Par Marie-Thérèse Mutin *
Marie-Thérèse Mutin va publier, dans Le Jacquemart, une série de tribunes portant un « nouveau projet », afin d’orienter et de soutenir la vitale refondation de l’Union des gauches. Aujourd’hui, elle nous livre, sans aucune complaisance, un « constat » politique sous forme de relevé précis d’une catastrophe commencée par les renoncements de François Hollande et sans cesse aggravée par les menées ultra-libérales et anti-démocratiques d’Emmanuel Macron.
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Qui, à gauche, peut se satisfaire de la situation politique actuelle ? Le peuple de gauche se désespère. Tous les responsables des multiples mouvements et de ce qu’il reste des partis prônent l’union sans se donner les moyens de la réaliser.
Une union solide ne peut pas se faire à partir des états-majors ; il faut entraîner tous ceux qui sont concernés, tous les précaires qui subissent la loi des puissants, habiles à leur démontrer qu’aucune autre politique n’est possible. Banquiers, patrons et leur serviteur Macron possèdent pour cela les radios et télévisions d’information continue.
Réseaux sociaux, courriels, SMS ne suffiront pas à mobiliser. Il faut remailler le territoire, multiplier les réunions d’informations et de débats pour, d’abord, comprendre, puis vouloir et agir ensemble.
1 – Le constat
Comprendre, rendre chaque précaire conscient de l’aliénation qu’il subit, est la cause première de l’union sur laquelle on peut trouver un accord quasi-total, mais il y faut du temps, de l’énergie militante et de la persévérance.
En 2016, à la fin de mon livre autobiographique Une lente agonie, j’écrivais : « Il n’y a plus de contre-pouvoirs organisés pour lutter efficacement contre cette gouvernance au coup par coup. Les syndicats, comme les partis, vidés de leurs adhérents, affaiblis, n’arrivent plus à créer l’unité nécessaire pour résister au patronat, d’autant que le pouvoir de droite – comme « de gauche » hélas ! – se sert de leurs divisions.
Les organes de presse influents sont aux mains du grand patronat. Ce sont eux qui ont tout pouvoir de faire ou défaire les hommes politiques. Ainsi, après avoir rendue inévitable la candidature de Ségolène Royal, puis celle de François Hollande, ils montent au pinacle le plus libéral de tous les ministres, celui qui servira le mieux leurs intérêts, Emmanuel Macron, à la une de tous les journaux, magazines, écrans, et écrasant tous ses concurrents dans les innombrables sondages. Emmanuel Macron, qui propose comme projet de vie : « il faut des jeunes qui aient envie de devenir milliardaires. » »
François Hollande a été élu en 2012 grâce à cette proclamation : « Mon ennemi, c’est la finance », qu’il oublia bien vite pour une politique au profit du grand patronat dès l’été 2012, avec la création du CICE, un cadeau de 40 milliards d’euros de baisses de charges sans aucune contrepartie !
Son quinquennat, malgré les frondeurs qui ont essayé contre vents et marées de sauver un peu de socialisme du naufrage, a détruit le PS par le dernier avatar, la loi El Khomri, atteinte au droit du travail, qui provoqua ce commentaire de Pierre Joxe : « On dirait que ce gouvernement veut réécrire à l’envers les conquêtes sociales historiques de la gauche. »
Le premier quinquennat d’Emmanuel Macron
C’est sur ce champ de ruines de la gauche que Macron va prospérer. Il va mener une campagne électorale dispendieuse, grâce au soutien des banques et du grand patronat. Son positionnement « et gauche et droite », en attirant les opportunistes des deux camps traditionnels, achève la désorganisation des deux grands partis de gauche et de droite qui jusque-là gouvernaient en alternance. Leur déliquescence permet à Marine Le Pen d’accéder au deuxième tour et, à Macron, d’être élu, par défaut, « pour faire barrage à l’extrême-droite ».
Le 7 mai 2017 au soir, c’est un homme seul, dans une mise en scène grandiose, qui traverse l’esplanade du Louvre : on vient d’élire le premier PDG de l’entreprise France.
Pendant ce premier quinquennat, Emmanuel Macron va exercer un « pouvoir jupitérien », c’est-à-dire qu’il va présider en homme seul, au bénéfice de ceux qui l’ont placé au pouvoir. Pour respecter les apparences de la démocratie, il a une confortable majorité de députés, souvent hautement diplômés, souvent issus du monde de l’entreprise, mais sans aucune expérience politique, et des opportunistes de gauche et de droite qui, à défaut de convictions, ont une formation politique. Au pays des aveugles, les borgnes sont rois : les transfuges du PS et de LR, tels des chiens de berger, vont encadrer le troupeau à l’Assemblée nationale et au gouvernement.
