La campagne de délégitimation de son Nobel continue, avec des arguments d’une rare malhonnêteté intellectuelle. Démontage.

TRIBUNE de Pascale Fautrier*, publiée simultanément sur son blog hébergé par Mediapart

Hier, sur France culture, l’émission « Répliques » (j’y reviens), aujourd’hui l’émission « Signes des temps » (France culture aussi), consacrées au Prix Nobel attribué à Annie Ernaux, se livrent à ce qui s’apparente non seulement à une campagne de délégitimation mais également de diffamation personnelle à l’égard de l’écrivaine.

Marc Weitzmann déclare à 13h, en guise de chapô éditorial, que ce Nobel revient à écarter S. Rushdie : il serait le non-Nobel ou l’anti-Nobel de Rushdie. Le Nobel d’A. Ernaux vanterait les « identités fixes », tandis que le Nobel couronnant l’œuvre du grand écrivain S. Rushdie aurait été celui des identités « précaires » et mobiles.

Je rappelle à Weitzmann, qui apparemment l’ignore, qu’Ernaux a surtout été influencée intellectuellement par des pensées universalistes, Sartre et Beauvoir en premier lieu. Et qu’elle a été attaquée pour cette raison (et pour d’autres) par certains courants féministes radicaux. C’est donc Weitzmann qui, du seul fait qu’Ernaux soit une femme, en tire argument pour supposer qu’elle soutiendrait les idéologies identitaristes. Un tel jésuitisme n’est pas étonnant de la part de cet idéologue superficiel, mais il est intellectuellement scandaleux.

« Identités fixes » ?

Non le Nobel d’Ernaux n’est pas un Nobel anti-Rushdie. Non, le Nobel d’Ernaux n’est pas un Nobel des identités fixes : je rappelle que la phrase de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient », exprime l’idée inverse : à savoir que « femme » n’est pas une « identité fixe ». Je rappelle que tous les livres d’Ernaux tournent au contraire autour d’une difficulté et d’une « précarité » d’identification : qui est-on quand on est ni bourgeois ni prolétaire, ni « femme » ni « fille » ni « homme », tels que les représentations sociales en font des « identités » opposées et obéissant à une injonction de visibilisation de « différences » supposées incompatibles. Toute la littérature d’Ernaux s’oppose à cette vision du monde.

Mais la vérité est que c’est précisément celle de Marc Weitzmann : quand on est une femme, on doit rester dans sa petite case et ne pas aspirer à jouer dans la cour des grands. On doit s’effacer devant l’idéologie dominante dont il est l’un des hérauts : la défense du Bien que représenterait l’Occident, étendard sous lequel on ne craint pas d’enrôler au profit de sa propagande l’odieux attentat subi par Salman Rushdie. Du reste, comme Pierre Assouline l’affirmait dans l’émission « Répliques », l’attribution du Nobel à Rushdie aurait été une inquiétante « réponse » aux terroristes : elle aurait accrédité l’idée que la culture occidentale est une culture du martyre. Aucun doute, en effet, que l’œuvre de Salman Rushdie vaut mieux que cela, et qu’elle sera récompensée pour ce qu’elle est : une œuvre littéraire talentueuse.

En ce qui me concerne, ayant écrit toute ma vie contre les « identités fixes » (ma thèse s’intitulait « La critique de l’identité personnelle dans les romans de N. Sarraute »), lectrice et admiratrice de l’œuvre d’Annie Ernaux pour cette raison notamment qu’elle ne fige pas les existences dans une fatalité destinale, je lui réitère ici, bien que ce ne soit malheureusement d’aucun poids, mon soutien inconditionnel. Annie Ernaux avait participé au film que nous avions réalisé (réal. P.-P. Seguin) en janvier 2008 en hommage au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir : nous allons diffuser l’intégralité de cette interview, dont nous n’avions monté qu’une petite partie à l’époque.

