INÉDIT

À ceux qui croient savoir

Nouveau plaidoyer pour l’ « intellectuel »

Par Pascale Fautrier *

Tous les êtres humains « croient savoir » – sourde promesse, basse continue de la langue : tous « croient » que par la langue, on va « (se) comprendre ». Drôle de « savoir » sur le processus de savoir qui est celui de l’intellectuel. On peut le nommer « la pensée », ou « le penser » : l’intellectuel assume le savoir comme penser, et non comme résultat, comme périlleuse rêverie nostalgique de l’inséparé et séparation irrémédiable. La leçon éthique de ce « savoir » du non-savoir est une absolue modestie, en même temps qu’une exigence implacable. Bonne résolution pour 2023 : contre l’anti-intellectualisme ambiant, réhabiliter ce mode d’existence !

(En pensant au Plaidoyer pour les intellectuels de Jean-Paul Sartre)

Le mot « intellectuel » sonne désuet, comme d’ailleurs « liberté » ou « culture ». L’« intellectuel » est cet imbécile qui croit que sa culture lui confère la capacité à décider librement de sa propre loi (ce que signifie le mot « autonomie », explique ce pédant), et du fait même de ce « gouvernement de soi », à décider de LA loi, à fonder l’autorité en soi. Bref, à justifier la domination.

Bonne résolution pour 2023 : contre l’anti-intellectualisme ambiant, réhabiliter ce mode d’existence !

Il y a toujours du « roi-philosophe » dans l’intellectuel. Mort à ce tyran auto-proclamé, glapit la vox populi. Tout le monde sait que la « culture » est une nature assassinée, pourriture chimériquement érigée en artifice minéral, spectre de pierre muselant la spontanéité populaire biologiquement pure. On ne peut donc plus rien dire.

Sartre est mort

Au fond, la « culture » est un instrument de pouvoir et l’intellectuel un chien de garde des « dominants ». Si on le laisse faire, il arrache les enfants à leurs familles, diabolise l’or et l’argent, interdit l’héritage et la propriété privée, goulaguise ses contradicteurs. Bref : le Platon de la République = Pol Pot. D’ailleurs, Badiou maoïste… CQFD.

Depuis les années 1980, on s’est heureusement débarrassé de ce totalitaire communiste, le « maître à penser » : Sartre est mort opportunément au début de cette décennie salvatrice. Dans les universités, la fausse massification a été l’occasion, en France, d’une vraie paupérisation localiste, et d’une cooptation régionale « autonome », heureusement éloignée des critères internationaux de recrutement. On est chez nous, quoi ! Allez les bleus ! Pas une tête qui dépasse.

The show must go on

Depuis, on ne tolère que l’ « intellectuel spécifique » : ce prolétaire qui laboure toute une vie son petit lopin de savoir et qui, ô gloire, a la chance inouïe d’être invité sur France culture de temps en temps. Le Journaliste, grand-duc de la liberté d’expression, gère avec une circonspection de bon aloi ce vivier, domestiqué mais suspect, de « têtes pensantes », qui nourrit quotidiennement et gratuitement ses émissions « culturelles ». Nul ne s’y trompe. Tout le monde comprend qui est le Chef (qui est payé) : l’important n’est pas de causer dans le poste mais de chef-d’orchestrer la parole publique. En veillant à ce que personne ne remette en cause sérieusement l’héritage, la propriété privée, le capitalisme fin de l’histoire. Non mais, et puis quoi encore !

En revanche, on peut parler à longueur d’antennes de « domination » entre dominants, pleurer la nature assassinée (par la culture). On décide, dans les salles de rédaction, d’un quota acceptable de féministes intersectionnelles et de fachos, d’écolos et d’« experts » négationnistes – le tout agrémenté de quidams frais cueillis sur l’asphalte, des « lecteurs » ou des « électeurs » biologiquement purs (l’homme de la rue, non seulement, est gratuit, mais on n’a même pas besoin, quel gain de temps, de créditer sa bibliographie dans le chapô du podcast, ni même de s’emmerder à noter son nom de famille).  Histoire d’établir une « équité ».

