Par Antoine Peillon
Michel Terestchenko a élucidé, une bonne fois pour toutes, le prétendu mystère de l’action altruiste, en analysant, d’une part, des expériences de soumission à l’autorité, de conformisme de groupe ou de passivité face à des situations de détresse, mais aussi, à l’inverse, en relisant dans le détail les actions considérées comme héroïques de grands altruistes pendant l’Occupation. Le philosophe a ainsi démontré de façon particulièrement rigoureuse que le courage d’agir pour le bien est motivé par le désir de se réaliser par la mise en œuvre de principes acquis : « L’altruisme comme relation bienveillante envers autrui résulte de la présence à soi, de la fidélité à soi, de l’obligation, éprouvée au plus intime de soi, d’accorder ses actes avec ses convictions en même temps qu’avec ses sentiments… »
Un si fragile vernis d’humanité…
La Résistance, cette « société éthique »[1] fut profondément une communauté fraternelle où s’expérimenta, comme jamais, la vertu politique de l’amitié[2]. Ainsi en témoigna Jean-Pierre Vernant, dans son très beau livre Entre mythe et politique, et comme je l’ai entendu nous le dire souvent, lorsque j’étais enfant : « Pendant la guerre, je me suis trouvé proche de gens qui étaient des militants catholiques, ou même qui avaient été membres de l’Action française. Le fait d’avoir pris ensemble, avec passion, des risques très grands m’a conduit à ne plus les voir de la même façon, et moi, je ne suis plus exactement le même depuis. Je n’ai plus porté le même regard sur les chrétiens, ni même sur les nationalistes, à certains égards, dès lors qu’ils sont devenus presque automatiquement mes amis, c’est-à-dire mes proches, de par notre engagement commun dans des choses d’une importance affective considérable. De même, ceux qui étaient communistes et qui ont participé activement à la Résistance à côté de non-communistes ont été profondément modifiés dans leur façon d’être communistes ; ils ont, à mes yeux, cessé de croire qu’il s’agissait soit de conquérir les autres, soit de les éliminer. Ils ont été amenés à penser qu’il devait exister un moyen de s’entendre avec les autres pour créer quelque chose ensemble. Et l’amitié, c’est aussi cela : s’accorder avec quelqu’un qui est différent de soi pour construire quelque chose de commun[3]. »
D’autres paroles de Jean-Pierre Vernant, citées dans un phénoménal recueil de soixante témoignages, La France résistante d’Alain Vincenot, permettent de saisir à quel point l’éthique de la Résistance, cette amitié citoyenne, était un combat pour la vie : « Pétain ne suscitait pas seulement en moi une réaction à ce qu’il y a de plus noir et de plus haïssable, mais symbolisait le crétinisme, la bêtise grotesque. J’étais là et il y avait contre lui toute ma jeunesse, mes copains, les filles que j’ai connues, les chansons, le Front populaire, les vacances, les auberges de jeunesse, toute cette joie de vivre dans l’amitié, dans un monde de liberté, d’espoir[4]. » Cet hymne à la vie trouve un écho dans le prologue du puissant témoignage de Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours, où l’enseignement inlassable de l’Histoire se nourrit du même mouvement, à la fois instinctif et raisonné, que le premier engagement dans la Résistance : « Je voudrais vous raconter l’histoire d’une jeune femme de 92 ans. Bien sûr, entre la gamine qui est entrée dans la Résistance à 17 ans et la personne qui écrit ces lignes, il s’est écoulé une longue vie. Physiquement, je suis une personne différente, presque étrangère au feu follet qui pédalait sur les routes de Bretagne avec des messages planqués dans sa ceinture ou dans ses cours. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en mon for intérieur je suis restée la même, intact. Mes choix, mes engagements, mes révoltes sont identiques. […] Alors, encore et encore, jusqu’à mon dernier souffle, je dois raconter, comme une dernière manière de résister. Et aux jeunes gens à qui je m’adresse, j’ai toujours la même conclusion : la vie est belle[5]. » Pierre Brossolette lui-même ne déclara-t-il pas, le 18 juin 1943 : « Colonels de 30 ans, capitaines de 20 ans, héros de 18 ans, la France combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie[6]. »
Il faut pourtant se garder de confondre ce goût pour la vie, ces réflexes éthiques, avec un quelconque penchant naturel de certains individus. Le travail original de Fabienne Federini, sociologue, sur l’engagement des intellectuels dans la première Résistance, et notamment sur l’engagement dans la lutte armée des philosophes Jean Cavaillès et Jean Gosset, dès 1940, a montré que leurs choix individuels, comme ceux des frères Jacques et Jean-Pierre Vernant, tout jeunes agrégés de philosophie, se sont inscrits dans la continuité d’engagements politiques au cours des années 1930, ont exprimé des cultures familiales et parfois religieuses (le protestantisme chez les Cavaillès) et ont profité de réseaux relationnels tissés bien avant la guerre. La détermination sociale et culturelle de l’entrée en Résistance ne peut être niée, d’où l’importance donnée à l’éducation civique des enfants et des adolescents. En conclusion de son livre, Fabienne Federini affirme : « Cette recherche établie en effet clairement que c’est grâce à l’existence de relations sociales, nouées préalablement à juin 1940, et surtout grâce à leur persistance, qu’ont pu se constituer les premiers “noyaux” de Résistance[7]. »
