Par Marie Thérèse Mutin*

Marie-Thérèse Mutin (DR)

Lorsqu’on crée un parti ou un mouvement, la première question est de définir pour qui on se bat. Pour qui et avec qui on fait un projet de société.

Le Parti communiste (PC) était le parti de la classe ouvrière, mais les grandes unités industrielles (mines, sidérurgie, métallurgie) ayant peu à peu disparu, la classe ouvrière perd de sa cohésion et le PC de sa puissance.

Le Parti socialiste d’Epinay (PS)[1] était construit sur une notion sociologique plus large : le « front de classe » des exploités, c’est-à-dire tous les travailleurs exploités par le système capitaliste : les ouvriers, les cadres, les artisans, les petits commerçants, les agriculteurs…

Front de classe

Les projets de ce PS consistaient à tenter d’unifier le Front de classe, à prendre des mesures favorables à ses composantes, à assurer une solidarité de classe entre ces diverses composantes. C’est la philosophie du Projet socialiste de 1980, discuté et voté dans toutes les sections, mis en œuvre dès juin 1981.

Mais, à partir de 1983, le PS abandonne le projet et se convertit à une politique plus libérale. Dès lors, il ne s’agit plus d’une politique favorable au front de classe, on plonge dans le « réalisme », dans le pragmatisme : il faut apporter « des solutions concrètes aux problèmes quotidiens des gens. » LES GENS ! C’est la nouvelle classe sociologique. Mais quelle définition ? Qui sont « les gens » ? Où sont-ils ? Pour  tenter une précision, on a « les vrais gens », sans que personne ne nous dise qui sont « les faux gens » ! A partir de ces notions vagues, il n’est pas possible de proposer un projet cohérent : on gouverne à la godille, au coup par coup.

A présent, avec l’apparition des nouvelles techniques, « les gens » n’ont plus conscience d’appartenir à une classe sociale. L’individualisation et la mise en concurrence, qui fait de l’autre non plus un partenaire mais un rival, ont tué la solidarité, le respect mutuel. Pour s’en sortir, il faut écraser le collègue ! La rentabilité à tout prix soumet le travailleur à des conditions de travail épuisantes et stressantes qu’il est obligé d’accepter s’il veut garder son emploi. La société est partagée entre gagnants et perdants, avec des inégalités jamais atteintes, notamment au niveau des rémunérations.

Précariat et revenu minimum d’existence

On assiste à une précarisation de la société : chômeurs, intérimaires, stagiaires, étudiants obligés de travailler pour payer leurs études,  jeunes à la recherche d’un premier emploi, multiplication des CDD, même dans la fonction publique, temps partiel subi, « flexibilité » qui sera encore accrue avec les atteintes aux droits des travailleurs contenus dans les réformes voulues par Macron, ubérisation de la société…

Des sociologues ont analysé cette situation nouvelle et l’ont définie sous le nom de « précariat ». La notion de précariat englobe celle de précarité et de prolétariat.

C’est pour le précariat que nous devons reconstruire la gauche et, pour cela, le projet de revenu universel d’existence (RUE) présenté par Benoît Hamon, en septembre 2016, est la bonne base de départ. En donnant à chacun un droit nouveau et non pas une nouvelle allocation, on quitte le domaine de la charité pour redonner à chacun l’estime de soi.

Trop nouveau dans le débat politique traditionnel des campagnes électorales, le RUE a été dénaturé, caricaturé par tous les candidats et commentateurs. Pourtant, le RUE constituerait la meilleure des solutions dans le contexte d’une crise contre laquelle les politiques de lutte contre le chômage, la pauvreté et les inégalités sont restées sans effet.

C’est ainsi que je concluais ma réflexion, déjà, en 2017.

Guérir du cancer néo-libéral

La situation a été aggravée dramatiquement par les réformes de Macron (suppression des emplois aidés, ordonnances sur le travail, SNCF, réforme de l’allocation chômage…), par la crise sanitaire et ses effets sur l’économie, mais aussi sur la santé des précaires de plus en plus nombreux et de plus en plus démunis.

