Entretien de Jacques Bonnet avec Jérémie Demay
Gaston Gérard, né le 30 avril 1878 et mort le 5 février 1969, avocat, fut maire de Dijon de 1919 à 1935, député de la Côte-d’Or dans les années 1930 et brièvement sous-secrétaire d’État sous la IIIe République. Selon le résistant Claude Guyot, pendant l’Occupation, Gaston Gérard a participé, en décembre 1941, à l’arbre de Noël de la Ligue française [de Pierre Costantini, qui prône l’épuration et œuvre pour la collaboration avec les Allemands] et a assisté à une manifestation des Ailes de Bourgogne, « association pour le recrutement de jeunes pilotes, de toute évidence de patronage allemand »[1].
À la Libération, Gaston Gérard est frappé d’inéligibilité pour avoir voté les pleins pouvoir au Maréchal Pétain le 10 juillet 1940. En 1945, le jury d’honneur du Comité départemental de Libération maintient l’inéligibilité, « considérant que non seulement il n’est pas établi que l’intéressé ait effectivement participé à la lutte contre l’ennemi, mais qu’encore il a manifesté en diverses occasions son attachement au pseudo-gouvernement de Vichy ».
En 1969, le stade du Dijon Football Côte-d’Or (DFCO), que Gaston Gérard avait fait construire à Dijon dans les années 1930, prit son nom. Mais, aujourd’hui, le journaliste indépendant Jérémie Demay revient sur ses révélations, commencées il y a dix ans, et sur les documents et photographies qu’il a trouvés dans les archives du Conseil départemental de la Libération, lesquels confirment l’implication de Gaston Gérard dans la collaboration. Avant de proposer : « Dans l’affaire Gaston Gérard, il faut tout faire pour sortir par le haut. Sortir par le haut en renommant le stade… »
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Jacques Bonnet : Dans notre Lettre du Cercle Marcel-Martinet (Libre pensée) de janvier 2020, nous avions évoqué ton article paru dans So Foot où tu relevais le passé trouble de l’ancien maire et député de Dijon Gaston Gérard pendant l’Occupation. Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Jérémie Demay : Je suis journaliste depuis quasiment vingt ans, passionné par ce métier depuis l’école primaire. J’ai fait un début de carrière au Journal du Centre, dans la Nièvre, comme correspondant local, tout en étant rédacteur en chef adjoint du Journal de l’Académie et animateur à « Bac FM », radio lycéenne de Bourgogne, pour des émissions de musique, sport et débats. Et cela tout en passant le bac, suivi d’une année de Droit et une fac d’Histoire à Dijon. A la même époque, j’intègre « Radio Dijon Campus », où j’anime une émission de sport et de débats. Je suis alors pigiste aussi à « France Bleu Bourgogne » en actualités générales et commentateur des matchs du Dijon Football Côte-d’Or. Tout en étant pigiste également à « France 3 Bourgogne », je commence à travailler à cette époque pour Le Canard enchainé auquel je collabore maintenant depuis 15 ans environ.
Entre temps, j’intègre La Gazette de Côte-d’Or, hebdomadaire gratuit à très fort tirage diffusé sur Dijon. C’est là que pour la première fois je parle de Gaston Gérard, en 2012. Puis vient la création de L’Accent bourguignon, avec Guilhem George, magazine régional qui paraîtra jusqu’en 2017. Journaliste indépendant, je travaille aussi pour la cellule investigation de Radio France et pour un journal syndical (Impac, de la FILPAC-CGT). Je réalise des chroniques pour « France 3 Bourgogne-Franche-Comté. J’écris un livre, actuellement, sur une secte de Côte-d’Or en délicatesse avec la justice. Enfin je suis administrateur de l’Association « Informer n’est pas un délit », association qui se bat contre toutes les lois liberticides qui menacent la presse. En résumé, je suis journaliste et militant pour mon métier, pour cet idéal de la presse que je conçois comme un lien entre les informations et les informés, mais lien porteur d’une plus-value journalistique par l’analyse, la mise en perspective et le rapport de faits vérifiés et contre-vérifiés.
JB : Dans So Foot, tu abordais, en novembre 2017, le passé collaborationniste de Gaston Gérard et ses démarches infructueuses auprès de Laval, puis de Pétain, pour retrouver son fauteuil de maire de Dijon. Son nom est toujours au fronton du grand stade de la ville, et la place qui le jouxte porte également son nom. Qu’est-ce qui t’a amené à travailler sur le sujet ?
JD : C’est grâce à la rencontre avec Pierre Gounand, historien et auteur d’une thèse sur la vie sous l’Occupation à Dijon, que je commence à m’intéresser à la question. Ce docteur en histoire relate dans ses travaux comment Gaston Gérard avait beaucoup d’accointances avec les occupants et aussi ses démarches auprès d’eux pour récupérer son siège de maire.
