Par Jacques Bonnet
Après dix mois de conflit et la fermeture des gazoducs russes, l’Europe réalise amèrement qu’elle paie très cher la guerre en Ukraine. Car les motifs de ce conflit majeur relèvent, en premier lieu, d’une lutte sans merci des États-Unis pour la maîtrise mondiale du marché de l’énergie et la relance de son industrie de l’armement. Analyse et opinion.
La presse et les grands médias rapportent régulièrement que la guerre en Ukraine s’expliquerait, en grande partie, par la personnalité de Poutine, y compris par son rêve « grand-russe ». Ils expédient ainsi la question de la manière la plus simpliste : la diabolisation de la personnalité de Poutine. Georges Soros , spéculateur habitué de Davos, a donné le ton, en mars, en déclarant : « Poutine semble être devenu littéralement fou. Il a décidé de punir l’Ukraine pour s’être opposée à lui et semble agir sans rencontrer la moindre résistance. »
Derrière cette présentation des choses, il s’agit surtout de faire accréditer par l’opinion publique que cette guerre est due à un facteur extérieur au capitalisme. Et pourtant c’est bien la lutte concurrentielle acharnée, ou pour le dire autrement la concurrence de plus en plus féroce et destructrice pour le contrôle du marché mondial que se mène partout la classe capitaliste, qui est un des principaux facteurs des guerres. Depuis la déclaration de Jean Jaurès, en 1895, l’histoire a confirmé ce lien inextricable entre le capitalisme et la guerre. Le capitalisme porte bien en lui la guerre comme la nuée porte l’orage…
Intérêts économiques de l’oligarchie russe
De ce non-dit, découle très vite une complaisance avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), présentée comme la protectrice des opprimés (ex-pays de l’Est) et le défenseur du bon droit contre l’agresseur. « L’Occident », les bons contre les méchants, les démocrates contre les autocrates… La presse libérale y va de cette petite musique sur un conflit qui opposerait deux civilisations irréductiblement opposées, nourrissant par-là, en quelque sorte, la thèse que Vladimir Poutine développe devant le peuple russe pour justifier son intervention, ce qui n’en est pas le moindre des effets pervers.
Bien sûr, Poutine porte la responsabilité pleine et entière de l’agression criminelle contre l’Ukraine et il ne faut avoir de cesse de le redire et de condamner cette agression !
Mais loin d’être devenu fou, Poutine agit avant tout comme le défenseur acharné des intérêts économiques de l’oligarchie russe dont il est le représentant et, en particulier, pour la défense de leur place sur le marché européen de l’énergie. Car l’encerclement progressif de la Russie par les forces de l’Otan, depuis l’effondrement de l’URSS en 1989, est incontestable. Cette organisation militaire est passée de 16 à 30 États-membres et les 14 nouveaux membres sont tous, précisément, à l’est de l’Europe. Y voir un « parapluie protecteur » pour les pays d’Europe de l’Est repose sur la vision idyllique de l’Otan évoquée plus haut. Même les journalistes de la presse la plus libérale n’hésitent pas à caractériser l’Otan comme « le bras armé des USA ».[1]
[Note de la rédaction : En complément, notamment sur le rôle supplémentaire du nucléaire civil dans la guerre en Ukraine, lire Marc Endeweld, Guerres cachées : les dessous du conflit russo-ukrainien, éditions du Seuil, 2022 ; entretien de l’auteur avec Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), et article de fond publié par Le Monde diplomatique, en octobre 2022.]
Faire fortune sur le dos des Européens
Pour les cercles dirigeants américains, l’Otan est vu comme un outil pour contrôler et s’emparer d’une part aussi importante que possible du marché européen. Et cela au travers de la subordination des États européens au traité de l’Atlantique Nord. Entre autres préoccupations des Etats-Unis, la place qu’ils doivent occuper à tout prix sur le marché européen de l’énergie est une question stratégique, ce marché étant, jusqu’à cette année finissante, essentiellement la chasse gardée des oligarques russes fournisseurs de pétrole et de gaz bon marché à la plupart des pays européens.
Leur principal client était ainsi l’Allemagne, via les gazoducs Nord Stream, dépendante à près de 60% des gaz et pétrole russes pour son industrie. Depuis des années, Washington demande à Berlin la suspension de Nord Stream 2 et, le 7 février 2022, soit 17 jours avant l’entrée des troupes russes en Ukraine, c’est Biden qui répond par la négative, à la place du chancelier fédéral Olaf Scholz, à la question de savoir si le gazoduc Nord Stream 2, déjà construit, serait mis en service, au cours d’une conférence de presse commune à la Maison Blanche.
Après dix mois de conflit et la fermeture des gazoducs, l’Europe réalise amèrement qu’elle paie très cher la guerre en Ukraine. De plus en plus de voix, officieusement et officiellement, s’élèvent pour dire que Washington est en train de faire fortune sur le dos des Européens. « Si vous regardez simplement les faits, le pays qui profite le plus de la guerre, ce sont les Etats-Unis, car ils vendent plus de gaz à des prix très élevés et parce qu’ils vendent plus d’armes. » : ce sont les propos d’un haut-fonctionnaire européen à Politico, rapportés par Martine Orange dans un article de Mediapart daté du 28 novembre. Les livraisons de gaz de schiste américain à l’Europe et au Royaume-Uni ont augmenté de 63 % et leur sont vendues entre trois et neuf fois plus cher que sur le marché américain.