Et que c’est bien dans des engagements politiques précédents qu’ont germés souvent des réflexes de Résistance immédiate. Ainsi, le 17 juin 1940, lorsque Jean-Pierre Vernant (1914-2007) écoute le discours radiodiffusé du maréchal Pétain dans lequel celui-ci annonce la capitulation de la France, le tout jeune agrégé de philosophie[8], officier en déroute, démobilisé par surprise, mais déjà militant antifasciste chevronné, décide aussitôt qu’il faut continuer le combat : « On ne peut tout accepter. J’ai tout de suite remis à sa place ce vieux maréchal de France, avec son képi et ses yeux bleus, comme représentant de tout ce que je détestais : la xénophobie, l’antisémitisme, la réaction. C’est mon pays, “ma” France, qui dégringole et vole en éclats avec ce type, qui se met au service de l’Allemagne nazie en jouant les patriotes, qui fait sonner des musiques militaires, va chercher la bénédiction de l’Église catholique pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme de vie démocratique[9]. » En février 1942, Vernant a rejoint le réseau Libération-Sud, fondé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Il est nommé responsable départemental de l’Armée secrète dès novembre 1942. En 1944, il est le « colonel Berthier », commandant des Forces françaises de l’intérieur de Haute-Garonne, qui organise la libération de Toulouse (19 août), avec Serge Ravanel[10], chef régional des FFI.
Plus largement encore, il est important de reconnaître la force de l’éducation, de la culture, des convictions et des idées dans la décision ou la résolution de résister. Michel Terestchenko a très certainement élucidé, une bonne fois pour toutes, le prétendu mystère de ce type d’action altruiste, en analysant, d’une part, des expériences de soumission à l’autorité, de conformisme de groupe ou de passivité face à des situations de détresse, mais aussi, à l’inverse, en relisant dans le détail les actions considérées comme héroïques de grands « altruistes » pendant l’Occupation, notamment celles du pasteur André Trocmé et de son épouse Magda, dans la cité-refuge du Chambon-sur-Lignon[11]. Le philosophe a ainsi démontré de façon particulièrement rigoureuse que le courage d’agir pour le bien est motivé par le désir de se réaliser par la mise en œuvre de principes acquis : « Ce qui ressort d’enquêtes menées auprès de gens qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et notamment des travaux de Samuel et Pearl Oliner[12], c’est l’importance cruciale de l’éducation et des convictions éthiques, religieuses ou philosophiques dans la constitution de ce qu’ils ont appelé la “personnalité altruiste”, dont un trait remarquable est qu’elle se distingue par une puissante autonomie personnelle, la capacité à agir en accord avec ses propres principes, indépendamment des valeurs sociales en vigueur et de tout désir de reconnaissance. »
Et Michel Terestchenko d’insister : « À la définition de l’altruisme comme désintéressement sacrificiel qui exige l’oubli, l’abnégation de soi en faveur d’autrui – définition que la tradition morale et religieuse a presque unanimement consacrée –, les résultats des recherches entreprises sur ce sujet nous invitent à substituer celle-ci : l’altruisme comme relation bienveillante envers autrui qui résulte de la présence à soi, de la fidélité à soi, de l’obligation, éprouvée au plus intime de soi, d’accorder ses actes avec ses convictions (philosophiques, éthiques ou religieuses) en même temps qu’avec ses sentiments (d’empathie ou de compassion), parfois même, plus simplement encore, d’agir en accord avec l’image de soi indépendamment de tout regard ou jugement d’autrui, de tout désir social de reconnaissance[13]. »
Résister n’est pas affaire d’héroïsme, mais bien plus de fidélité à soi-même, de « présence à soi », d’obligation vis-à-vis d’un idéal et d’une éthique, souvent reçus en héritage[14]. La Résistance est tradition. Une tradition qui vit dans toutes les dissidences, objections de conscience et désobéissances civiles plus ou moins organisées qui ressurgissent dans l’Histoire chaque fois que la liberté et la dignité sont trop menacées pour que la vie demeure encore vie humaine. Que ce soit « face à l’extrême », sous les régimes nazi et stalinien par exemple, ou en période de montée aux extrêmes comme aujourd’hui, nul ne peut se dérober à la nécessité de « l’action morale » par laquelle « on se conforme à l’idée même d’humanité », et par laquelle on participe même à « son accomplissement ». Ce qui d’ailleurs nous fait « éprouver une joie profonde »[15]…
La même anthropologie de l’action morale, expression de l’altruisme, est développée par Michel Terestchenko dans Un si fragile vernis d’humanité : « Aussi comprend-on mieux les trois aspects clés de l’action altruiste : il est nécessaire que le sujet se soustraie à la léthargie du témoin par le sentiment d’une obligation impérieuse qu’il éprouve comme allant de soi, comme étant “naturelle”, qu’il n’y réponde pas par respect de principes éthiques purement formels et abstraits, et qu’il trouve dans son engagement, aussi périlleux puisse-t-il être, une réelle joie, une plénitude de l’accomplissement de soi dans la mise en œuvre de toutes ses facultés, en sorte que cet engagement n’a rien, strictement rien, de sacrificiel[16]. »
[1] Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance. D’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse, Le Bord de l’eau, 2014.