Le projet politique de Macron est réaffirmé haut et fort le 29 juin 2017, lors d’un discours dans le cadre de l’inauguration du campus de start-up Station F à Paris, devant un parterre d’entrepreneurs et de « start-uppeurs », dans un lieu financé par le milliardaire Xavier Niel : « Il y a les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien. » L’arrogance et le mépris érigés en système !
Les premières mesures ne laissent aucun doute sur le fait que le président des banques et du grand patronat ne les décevra pas. Toutes les décisions prises consistent à privilégier les grandes entreprises en leur faisant des cadeaux : suppression de l’impôt sur la fortune, la flat-taxe passe de 45% à 30%, suppression des cotisations patronales maladie et chômage compensée par une hausse de la contribution sociale généralisée (CSG).
Par ailleurs, Macron conserve le CICE, ce cadeau de dizaines de milliards fait au patronat. Lui non plus n’exigera aucune contrepartie. En 2019, le CICE consistera en une diminution des charges patronales sur les salaires, notamment sur la cotisation pour les retraites, ce qui explique le déficit de la caisse. Avec la même logique, Macron fera payer ce cadeau fait au patronat par les salariés en reculant de deux ans l’âge de départ à la retraite.
Toujours au chapitre de la politique pro-business, Emmanuel Macron a baissé l’impôt sur les entreprises de 33 à 25 % en 2022, les impôts de production…
« En même temps », il va affaiblir le pouvoir des travailleurs.
Amorcée sous François Hollande, la réforme du Code du travail par Emmanuel Macron :
- diminue le pouvoir des prud’hommes, notamment en imposant un barème pour les licenciements abusifs,
- institue la primauté des accords d’entreprise sur ceux de branche, ce qui rend caducs les accords des négociations entre les grandes centrales syndicales et le MEDEF, au profit du rapport souvent inégal entre patrons et salariés à l’intérieur de l’entreprise,
- fusionne les instances du personnel : le CSE (comité social et économique) remplace trois instances : le CE (comité d’entreprise), les délégués du personnel et le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Moins de délégués, moins d’heures de délégations et donc une activité syndicale réduite. Résultat de la disparition du CHSCT : le nombre d’accidents mortels au travail a augmenté en France, alors qu’il a globalement diminué ces dix dernières années en Europe. Notre pays enregistre également le taux d’incidence le plus élevé d’Europe, avec 3,53 accidents mortels en moyenne pour 100 000 travailleurs.
Le patronat piaffe d’impatience : malgré l’écrasante majorité macroniste à l’Assemblée, Macron s’exonère de la procédure législative (examen du texte par l’Assemblée nationale et le Sénat, navette parlementaire…) et signe les ordonnances dès septembre 2017.
En dépit des grèves des cheminots, la réforme de la SNCF est votée, en juin 2018, par une assemblée aux ordres :
– disparition du statut de cheminot pour les nouvelles embauches (il est maintenu pour les agents déjà sous contrat),
– changement de statut de la SNCF en société anonyme à capitaux publics,
– ouverture à la concurrence, en 2019, pour les trains régionaux (TER, Intercités, Corail) et, en décembre 2020, pour les TGV.
Dans son livre Révolution, Macron défendait une « société sans statuts », une « société post salariale », en proposant de supprimer notamment les cotisations sociales. Il s’y attelle dès juin 2017.
Les créations d’emploi dont il s’enorgueillit sont le plus souvent des emplois non-salariés (ubérisation, auto-entreprenariat…), c’est-à-dire sans protection sociale. La France est championne des emplois non-salariés avec la Hongrie et l’Estonie.
Sans aucune concertation avec les maires, alors qu’elle est la principale ressource financière des communes, Macron supprime, en trois ans, la taxe d’habitation, rendant ainsi les élus locaux de plus en plus dépendants du pouvoir central. Dans le même temps, il fait tout pour affaiblir le corps social. Dès son entrée à l’Elysée, il supprime les emplois aidés mettant ainsi à mal nombre d’associations structurantes, notamment dans les villes de banlieues et les communes rurales. Il rejette avec un rare mépris le rapport Borloo qu’il avait commandé (quelque part, ça n’aurait aucun sens, deux mâles blancs qui s’échangent un plan) : « Nous nous devons ensemble de veiller à construire une politique d’émancipation […] que chacun puisse aller vers ce à quoi il aspire ».Plus de solidarité, vive l’individualisme !