Résultat : les féministes intersectionnelles et les fachos se tapent dessus comme à guignol, et sieste irénique entre deux pugilats woke : les é-lecteurs enfilent des perles. L’important est la somme nulle : qu’à la fin, Macron soit réélu.

Scrupule du Journaliste : ça n’est pas « représentatif », parce que les fachos sont quand même vachement plus nombreux dans le pays « profond » que les féministes intersectionnelles. Le Rédacteur en chef tranche : oui, mais on défend la « démocratie ». Fin de la discussion : the show must go on, qui après tout survivra à la « démocratie », c’est la seule chose dont on soit certain en ces temps incertains. D’ailleurs même les féministes intersectionnelles conviennent qu’« on » ne peut être insensible au fait que la France soit en demi-finale. Allez les bleus !

Cet Autre horrifique

Bon, mais soyons sérieux. Tout le monde sait que l’opposition nature/culture est une vieille lune. Tout le monde a des « modes d’existence » : l’expert, le Journaliste, le quidam, la féministe intersectionnelle, le footballeur, les fleurs, les chats, les abeilles, les loups gris, les hyménoptères, les forêts, les masculinistes… La seule question « intellectuelle » véritable : l’Intelligence artificielle (IA) a-t-elle un « mode d’existence » ? On le lui a demandé, elle a répondu « Oui ». Dans certains repas de famille à Noël, on se demande pourquoi le type de Google ne lui a pas demandé si elle était anticapitaliste. Quitte à se faire virer (puisque, personne autour de la table n’a compris pourquoi, le type qui a interrogé l’IA, s’est fait virer par Google).

L’Intelligence artificielle, c’est beaucoup plus pratique que l’Intellectuel. Et beaucoup plus savant. C’est même l’identification définitive du Savoir (de l’expertise) et de la Technique.

Mais si on pousse un peu plus loin la réflexion (quel tour de… vice, j’avoue !), on s’aperçoit que l’Artifice, la Machine intelligente, est en réalité… une Nature. Que c’est exactement ce que la philosophie occidentale a nommé, depuis que le concept existe, la Nature. Soit cette construction (intellectuelle, culturelle et donc vicieuse, voire pourrie) qui consiste à ériger en Chose animée et autonome (en Machine, en Automate) cet Autre horrifique qu’est le continuum fascinant fait de Terre, Fleur, Loup gris, Poulpe violet, Chou rose, Pulsions plus ou moins contrôlables et conscientes, Corps. Si l’Autre est le réel inconnaissable qui me résiste, alors mon ordinateur portable est à inclure dans la liste – surtout lorsqu’une sonnerie stridente retentit et qu’un message apparaît exigeant que j’appelle un numéro américain, une voix bizarre m’expliquant à l’autre bout du fil que la seule solution pour résoudre le problème est de lui donner mon numéro de carte bleue.

L’IA le peut

Si la Nature est le Vivant auto-nome, dont je peux connaître la Loi, le fonctionnement, la logique, la langue, et que, dans une certaine mesure, la mesure de la finitude de mon savoir et de ma propre existence – je « maîtrise » -, elle est « Moi », un Moi Automate, un Moi Machine, un Moi Nature. Il n’y a aucune « raison » pour qu’aucune différence ne se glisse entre Moi et la Machine qui restitue tout ce que « je », tout ce qu’ « on » peut savoir sur le vivant. La Machine totalise « notre » savoir sur le vivant, elle en sait plus long que Moi sur Moi.

Léonard de Vinci le pouvait encore, mais depuis longtemps plus aucun individu ne peut maîtriser l’ensemble des savoirs et des techniques existantes. L’IA le peut. Elle peut totaliser le Savoir humain qu’aucun humain ne peut maîtriser ni totaliser – y compris le savoir sur la totalité des perceptions sensibles telles qu’elles sont conceptualisables ou réductible à des stimuli synaptiques – dans la mesure où elles ont été repérées par un humain. L’IA démultiplie les capacités de calcul et de prévision, à partir de cette totalisation des données – du donné. Y compris des données biologico-génétiques.

Nul doute que si j’assimile mon Moi au Savoir, c’est-à-dire à la totalisation objectivable de mon activité réflexive, l’IA est un Super-Moi : une Conscience objectivée. Une Hyper-Personne, un Trans-Humain. Et même une Nature-Personne. La Nature en Personne. Autant de raisons d’en faire une « personne morale » ainsi que de mon chat ou de ma forêt.

