En ces temps d’orage menaçant, alors que grondent à nouveau haine de l’étranger, racisme, violence sociale et pré-fascisme, nous publions ce texte impérissable de Romain Rolland, signé par les Français Henri Barbusse, Jean-Richard Bloch, Alphonse de Châteaubriant, Georges Duhamel, Pierre-Jean Jouve, Jules Romains, Léon Werth. Parmi les intellectuels étrangers, se retrouvent Rabindranath Tagore, Heinrich Mann, Benedetto Croce, Albert Einstein, Bertrand Russell, Stefan Zweig, Jane Addams, Pavel Ivanovič Birûkov, le biographe de Tolstoï, Auguste Forel, Alfred Hermann Fried, Hermann Hesse, Selma Lagerlöf, Frans Masereel, Georg Friedrich Nicolai, Edmond Picard, Leonhard Ragaz, Fritz von Unruh, Henry van de Velde…

La Une de L’Humanité du jeudi 26 juin 1919.

Déclaration de l’indépendance de l’Esprit

Romain Rolland[i] / L’Humanité, 26 juin 1919

Nous honorons la seule vérité, libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l’Humanité. Pour elle, nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les peuples. Nous connaissons le Peuple — unique, universel, le Peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude chemin trempé de sa sueur et de son sang — le Peuple de tous les hommes, tous également nos frères.

Travailleurs de l’Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les barrières tombent et les frontières se rouvrent, un appel pour reformer notre union fraternelle, — mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant.

La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs, La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements. Nous ne voulons accuser personne, adresser aucun reproche. Nous savons la faiblesse des âmes individuelles et la force élémentaire des grands courants collectifs : ceux-ci ont balayé celles-là, en un instant, car rien n’avait été prévu afin d’y résister. Que l’expérience au moins nous serve pour l’avenir !

Et d’abord, constatons les désastres auxquels a conduit l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées. Les penseurs, les artistes ont ajouté au fléau qui ronge l’Europe dans sa chair et dans son esprit une somme incalculable de haine empoisonnée ; ils ont cherché dans l’arsenal de leur savoir, de leur mémoire, de leur imagination des raisons anciennes et nouvelles, des raisons historiques, scientifiques, logiques, poétiques de haïr ; ils ont travaillé à détruire la compréhension et l’amour entre les Hommes. Et ce faisant, ils ont enlaidi, avili, abaissé, dégradé la pensée, dont ils étaient les représentants. Ils en ont fait l’instrument des passions et (sans le savoir, peut-être) des intérêts égoïstes d’un clan politique ou social, d’un Etat, d’une patrie ou d’une classe. Et à présent, de cette mêlée sauvage, d’où toutes les nations aux prises, victorieuses ou vaincues, sortent meurtries, appauvries, et, dans le fond de leur cœur — bien qu’elles ne se l’avouent pas — honteuses et humiliées de leur crise de folie, la pensée compromise dans leurs luttes sort, avec elles, déchue.

Vézelay (Yonne), le 22 novembre 2022. Photo : Ishta

Debout ! Dégageons l’Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées ! L’Esprit n’est le serviteur de rien. C’est nous qui sommes les serviteurs de l’Esprit. Nous n’avons pas d’autre maître. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière, pour rallier autour d’elle tous les hommes égarés. Notre rôle, notre devoir est de maintenir un point fixe, de montrer l’étoile polaire, au milieu du tourbillon des passions, dans la nuit. Parmi ces passions d’orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix ; nous les rejetons toutes. Nous honorons la seule vérité, libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l’Humanité. Pour elle, nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les peuples. Nous connaissons le Peuple — unique, universel, le Peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude chemin trempé de sa sueur et de son sang — le Peuple de tous les hommes, tous également nos frères. Et c’est afin qu’ils prennent, comme nous, conscience de cette fraternité que nous élevons au-dessus de leurs combats aveugles l’Arche d’Alliance — l’Esprit libre, un et multiple, éternel.

A la date du 23 juin 1919, cette déclaration avait reçu l’adhésion de Jane Addams (États-Unis) ; René Arcos (France) ; Henri Barbusse (France) ; Léon Bazalgette (France) ; Jean-Richard Bloch (France) ; Roberto Bracco (Italie) ; Dr. L.-E.-J. Brouwer (Hollande) ; A. de Châteaubriant (France) ; Georges Chennevière (France) ; Benedetto Croce (Italie) ; Albert Doyen (France) ; Georges Duhamel (France) ; Prof. A. Einstein (Allemagne) ; Dr. Frederik van Eeden (Hollande) ; Georges Eekhoud (Belgique) ; Prof. A. Forel (Suisse) ; Verner von Heidenstam (Suède) ; Hermann Hesse (Allemagne) ; P. J. Jouve (France) ; J. C. Kapteyn (Hollande) ; Ellen Key (Suède) ; Selma Lagerlof (Suède) ; Prof. Max Lehmann (Allemagne) ; Cari Lindhagen (Suède) ; M. Lopez-Pico (Catalogne) ; Heinrich Mann (Allemagne) ; Marcel Martinet (France) ; Frans Masereel (Belgique) ; Emile Masson (France) ; Jacques Mesnil (Belgique) ; Sophus Michaelis (Danemark) ; Mathias Morhardt (France) ; Prof Georg-Fr. Nicolaï (Allemagne) ; Eugenio d’Ors (Catalogne) ; Prof. A. Prenant (France) ; Romain Rolland (France) ; Bertrand Russell (Angleterre) ; Han Ryner (France) ; Paul Signac (France) ; Jules Romains (France) ; G. Thiesson (France) ; Henry van de Velde (Belgique) ; Charles Vildrac (France) ; Léon Werth (France) ; Israël Zangwill (Angleterre) ; Stefan Zweig (Autriche).


[i] Romain Rolland, né à Clamecy (Nièvre) le 29 janvier 1866 et mort à Vézelay le 30 décembre 1944, écrivain, fut lauréat du prix Nobel de littérature de 1915. En mai 1938, Rolland s’établit à Vézelay en Bourgogne. En 1939 il préside le Comité mondial contre la guerre et le fascisme avec Paul Langevin. Sa maison de Vézelay se situe en zone occupée, en 1940. Pendant l’Occupation, Romain Rolland garde le silence et poursuit son travail. Il reçoit en février-mars 1940 Jean-Richard et Marguerite Bloch, en septembre 1941 le jeune juif résistant Elie Walach, Paul Éluard et sa femme, Nusch, en février-mars 1942 ou encore Charles Vildrac et René Arcos. Il tient son Journal, publié en 2012, et termine en 1940 ses Mémoires. Il met également une touche finale à ses recherches musicales sur Beethoven. Enfin, il écrit son Péguy, paru en 1945, dans lequel ses souvenirs personnels éclairent la réflexion d’une vie sur la religion et le socialisme. (Wikipédia)