Dès lors, les services publics qui permettaient la cohésion sociale, qui gommaient les inégalités, n’ont plus d’utilité. On ne peut les supprimer d’un coup, mais on va les vider de leur substance en les privatisant petit à petit, en dévalorisant le travail des fonctionnaires, financièrement d’abord, puis en les soumettant à une pluie de rapports, de justificatifs, d’évaluations qui les trouvent devant les tableaux Excel de leur ordinateur plus souvent que devant les élèves, les malades, les personnes âgées… Résultats : des vagues de démissions.
L’ENA, les grands corps de l’État (diplomatique, préfectoral) sont supprimés par ordonnance ou par décret.
Les hauts fonctionnaires sont remplacés par les employés des cabinets-conseils le plus souvent étrangers, comme le célèbre Mac Kinsey dont les conseils sont vendus fort cher.
Comment notre pays résiste-t-il à ces attaques incessantes, à cette démolition systématique du contrat social qui structurait notre société ?
Les partis traditionnels, faute de renouvellement idéologique, sont devenus inexistants. Les corps intermédiaires (syndicats, élus, associations…) sont ignorés, méprisés par le pouvoir jupitérien et, en conséquence, rendus incapables d’opposer une résistance au démantèlement du corps social et à la privatisation des services publics de l’éducation, de la santé, de la poste, des transports (SNCF)…
Un an et demi de ce régime suscite, le 17 novembre 2018, un mouvement de protestation spontané, non structuré : les Gilets jaunes. Ce mouvement trouve son origine dans la diffusion sur les médias sociaux d’appels à manifester contre l’augmentation du prix des carburants automobiles.
Rapidement, les revendications du mouvement s’élargissent, notamment à l’amélioration du niveau de vie des classes populaires et moyennes, la justice fiscale et sociale, la démission du président de la République, Emmanuel Macron, au rétablissement de l’impôt sur la fortune et à l’instauration du référendum d’initiative citoyenne…
Dans un premier temps, l’exécutif laisse pourrir, puis envoie la police évacuer les ronds-points, là où la contestation était pacifique, où se retrouvaient des personnes avides d’échanger, heureuses de communiquer autrement que par écrans interposés.
Dès lors les Gilets jaunes se retrouvent dans des rassemblements, le plus souvent non déclarés et de plus en plus violents, en réponse à la répression policière. Plusieurs milliers de personnes sont blessées, aussi bien du côté des manifestants que des forces de l’ordre. Des institutions telles que l’ONU et le Conseil de l’Europe, ainsi que des associations comme Amnesty International, critiquent une conduite inadaptée du maintien de l’ordre et s’interrogent sur l’usage d’armes telles que les LBD et les grenades de désencerclement qui font des dizaines de mutilés.
Mais ces critiques sont sans effet : chaque mouvement de protestation est réprimé dans la violence puisque l’exécutif se refuse à la négociation avec les partenaires sociaux, à la concertation avec les élus locaux, pour trouver des solutions, des compromis.
La pandémie de COVID-19 et les confinements stoppent le mouvement.
Une politique du mensonge, de l’arrogance et du mépris
A chaque résistance du corps social, Macron invente une réponse qui se veut démocratique, mais par laquelle il aura toujours le dernier mot. Pour contrer le mouvement des Gilets jaunes : les cahiers de doléances archivés avant d’être exploités, « le Grand débat », un débat façon Macron : « Je parle, tu m’écoutes, tu m’admires, tu m’approuves ! » Un « grand débat » saucissonnant la société : un « débat » pour les élus, un pour les jeunes, un pour les agriculteurs, un pour les intellectuels…
Pour répondre à l’urgence climatique, il propose une convention citoyenne dont il promet de retenir les propositions « sans filtre ». Il n’en reprendra, en réalité, qu’à peine un quart, celles qui trouvent grâce auprès des puissants lobbys qui font la loi en ce domaine (comme dans beaucoup d’autres) et qui ont contraint Nicolas Hulot, éphémère ministre de la transition écologique, à l’impuissance puis à la démission.
Devant l’absence de réponse de l’exécutif, l’absence de concertation sur les projets d’urbanisme ou d’aménagement du territoire, les ZAD (zones à défendre) se multiplient. Elles échouent presque toujours, après des affrontements violents avec la police, indûment appelée à présent « forces de l’ordre » !
Cette politique du mensonge, de l’arrogance et du mépris exaspère la population, discrédite toute parole politique, sape l’autorité des maires, des enseignants, des médecins, des fonctionnaires qu’on n’hésite même plus à agresser physiquement. Résultat : des vagues de démissions (maires, élus municipaux, enseignants, médecins, infirmières…), des difficultés à recruter dans les services publics en déliquescence.