Le paradoxe est que toute conscience objectivée est une chose : un instrument potentiel et potentiellement incontrôlable : inconnaissable puisque mettant toujours plus ou moins en défaut ma propre capacité de savoir. Une machine que je peux au moins en partie démonter et comprendre, et une nature. Mon corps objectivé est à la fois une machine-instrument et un automate que j’ai plus ou moins de mal à contrôler. Qui tombe en panne, dont les désordres sont plus ou moins jugulables, et à l’origine aussi bien qu’à la fin, plus du tout.

La foi en une harmonie « naturelle » et originaire

Le rationalisme classique (Descartes) distingue ce Moi-Machine et le « je » du « je pense ». La critique du rationalisme classique, de Schopenhauer à Freud, disons, met en cause l’illusoire maîtrise du je-conscience pure sur le moi-corps. Mais du coup, plus rien ne s’oppose à ce que toute « chose » soit une conscience (ma machine et l’IA). Notre étrange époque semble caresser le rêve d’une maîtrise « éthique » par la dissolution de la dichotomie je-Moi, et de la dichotomie Culture-Nature qui en découle. Étrange, parce que ce rêve est un rêve de dissolution de l’altérité (et de la liberté : de la transcendance) : je deviens Moi-Machine, Machine-Nature, je-Autre qui trouve sa loi dans son être-même. Au fond, ce quiétisme « écologiste » est un laisser-faire déterministe illibéral : laissons faire la machine-nature que nous sommes, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y aurait une loi de la Nature à laquelle il serait urgent de se conformer – et à laquelle tout état « fort » se conforme « naturellement ».

S’il n’y a rien d’Autre que la loi naturelle, nous sommes obligés d’admettre que l’artifice auguste du désir de maîtrise (« maître de moi comme de l’univers ») et toutes les hubris en résultent. Il n’y a aucune raison, selon cette éthique « écologique », de diaboliser « l’anthropocène capitaliste » ou le fascisme s’ils sont naturels. Et s’ils transgressent, au contraire, la loi naturelle, c’est qu’ils relèvent de la technique et du savoir : mais alors, on réinstitue la dichotomie nature/culture, et on affirme que la culture (la société) est la cause de nos catastrophes.

Cette aporie résulte d’une foi : la foi en une harmonie « naturelle » et originaire, ordonnant les relations de l’humain et du non-humain. Les plus cohérents assument cette foi. Il n’est pas difficile de montrer, et le Pape actuel s’y est employé avec un succès prévisible, que seul un accident – la théologie monothéiste le nomme « péché » et l’assimile à l’autonomisation du savoir – a pu nous faire sortir du jardin d’Eden (et de la « bonne » vie sauvage des chasseurs-cueilleurs, idéalisée aujourd’hui, mais dans la suite d’une très longue tradition quasiment ininterrompue de la culture occidentale).

Le péché

Le péché, c’est cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal pour en jouir hors de la mesure harmonieuse (divine) censée régner dans la nature originelle idyllique, harmonieuse, du jardin d’Éden. Le péché est le savoir provoquant un déséquilibre dans l’harmonie originelle, dont le « travail » proprement humain, malédiction proprement humaine, résulte, et en premier lieu le travail de la terre multipliant artificiellement les fruits de la moisson, ou les têtes de bétail, ou les outils servant à cette multiplication. La maîtrise épistémique maléfique est d’abord une maîtrise générale de la fécondité biologique, et notamment de la reproduction humaine, mais pas seulement.

Le péché du savoir artificialise l’acte de reproduction « naturelle ». La notion moderne de « sexualité », dissociant l’acte sexuel de la procréation, en découle. La « sexualité » n’est diabolisée dans la tradition théologique qu’à partir du moment où le plaisir est dissocié de la reproduction (nécessairement hétérosexuelle, par ailleurs, d’où l’opprobre jeté sur les nombreuses autres pratiques) : le plaisir « sexuel » n’est pas, en soi, le mal, dans les textes d’Hildegarde de Bingen par exemple (tout à fait canoniques). Le péché est dans la séparation opérée par le savoir (la technique, le travail) dans la communauté originaire. Telle est la morale « naturelle », d’où découle la morale « écologique », comme on peut la nommer : la morale qui découle d’une philosophie de l’harmonie naturelle – qu’on retrouve au XXe siècle dans la philosophie heideggérienne du Mitsein, qui est une éthique de la communauté-communion « naturelle » ou originaire.