Les inégalités ont crû pendant la crise sanitaire, tandis que la fortune des cinq familles les plus riches  de France a augmenté de 36,7 milliards d’euros en un an !

Dans ce contexte de crise, le revenu universel d’existence est la meilleure des solutions pour garantir une continuité d’inclusion sociale et réduire les inégalités.

Si le RUE relève encore, chez nous, du champ de l’utopie, c’est à la façon des congés payés et de la semaine de 40 heures avant le Front populaire, ou à celle de la sécurité sociale avant la Libération : toutes les grandes conquêtes sociales sont nées de l’utopie, souvent dans le plus grand scepticisme. L’une des ambitions majeures de la gauche est de montrer, de convaincre que l’instauration d’un RUE est le moyen raisonnable – réaliste – de guérir le pays du cancer néo-libéral qui ronge les valeurs sur lesquelles il s’est construit.

Un droit universel

L’objectif du RUE est de redonner du pouvoir et de la dignité à tout individu : c’est un droit et, parce qu’il est universel, il est pourvoyeur de liberté et d’estime de soi là où les allocations de solidarité renforcent le sentiment d’exclusion, voire de honte. Il rompt le lien entre emploi et droit à vivre. Il permet aussi de revaloriser le travail non salarié des agriculteurs, artisans, commerçants, etc., tout en les libérant d’angoisses. Il permet enfin de reconnaître la valeur et l’utilité des activités non marchandes (bénévolat, travaux domestiques…), qui sont moins soumises aux besoins d’existence. Il élargit l’espace du temps libre et donc le choix du mode de vie, pour chacun.

Le revenu universel d’existence constitue un autre mode de répartition de la richesse produite, beaucoup plus égalitaire, en atténuant la captation de celle-ci par les « héritiers » et les actionnaires car, alors que, dans notre société libérale actuelle, les richesses de notre pays continuent d’augmenter, les inégalités s’accroissent.

Le travail ne disparaît pas et garde sa contrepartie : le salaire. Le RUE ne change pas non plus le travail nécessaire à la production des richesses. Ce qu’il change, c’est la répartition du travail. D’abord en favorisant le travail à temps partiel et donc en augmentant l’emploi. Ensuite, en favorisant la réduction du temps de travail qui réduit le chômage. Enfin en revalorisant le travailleur salarié dont le niveau de vie ne dépend plus de son seul salaire.

Individuel, le RUE peut accentuer le repli sur soi. Toutefois, il n’efface pas le besoin d’actions collectives. D’abord parce qu’il se limite à une « existence minimum » et que le besoin de dépasser le minimum reste considérable et ne peut être satisfait sans luttes collectives. Ensuite parce qu’il favorisera l’évolution du syndicalisme vers un peu moins du corporatisme et un peu plus d’interprofessionnel (conditions de travail, hygiène et sécurité, solidarité…).

* Marie-Thérèse Mutin, écrivain, fondatrice et présidente des éditions Mutine, ancienne conseillère régionale en Bourgogne et députée européenne socialiste (PS), ancienne première secrétaire de la fédération PS de Côte-d’Or, ancienne membre des conseil national et bureau national du PS.

Bibliographie sélective :

  • Manu et Dieu, 5 volumes, éditions Mutine, 2017-2022
  • 1789 ; Ainsi vont les rêves, éditions Mutine, 2019
  • 1830-1848 ; Le temps des utopies, éditions Mutine, 2021
  • Et la source est tarie où buvaient les troupeaux (roman), éditions de l’Armançon, 2008
  • J’ai plié le genou sans jamais courber l’âme (roman), éditions de l’Armançon, 2010

[1] Le congrès d’Épinay, officiellement congrès d’unification des socialistes, 58e congrès ordinaire du parti, a lieu du 11 au 13 juin 1971, à Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Il permet à François Mitterrand, de devenir premier secrétaire du PS, sur une ligne d’union de la gauche.