Tous ces actes d’autoritarisme détournent les citoyens de la démocratie élective.
Emmanuel Macron sera réélu en 2022 avec une abstention encore plus forte qu’en 2017 et contre la candidate d’extrême-droite dont le score a progressé de 7,55% en 5 ans ! Triste bilan d’un premier quinquennat ! L’homme qui a été élu « pour faire barrage à l’extrême-droite », par son « management », la fait prospérer. Et on le réélit pour les mêmes raisons !
Aux élections législatives de 2022, l’abstention atteint le niveau record de 52,5% (elle a crû de 10 % en dix ans !).
Le second quinquennat
C’est avec ces records calamiteux que Macron va commencer son second quinquennat sans rien changer dans sa manière de gouverner au service des puissants. Cette fois, il n’a que la majorité relative au Parlement, ce qui complique un peu sa tâche, mais ne l’empêche pas de continuer à décider seul en employant tous les artifices de la Constitution pour contourner le vote à l’Assemblée nationale. Il est incapable de se saisir de cette majorité relative pour redonner à l’Assemblée son rôle de débat, d’amendement et de vote des lois. Il est incapable de se saisir de l’opportunité que lui offrent les organisations syndicales unies : à savoir une possibilité de négocier un accord, un compromis qui mette fin au conflit provoqué par la réforme des retraites, dans le respect de chacun. Mais non, il faut que la « réforme » passe selon le bon vouloir de Jupiter, en dépit de manifestations massives et pacifiques, contre le souhait d’une grande majorité de citoyens, provoquant une sourde exaspération.
La confiance est définitivement rompue ; il ne reste que la violence pour faire entendre son désaccord
Où en sommes-nous, après six ans de présidence Macron ?
La société française n’a jamais été aussi fracturée. Le mépris de Macron, sa morgue, sa suffisance ont créé un climat malsain de haine pour l’exécutif en général et le président en particulier, qui se traduit en multiples grèves, manifestations, émeutes, agressions verbales et physiques de toute personne qui autrefois faisait autorité : députés, maires, enseignants, personnels soignants, pompiers et bien sûr police… La réponse du président est toujours la même : la répression, de plus en plus violente. Jamais d’appel au civisme, à l’éducation, au respect. Toujours plus de policiers, mal formés, mal dirigés. Jamais d’éducateurs de rue, jamais d’aide aux associations d’éducation populaire…
L’opposition éparpillée en groupuscules, au lieu de présenter des réponses de fond, provoque des polémiques dérisoires pour faire le « buzz ». À chaque fait divers dramatique, il faut réagir dans l’émotion, dans la précipitation. Au drame s’ajoutent des débats de bas étage portés par une avalanche de tweets, relayés dans les autres réseaux sociaux et par les chaînes d’information continue. À chaque fait divers sa polémique stérile, son projet de loi, répressive le plus souvent.
Les oppositions de gauche tentent de répondre au coup par coup, mais c’est mission impossible : Macron intervient sur tous les sujets, même les plus insignifiants. Il s’exprime quand il veut sur tous les médias. Il sature l’espace public, fait de grandes annonces, rarement suivies d’effet, mais qu’importe… Sauf celles qui retirent des droits aux plus démunis, comme la réforme de l’allocation chômage ou celle du RSA !
Comment lutter contre ce démantèlement systématique ?
Ce ne sont pas des réponses au coup par coup qu’il faut employer. Il faut refuser les polémiques, les controverses stériles, les vociférations qui tiennent lieu de débat et qui contribuent aussi à l’exaspération du peuple, le détournant de la politique ou le précipitant dans le giron de l’extrême-droite. À cet égard, l’action de l’intersyndicale dans la lutte contre la réforme des retraites, même si cela n’a rien empêché, constitue un message d’espoir, d’autant que cette alliance est toujours active. Il faut retisser patiemment les liens sociaux disparus. Mais comment et avec qui ?
À suivre…
* Marie-Thérèse Mutin, écrivain, fondatrice et présidente des éditions Mutine, ancienne conseillère régionale en Bourgogne et députée européenne socialiste (PS), ancienne première secrétaire de la fédération PS de Côte-d’Or, ancienne membre des conseil national et bureau national du PS.
Marie-Thérèse Mutin a déjà publié dans nos pages :
- MUTINERIES #1 – Précariat et revenu universel d’existence (novembre 2022)
- MUTINERIES #2 – « Front de classe » : une contrefaçon (décembre 2022)
- LIVRE – « Graines d’Engrenage », la leçon du futur (septembre 2023)