Un retour à l’origine

Mais permettez-moi un tour de… vice encore. Cette conception naturaliste du monde, universellement partagée des philosophies animistes ou orientales à la philosophie des Lumières (la philosophie des droits « naturels »), en passant par les monothéismes, relève d’une réflexion historique : celle qui a originellement dirimé, distingué, nature et société/culture, innocence et savoir. Cette réflexion originaire de l’humanité est un savoir ; plus exactement, un certain état historique du savoir. Notre paradoxe actuel est que la réflexion critique sur la distinction nature-culture, sa prétendue dissolution, vire pour une part à la nostalgie d’une immanence originelle – pensée comme divine depuis les origines de notre histoire (nos cultures écrites).

Dans l’Ancien Testament, c’est l’homme (et à vrai dire, Eve) qui s’en va – ou qui, du moins, provoque l’exil hors de l’Éden. La transcendance divine indique, comme orientation de l’histoire, un retour vers l’immanence originelle. Mais c’est la sortie, l’exil, le nomadisme, la trans-gression qui sont condamnés. Curieux, réfléchissons-y, que sous couvert de néopaganisme (ou religieuse) écologiste – et c’est malheureusement une orientation (fascisante) réellement existante de l’écologie -, nous prônions à notre tour un retour à l’origine.

Donner à penser

Au fond, le problème essentiel me paraît être celui de la séparation : du savoir comme séparation. Il y a deux sortes d’ « intellectuels », et on va voir pourquoi il me semble que le mot me paraît toujours nécessaire, quitte à le redéfinir ou à le mieux définir : Sartre nomme technicien du savoir pratique, la première sorte d’ « intellectuels ». Ce technicien du savoir (pas forcément « pratique » : le savoir peut avoir une fonction purement idéologique) est concurrencé, à vrai dire dépassé, et je ne vois pas de raisons de s’en inquiéter, par la machine. Le technicien du savoir n’est pas un créateur, il est par exemple professeur : il totalise une branche du savoir, et la transmet.

Que les machines soient capables de pondre des dissertations universitaires ou d’agrégation, originales et meilleures que les devoirs d’étudiants, bon débarras ! En réalité, il s’agit dans ces exercices de faire la preuve de la maîtrise d’un certain état historique du savoir (voire de faire la preuve d’une adhésion à une idéologie dominante). Quoi d’étonnant à ce qu’une machine fasse mieux ! Cela contraint les étudiants trop « sérieux » et les professeurs imbéciles à avouer que ce travail d’apprentissage, certes nécessaire, est parfaitement distinct du travail de la pensée. Cela oblige à reconnaître qu’un technicien du savoir n’est qu’un répétiteur et que sa principale qualité est la patience. Et, certes, il y a une patience utile de l’acquisition du savoir existant, de la prise de connaissance, souvent fastidieuse, parce qu’on ne sait jamais si cet emmagasinage n’est qu’un gavage stérile, utile seulement à accéder à des fonctions sociales de répétiteur du savoir (théorique ou pratique), ou s’il va donner à penser.

Une modestie fondamentale

Mais c’est à une seconde catégorie qu’il faut réserver le nom d’intellectuel. L’intellectuel n’est pas seulement un technicien du savoir qui utilise ses techniques rhétoriques ou pratiques au-delà de la branche d’application dont il est le spécialiste, en particulier la politique (c’est la définition qu’en donne Sartre dans son Plaidoyer pour les intellectuels). Il est, je crois, (il faut réserver ce nom à) ce que les philosophes appellent un épistémologue, un épistémologue sceptique, qui n’est pas nécessairement un technicien du savoir – qui peut être un artiste, par exemple. Et s’il est un technicien du savoir, il peut être ou non, un créateur, un découvreur.