[2] Voir Giorgio Agamben, L’Amitié, Payot & Rivages, 2007, où la relecture d’Aristote permet d’affirmer que « l’amitié est si étroitement liée à la définition de la philosophie que l’on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible » (p. 7). Lire également les profondes réflexions personnelles de Jean-Pierre Vernant, sous le titre « Tisser l’amitié », dans Entre mythe et politique, Seuil, 1996, p. 17-31.
[3] Jean-Pierre Vernant, ibid., p. 26 et 27, cité dans l’indispensable album et recueil de documents de Guillaume Piketty, Résister. Les archives intimes des combattants de l’ombre, préface de Raymond Aubrac, Textuel, 2011, p. 72, et dans Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, op. cit., p. 374.
[4] Alain Vincenot, La France résistante. Histoires de héros ordinaires, Éditions des Syrtes, 2004, p. 18. Lire aussi Georges Charpak, avec Dominique Saudinos, La Vie à fil tendu, Odile Jacob, 1993 ; Serge Ravanel, L’Esprit de résistance, op. cit. ; Georges-Marc Benamou, C’était un temps déraisonnable. Les premiers résistants racontent, Robert Laffont, 1999 ; Robert Belot, Paroles de résistants, Berg International, 2001 ; Jeanne-Marie Martin, Portraits de résistants. 10 vies de courage, Librio, 2015 ; Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay au Panthéon, introduction de Mona Ozouf, Textuel, 2015.
[5] Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours. Mémoires, Flammarion, 2015, p. 13 et 16.
[6] Pierre Brossolette, Résistance (1927-1943), textes rassemblés et présentés par Guillaume Piketty, Odile Jacob, 1998, nouv. éd., 2015, p. 202.
[7] Fabienne Federini, Écrire ou Combattre. Des intellectuels prennent les armes, La Découverte, 2006, p. 269. À propos des intellectuels résistants, lire Georges Canguilhem, Vie et Mort de Jean Cavaillès, Éditions Allia, 1996 ; Alya Aglan et Jean-Pierre Azéma (dir.), Jean Cavaillès résistant, op. cit. ; Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre, 1903-1944, Éditions du Félin, nouv. éd., 2003 ; Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, op. cit. ; Jorge Semprún, Le Métier d’homme. Husserl, Bloch, Orwell. Morales de résistance, Flammarion, Climats, 2013.
[8] Il entre au CNRS en 1948 et devient l’un des meilleurs spécialistes de la Grèce antique, de sa religion et de ses mythes. De 1975 à 1984, il est professeur au Collège de France. Compagnon de la Libération, grand officier la Légion d’honneur, Grand Croix de l’Ordre national du Mérite et titulaire de nombreuses autres distinctions, il est l’auteur de nombreux livres rassemblés en deux volumes : Œuvres, Religions, Rationalités, Politique, Seuil, 2007.
[9] Musée de la Résistance 1940-1945 en ligne (Fondation de la Résistance).
[10] Serge Ravanel, L’Esprit de Résistance, op. cit.
[11] Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, 2005, nouv. éd., 2007.
[12] Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality. Rescuers of Jews in Nazi Europe, Macmillan, 1988.
[13] Ibid., p. 16 et 17.
[14] En témoigne, de façon exemplaire, Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, texte présenté par Guillaume Piketty, Éditions du Tricorne, 2001.
[15] Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Seuil, 1991, nouv. éd., coll. « Points Essais », 1994, p. 317.
[16] Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, op. cit., p. 264.
Bibliographie de Michel Terestchenko
- Enjeux de philosophie politique moderne : les violences de l’abstraction, PUF, « Politique d’aujourd’hui », 1992
- Les Grands Courants de la philosophie politique, Seuil, « Mémo », 1996
- Amour et désespoir : de François de Sales à Fénelon, Seuil, « Points : essais », 2000
- Philosophie politique. Vol. 1, Individu et société, Hachette éducation, « Les fondamentaux », volume 34, 2006 [1ère éd. 1994]
- Philosophie politique. Vol. 2, Éthique, science et droit, Hachette éducation, « Les fondamentaux », volume 35, 2007 [1ère éd. : 1994]
- Un si fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, « Recherches : Mauss », 2005
- Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, La Découverte, 2008
- L’ère des ténèbres, coll. « La bibliothèque du Mauss », Éditions Le Bord de l’eau, 2015
- Ce bien qui fait mal à l’âme, éd. Don Quichotte, 2018
- Les Scrupules de Machiavel, JC Lattès, 2020
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