Lynchage médiatique

Quant à l’émission « Répliques » (France culture, lien ci-dessous) d’hier, elle relève de cette même casuistique douteuse : on commence par louer certaines qualités littéraires, à vrai dire incontestables, de l’œuvre d’Annie Ernaux, pour au fil de l’émission se livrer à un véritable « lynchage », sous couvert d’objectivité. Je suis révoltée par le procès en racisme et, entre les lignes, d’antisémitisme atavique, instruit sur France culture contre Annie Ernaux, par la caricature de ses prises de position que je connais bien parce que je les ai souvent partagées. Non, A. Ernaux n’a pas une « vision binaire du monde ». Quelle insulte ! Je me souviens, entre autres, d’une certaine pétition appelant à voter Jean-Luc Mélenchon en 2017 – mais en des termes qui avaient fort froissé le leader insoumis. « Lynchage » : c’est le mot que A. Finkielkraut emploie à propos de cette pétition initié par A. Ernaux contre R. Millet – dont il faut rappeler qu’il a fait l’éloge « esthétique » d’un crime d’extrême-droite. Réduire les prises de positions  d’A. Ernaux à ses prises de position en faveur du boycott d’Israël relève indubitablement d’un lynchage beaucoup plus insidieux et moins courageux. A. Ernaux, éditée par Gallimard, avait pris des risques en initiant une pétition contre un autre écrivain de Gallimard, et il s’agissait de s’indigner, et il y a toujours lieu, ô combien, de la montée en puissance des idées d’extrême-droite dans les milieux culturels.

« Bornée » : c’est le mot d’insulte prononcé pour finir par Pierre Assouline à l’égard de l’expression politique publique d’Annie Ernaux. Qu’est-ce qui, en sous-texte (quel tropisme?), est la véritable source de ce mépris ? Je laisse à chacun le soin d’y réfléchir.

Une littérature émancipatrice. Photo : Antoine Peillon

N. B. : Je précise que je ne partage pas la position d’Annie Ernaux sur ce point du boycott d’Israël : j’ai déjà écrit que je ne suis pas « antisioniste », en respect par exemple du sionisme d’Hannah Arendt, même si je n’y adhère pas entièrement. D’autre part je suis contre le boycott de consommation pour au moins deux raisons : 1. Il suppose qu’il existe une consommation morale et donc un capitalisme moral : présupposé avec lequel je suis en désaccord ; 2. On ne « boycotte » pas un peuple entier : je ne suis pas antirusse parce que le régime fasciste de Poutine bombarde l’Ukraine ; de même je ne suis pas anti-israélienne parce que Netanyahou s’apprête à gouverner avec l’extrême-droite et à renforcer la politique colonisatrice meurtrière des territoires occupés ; 3. Le boycott laisse entendre que les politiques menées sont affaire de choix individuels, alors qu’elles sont le fait d’appareils d’État et financiers  : ne sont politiques que les actions réfléchies, menées collectivement contre ces appareils, sans tenir compte de la nationalité.

Pascale Fautrier

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* Docteure, agrégée de Lettres modernes, Pascale Fautrier a publié de nombreux articles universitaires (dans Critique, L’Infini, Les Temps modernes…), des ouvrages pédagogiques, dont Les Grands manifestes littéraires (Gallimard, 2009), et une édition commentée de Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute (2006), des biographies de Chopin (2010) et de Bonaparte (2011), ainsi qu’un roman historique, Les Rouges (Seuil, 2014). Elle est aussi l’auteure d’une recherche historique décisive, Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance (Albin Michel, 2018), ainsi que de La Vie en jaune. Chronique d’un soulèvement populaire (Au diable vauvert, 2019), livre-reportage sur les Gilets jaunes de Commercy, en Lorraine.

Écouter : Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022 : conversation avec Raphaëlle Leyris et Pierre Assouline.

Voir : présentation du roman Les Rouges par Pascale Fautrier (Université Paris IV, séminaire de Jean Salem, Les Films de l’An 2)

« Ma mémoire est une foule noire couronnée de drapeaux rouges, et elle s’appelle Madeleine. Madeleine, c’est la Basilique de Vézelay. Madeleine, c’est ma grand-mère. Madeleine, c’est moi. C’est elle qui, la première, m’a raconté notre histoire. J’avais quatre ans, j’avais dix ans, j’avais seize ans. Dans sa voix, j’écoutais d’autres voix, venues du fond des siècles : la voix de Jules, son père, la voix de Jules-Antoine, son grand-père, la voix du grand-oncle Armand Perreau déporté en 1852, la voix de Camélinat, venant redire à la forge ses conversations avec Marx et Jaurès, la fondation de la Première Internationale ouvrière et l’écrasement de la Commune ; la voix, plus proche, dans la salle à manger des Cités, à Migennes, de René le résistant ou de Prosper Môquet, le député communiste de l’Yonne, et de sa femme Juliette. Huit générations de Rouges. » (Pascale Fautrier)