Une pièce d’archive opportunément disparue
Pierre Gounand s’appuie entre autre sur une pièce consultée aux archives départementales, mais disparue depuis, à savoir la déposition de la secrétaire de l’officier principal de la Gestapo à Dijon, interrogée par les forces de libération et dans laquelle elle évoque l’assiduité et l’insistance avec lesquelles Gaston Gérard venait proposer ses services. Malheureusement, au nom de la réconciliation, Pierre Gounand est invité par des proches des milieux gaullistes à ne pas insérer cette pièce dans son ouvrage (thèse). Manquement que l’auteur regrettera tout au long de sa vie. Je sors donc, à cette époque, dans la Gazette de Côte-d’Or, un premier dossier sur Gaston Gérard pour expliquer son comportement pendant la guerre, en m’appuyant sur le compte-rendu d’un jugement rendu à la Libération par lequel il est condamné à l’inéligibilité.
A la suite de la parution de cet article, François Rebsamen, maire de Dijon, missionne l’Académie des Arts et des belles Lettres de la ville pour enquêter sur le comportement de Gaston Gérard pendant l’Occupation. Le rapport, présenté en conférence publique, conclura à l’innocence de l’ancien maire. Puis, il se trouve qu’en 2017 l’opportunité m’est donnée de consulter des archives partielles du Conseil départemental de la Libération qui viennent d’être retrouvées. A partir de ce travail de recherche, je publie un nouvel article dans L’Accent bourguignon. Parmi la masse de documents, je trouve une photo où l’on voit Gaston Gérard prononcer un discours lors de l’inauguration des Ailes de Bourgogne, un groupe collaborationniste dont la mission est de fournir des pilotes à l’armée de l’air allemande. Sur la photo, on distingue l’emblème d’une francisque accroché au mur, derrière lui, et un grand portait du maréchal Pétain au fond de la salle.

Gaston Gérard à inauguration des Ailes de Bourgogne. Documentation de Jérémie Demay.
Fiché par les Renseignements généraux
Poursuivant mes recherches, je tombe sur un rapport des Renseignements généraux daté du 4 octobre 1944, après la libération de Dijon, dans lequel sont listés les noms des collaborateurs dijonnais et répertoriés les groupuscules collaborationnistes. Le nom de l’ancien maire, sa profession (avocat) et son adresse (25, rue du Petit-Potet) apparaissent dans la liste des adhérents et sympathisants de la Ligue française. Parmi les documents, également, une photo d’un arbre de Noël 1941 de la Ligue, où il apparait dans le public au premier rang. Pour sa défense, Gaston Gérard cherchera toujours à minimiser la portée de ses actes, usant de sa verve d’avocat, prétextant son ignorance de ce qu’étaient ces groupes collaborationnistes. Il prétendra s’être retiré de la vie publique, dès juin 1940, alors qu’il occupera, dès l’armistice, les colonnes du Progrès de Côte-d’Or, journal interdit à la Libération et dont le rédacteur en chef, Max Cappe, sera condamné à mort.
Dans le viseur du Chanoine Kir
Il est un autre de ses successeurs à la mairie qui a beaucoup de choses à dire sur le sujet. Dans un conseil municipal de juin 1950, le chanoine Kir revient sur le passé de Gaston Gérard et s’agace de ses piques récurrentes dans les colonnes du Bien Public : « Il y en a un autre cependant qui s’est sauvé à Vichy, qui chose plus grave, s’est offert aux boches pour être maire de Dijon, pour être même gouverneur de la Bourgogne. » Poursuivant, il y déclarait : « Avec d’autres, je l’ai interrogé au comité d’épuration et lorsque pour répondre à ses dénégations nous avons produit des textes et des photos, il s’est sauvé. »

Rapport des Renseignements généraux. Documentation de Jérémie Demay.
Voilà ce que j’ai retrouvé aux archives de Côte-d’Or, archives ouvertes au public. J’ai la volonté de regarder l’histoire sans tabous. Très sincèrement, si Gaston Gérard n’avait pas été autant honoré à Dijon, si le stade et la place qui le jouxte, où sont des monuments aux morts de Dijon, n’avaient pas porté son nom, je n’aurais pas soulevé ce dossier. Je trouve gravissime que le stade où évolue un club de Ligue 1 (pendant une période) sous les feux des médias nationaux puisse porter le nom d’un collaborationniste. De même, pour le respect que nous devons aux morts honorés sur cette place. Cela me dérange en tant que citoyen, en tant qu’amoureux de l’Histoire. Tant d’autres noms peuvent être honorés. Pour autant, je ne suis pas partisan de déboulonner toutes les statues à vocation mémorielle au nom de la cancel-culture, mais il s’agit ici de gens comme Gaston Gérard qui ont voulu donner leur âme, leur cœur et leur pays à un occupant, ce qui est très diffèrent des parcours de personnalités controversées comme Bonaparte ou même Voltaire.
