pas en compte les évolutions dans la durée. La National Academy of Sciences a estimé, en 1997, les effets de long terme (jusqu’à 300 ans) de l’immigration sur les finances publiques. C’est une opération compliquée faisant intervenir des hypothèses fragiles sur très longue période, notamment à propos des ressources et des dépenses de l’État, de la marche de l’économie, sans parler de la démographie. Après 300 ans, un immigrant rapporterait 80 000 dollars. Cette étude avait fait grand bruit dans la presse à sa sortie et avait retrouvé une nouvelle jeunesse lorsque, en 2007, l’Administration Bush cherchait à faire voter une loi sur l’amnistie des immigrants en situation irrégulière. Comme à son habitude, George Borjas examina l’intérieur de la boîte noire : « the details are not pretty ». Point n’est besoin d’être expert pour juger qu’un horizon à 300 ans est absurde et que la décision de maintenir constant au niveau de 2016 le poids de la dette dans le PIB pendant 280 ans est tout sauf raisonnable. En 2015, le Congressional Budget Office a refait l’exercice à un horizon moins lointain (75 ans), selon que le coût des services publics s’accroît ou non à proportion du coût de ces services pour un natif. Selon le cas, un immigrant apporterait un gain de 58 000 dollars ou une perte de 119 000 dollars ! Pour George Borjas, l’ampleur de la fourchette en dit long sur notre ignorance et sur la faible portée informative de ce type d’exercice.

Si ces exercices de modélisation économique ne sont pas vains, encore faut-il faire la lumière sur les méthodes et les hypothèses. C’est rarement le cas, car la scientificité apparente impressionne et intimide. Le peu d’effets négatifs de l’immigration sur l’homme moyen est une fiction. Comme toute politique, la politique migratoire n’est pas bonne pour tout le monde. « Malgré les vœux pieux et le discours dominant, l’immigration produit des gagnants et des perdants. […] Au final, le choix d’une politique migratoire est déterminé par la réponse à la question : où vont vos sympathies ? Les modèles mathématiques et les manipulations statistiques peuvent ajouter un vernis scientifique aux propositions politiques, mais le choix politique est principalement déterminé par la croyance qu’un groupe doit en bénéficier au détriment d’un autre groupe. » Ne pas le reconnaître évite d’envisager une protection et une compensation pour les perdants.

Par ailleurs, les modélisations économiques ne s’intéressent pas au modèle social avec lequel les migrants arrivent dans la société d’accueil. Si, de plus, comme c’est le cas aujourd’hui, parler d’assimilation est considéré comme une sorte d’agression, le maintien et le développement de modèles sociaux importés et peu performants peuvent remettre en cause le bon fonctionnement et la prospérité des sociétés d’accueil, comme le craignait Paul Collier. George Borjas se demande si l’utopie multiculturelle promue par l’idéologie progressiste et les programmes politiques qui cultivent les divisions ethniques sont bien les options appropriées pour des pays comprenant des populations d’origine étrangère en grand nombre.

Notes et références
  1. Oxford University Press, 2013, 309 p. Voir le compte rendu de Julien Damon, « Comment l’immigration change l’Occident », Commentaire, n° 155, automne 2016, p. 703.
  2. David Card, « The impact of the Mariel Boatlift on the Miami labor market », Industrial and Labor Relations Review, n° 43, 1990.
  3. Hillel Rapoport (dir.), Migrations et Protection sociale : étude sur les liens et les impacts de court et de long terme, rapport pour la Drees-Mire, juillet 2010, 205 p.
  4. Guillaume Launay, « FN : et si Sarkozy relisait le livre de sa porte-parole NKM ? », Libération, 26 avril 2012.
  5. Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, On entend dire que… L’immigration coûte cher à la France, Les Échos Éditions/Éditions Eyrolles, avril 2012, 128 p.

Michèle Tribalat

Démographe et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED). A conçu la première grande enquête aléatoire auprès des populations immigrées et d’origine étrangère, réalisée en 1992. Est à l’origine de la définition de concepts entrés dans la pratique statistique commune (immigrés/étrangers ; utilisation de la filiation pour l’étude par génération). A estimé, à trois reprises, l’apport démographique de l’immigration et la population d’origine étrangère en France. A étudié, en collaboration avec Bernard Aubry, l’évolution des concentrations ethniques et des voisinages de jeunes d’origine étrangère.

Dernier ouvrage paru : Immigration, idéologie et souci de la vérité (L’Artilleur, 2022).


[1] Antoine Peillon, Résistance !, Seuil, 2016, chapitre III : « L’hydre des Frères musulmans », chapitre IV : « Le piège salafiste ». Une somme sur quatre décennies de montée en puissance de l’islamisme en France, en Europe et dans le reste du monde, et sur l’inaction des responsables politiques face à ce fléau : Gilles Kepel, Prophète en son pays, L’Observatoire, 2023.

[2] INSEE Référence, « Sécurité et société », 9 décembre 2021 : « En 2019, 82 % des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie se sont déclarées françaises et 18 % étrangères, tandis qu’elles représentent respectivement 93 % et 7 % de la population en France. La proportion des personnes étrangères parmi les mis en cause a augmenté depuis 2016 (16 %), le nombre de mis en cause étrangers ayant augmenté plus vite que celui des mis en cause français (respectivement + 15 % et + 1 %). »

[3] Ariane Chemin, « Dans sa ’’Lettre aux professeurs’’, François Héran plaide pour une approche sereine de la liberté d’expression », Le Monde,‎ 9 avril 2021.

[4] Amandine Hirou, « François Héran, le mandarin qui n’aime pas ’’l’esprit Charlie’’ », L’Express,‎ 6 janvier 2022.

[5] Idem.