Désindustrialisation massive
Venant comme un prolongement politique naturel de cette situation, les Etats-Unis viennent de promulguer l’Inflation Reduction Act (IRA), un programme protectionniste de 369 milliards de dollars qui a pour but affiché de favoriser la transition écologique. « Mais les Européens y voient surtout une formidable machine pour attirer, aspirer les industries et le savoir-faire européens, et les inciter à s’installer sur le territoire américain à coups de subventions et d’aides en tout genre », peut-on lire dans le même article de Mediapart. Il y est ainsi question de subventions pouvant atteindre 60 à 70 % des investissements pour construire de nouvelles usines aux Etats-Unis, avec, en prime, la garantie sur 15 ans d’un prix de l’énergie en dessous de 30 dollars le MWH.
Premières victimes, avec la population européenne, des sanctions économiques imposées par le gouvernement américain à la Russie, les groupes industriels de la métallurgie, des engrais, du verre, du papier, etc., dont de nombreuses installations sont à l’arrêt faute de pouvoir absorber les couts faramineux de l’énergie, reconsidèrent leur développement sur le « vieux continent », n’y voyant plus aucun avenir. Et cela vaut également pour d’autres secteurs, tels l’automobile, les batteries, les composants électroniques… qui mettent en pause leur projets d’investissements européens, sensibles qu’ils sont à l’attractivité désormais irrésistible des Etats-Unis.
L’Europe est ainsi menacée d’une désindustrialisation massive avec les conséquences dramatiques que l’on peut imaginer sur son avenir économique et social. Les récentes et timides démarches de Macron à Washington n’y changeront rien. Il n’y avait d’ailleurs bien que lui pour voir, en novembre 2019, l’Otan « en état de mort cérébrale », alors que, dès 2014, Obama, suivi par Trump puis Biden, exigeait que les pays européens consacrent au moins 2 % de leur PIB aux dépenses militaires, en tant que membres de l’Organisation. Ce qui est aujourd’hui acquis, à la faveur de la guerre en Ukraine ouvrant d’ailleurs un énorme espace commercial à l’industrie militaire américaine. Dans un contexte économique marqué par la dislocation du marché mondial, un tel coup de pouce représente un cadeau fabuleux pour le secteur de l’armement largement dominé par les entreprises américaines.
Une véritable course aux armements
Le 27 février 2022, trois jours après l’attaque de Poutine contre l’Ukraine, le chancelier social-démocrate Scholz, rompant avec le désarment de l’Allemagne décidé par les Alliés en 1945, annonçait dans un discours historique, non seulement accepter la demande américaine d’augmenter le budget militaire à 2% du PIB, mais investir dans un fond spécial de 100 milliards d’euros pour faire de la Bundeswher « la plus grande armée de l’Union européenne ». Scholz confirmait ainsi sa totale subordination à l’impérialisme américain qui avait déjà exigé de lui qu’il cesse d’importer le gaz et le pétrole russes. En France, le budget militaire devrait représenter 47 milliards d’euros en 2024, puis 50 milliards en 2025, soit 2,5% du PIB. Les pays baltes sont déjà à environ 2%, la Pologne est bien au-dessus et la Suède vient d’annoncer qu’elle s’engageait à ces 2% minimum pour assurer son adhésion à l’Otan… Aux Etats-Unis, un accord entre les Républicains et les Démocrates fait passer le budget militaire à 858 milliards de dollars en 2023 (+ 8% par rapport à 2022), ce qui représente le plus gros budget de l’histoire moderne pour les dépenses de défense.
Une véritable course aux armements se déroule donc sous nos yeux, faisant entrer les pays de l’Otan en économie de guerre. La France « est entrée dans une économie de guerre dans laquelle, je crois, nous allons durablement nous organiser », déclarait d’ailleurs Emmanuel Macron, au Salon de l’armement, en juin 2022.
Cette guerre en Ukraine n’est pas la nôtre
Les milliards de dollars et d’euros investis au bénéfice de l’armement de l’Ukraine et donc de l’industrie d’armement, le sont au détriment des populations, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. Ils le sont au détriment des politiques publiques de développement, de nos écoles, de nos hôpitaux, de nos transports publics. Nos gouvernants nous invitent à la sobriété et à serrer les rangs derrière eux « au nom de nos valeurs », comme ils disent. Mais de quelles valeurs parlent-ils ? Ne serait-ce pas plutôt leurs « valeurs boursières » ?
Faut-il revenir à nouveau sur la réalité de l’Otan ? Comment ose-t-on encore parler de « protection des peuples » lorsque le bilan des guerres, depuis le 11 septembre 2001, s’élève à plus de 900 000 morts, principalement en Irak et en Afghanistan, lors de conflits dans lesquels l’Otan était et continue d’être directement ou indirectement impliquée ?[2]
Ce n’est pas une figure de style que de dire que cette guerre en Ukraine n’est pas la nôtre ! Nous ne renvoyons pas dos à dos le peuple russe et le peuple ukrainien, mais Poutine et l’Otan dont le président ukrainien Zelenski est l’obligé. Nous ne sommes pas en guerre avec le peuple russe, ni avec le peuple ukrainien. Dans cette guerre en Ukraine, il n’y a qu’un seul camp à défendre : celui des peuples russe et ukrainien, ainsi que ceux de toute l’Europe, qui subissent les conséquences de la guerre. Il est temps que cesse l’escalade militaire qui fait peser un danger mortel sur tous les peuples d’Europe et de tous les continents.
Jacques Bonnet
[1] Dans le Bien public du 24 mars 2022, par exemple : Francis Brochet, « Biden met l’Occident en ordre de bataille ».
[2] Source : Cost of War, Watson Institute for International and Public Affairs, Brown University, Providence, Rhode Island, USA.