JB : Sais-tu si tes articles sont des articles pionniers ? Y a t’il eut des réactions postérieures à ton article ?
JD : J’ai été le premier à en parler dans la Gazette de Côte-d’Or. Je ne veux faire que mon métier ; les faits, rien que les faits. A l’époque, « France Bleue » en a parlé en reprenant mon article, Le Bien Public en avait parlé à l’occasion de la cérémonie du 18 juin aux monuments aux morts. Les remous provoqués à la suite de mon article ont d’ailleurs débouché sur l’enquête demandée par François Rebsamen.
Regarder l’Histoire
JB : Aujourd’hui, le passé collaborationniste de Gaston Gérard n’est plus contesté. Mais pourquoi le stade porte-t-il toujours son nom ?
JD : Je sais qu’à ce jour ce nom gène un peu les responsables du DFCO. Du coté Mairie, puisqu’il s’agit d’un stade municipal, il semble qu’ils ne soient pas complètement à l’aise non plus, mais ils souhaitent profiter d’une opportunité de « naming » (partenariat privé qui donne son nom au stade comme, par exemple, l’Accor Hôtels Aréna à Bercy ou le Groupama Stadium à Lyon-Décines). Ils souhaitent, semble-t-il, éviter d’engager des frais pour un changement qui pourrait s’avérer éphémère si demain un sponsor se présente. Faut-il attendre ? Je pense que non, car la question est d’importance et, à ce jour, cette place des monuments aux morts porte toujours ce nom, et là il n’y a pas de naming à attendre.
JB : La plaque de sa maison, rue du Petit-Potet, a été discrètement enlevée. Reste à changer le nom du stade, ce qui se fera beaucoup moins discrètement. A Lyon, en 1996, le nom de la faculté de médecine Lyon 1 Alexis-Carrel (ex-prix Nobel, connu pour son passé raciste et collaborationniste) a été changé en Unité-Laennec. Nous [Libre pensée] estimons qu’il faudrait créer un courant d’opinion qui pousse le maire à la réflexion et à l’action. Comment vois-tu les choses ?
JD : Dans l’actuel contexte du mouvement qui, depuis quelques années, veut aller vers le nettoyage de notre passé en débaptisant dans l’espace public et enlevant certaines statues, cela devient très délicat. Le changement de nom ne manquera pas de faire émerger dans l’opinion des réactions très controversées. Certains accuseront d’être dans la mode du wokisme et de la cancel-culture, d’autres à l’inverse plaideront pour ne pas s’en tenir à Gaston Gérard et pousseront à l’inventaire de tous les noms de rues de Dijon (tel le boulevard Thiers, dont François Rebsamen, alors dans l’opposition, avait demandé qu’il soit dénommé). Il y a clairement, aujourd’hui, ambiguïté et polémique sur la façon dont on doit regarder l’Histoire.
Tout faire pour sortir par le haut
Dans l’affaire Gaston Gérard, il faut tout faire pour sortir par le haut. Sortir par le haut en renommant le stade ; peut-être attendre effectivement l’arrivée d’un sponsor qui viendrait apporter sa marque et permettrait de résoudre le problème sans polémique. Mais, par contre, débaptiser la place est indispensable. Je n’ai donc pas de réponse précise à ta question. Se pose à Dijon, comme partout en France, la question de l’éducation à l’Histoire, de comment regarder les faits, comment les interpréter et comment se les approprier au final. Il faudrait probablement réunir autour d’une table des connaisseurs du dossier ; je veux bien en être partie prenante. Réunir des historiens qui expliqueraient comment regarder l’Histoire, mais aussi des familiers du stade, qui le connaissent bien et le pratiquent, les dirigeants du DFCO, des supporters également. Il faut avoir une vraie réflexion. Seule la réflexion nous permettra de sortir par le haut.
Propos recueillis par Jacques Bonnet
pour la Lettre du Cercle Marcel-Martinet de la Libre pensée,
en septembre 2022
P. S. : La gravité de l’incontestable collaboration de Gaston Gérard reste un sujet controversé. En relative défense de l’ancien maire, et dans le sillage de l’avis de l’Académie de Dijon consultée par François Rebsamen en 2011, lire Gilles-Antoine Bertrand, « Gaston Gérard : quelques repères (16 juin 1940 – 6 août 1953) », Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, Tome 147, 2011-2012, où il est affirmé qu’aucun document n’indique que Gaston Gérard ait été condamné à l’indignité nationale à la Libération. Continuons le débat ! [Le Jacquemart]
[1] Claude Guyot, Historique du comité départemental de Libération de la Côte-d’Or, Arnay-le-Duc, 1962, p. 234-235.