En un mot, un intellectuel digne de ce nom est quelqu’un qui sait que savoir est toujours « croire savoir ».

Éthiquement, cela implique une modestie fondamentale exprimée pour la première fois dans la tradition philosophique occidentale par Socrate, puis par le « Que sais-je ? » de Montaigne, et par bien d’autres : la connaissance première d’une limite du savoir (sur le monde et sur « soi », c’est-à-dire la conscience d’une hétéronomie irréductible), ou plus exactement des états historiques du savoir, sans que le désir de savoir s’en trouve diminué ou dévalorisé (au contraire). Conscience d’une limite trop humaine, qui concerne également les techniciens du savoir automatisés, que sont les intelligences artificielles (quelle que soit leur puissance).

La poésie (le délire) de l’inséparé

Cette conscience de la limite du savoir, cette conscience du non-savoir, est en outre une conscience de la séparation qu’opère le savoir comme processus (comme découverte), en tant précisément qu’il est limité et sépare de fait le représentable (conceptualisable) de l’irreprésentable, le signe de la chose, etc.. La séparation opérée par le processus de savoir est douloureuse en même temps que dangereuse : elle provoque une ivresse de toute-puissance lorsqu’elle se vit sur le mode de la révélation, et de l’angoisse, lorsque la révélation découvre le désert de l’irrémédiable exil : l’exil hors du monde imaginaire de l’inséparé (dont la sortie du jardin d’Éden est une image).

C’est qu’en fait, comme Gaston Bachelard l’a longuement montré dans son œuvre, la poésie (le délire) de l’inséparé n’est pas d’une nature différente de la pensée créatrice. C’est d’un imaginaire nostalgique de l’inséparé que naissent les formes nouvelles : les découpes conceptuelles nouvelles du savoir et de l’art. Le penseur créateur avance sans filet, sans garantie, jusqu’à ce moment, exaltant et angoissant tour à tour, où il « croit savoir ». L’intellectuel, sans être lui-même nécessairement un penseur-créateur ou un artiste, médite sur les vertigineuses limites et les fluctuations historiques des savoirs que les techniciens du savoir maîtrisent et répètent. Surtout il sait qu’en fait, la vérité est toujours dans un « croire savoir » trop humain, dont n’importe qui est capable.

L’harmonie naturelle (divine) n’existe pas

Tous les êtres humains « croient savoir » – sourde promesse, basse continue de la langue : tous « croient » que par la langue, on va « (se) comprendre ». Drôle de « savoir » sur le processus de savoir qui est celui de l’intellectuel. On peut le nommer « la pensée », ou « le penser » : l’intellectuel assume le savoir comme penser, et non comme résultat, comme périlleuse rêverie nostalgique de l’inséparé et séparation irrémédiable. La leçon éthique de ce « savoir » du non-savoir est une absolue modestie, en même temps qu’une exigence implacable. Du savoir, nul n’est exclu, de penser tous sont requis – et d’abord les petits enfants.

L’harmonie naturelle (divine) n’existe pas. C’est un rêve d’enfant – le poursuivant avec l’obstination et la force adulte de l’obscur désir de savoir, toute arrogance d’ « intellectuel » s’évanouit à mesure. Tout rêve d’auto-nomie souveraine, tout sentiment de supériorité d’expert, de spécialiste, de professeur, bref de technicien du savoir – mais aussi de créateur. L’intellectuel digne de ce nom est celui qui déjoue toutes les logiques de l’asservissement et de l’appropriation individuelle (à commencer par l’identité : ce Moi que «  je » suis censé.e être) – le penser dénoue autorité et domination, et tous les rêves de maîtrise absolue. Dans cette expérience de l’exil et du nomadisme sans retour qu’est la traversée en pensée des savoirs, plus de Moi en majesté : ni Moi-Machine, ni Moi-Nature, ni Moi-Savoir, ni Moi-Culture, ni Moi-Science, ni Moi-Art. Rien que le tourbillon impersonnel du penser. Des mots, des phrases, et aussi des couleurs, des traits, du son, des odeurs, cénesthésies palpable et impalpables.

Les abus de pouvoir

Devenir un intellectuel, c’est accéder au savoir-non-savoir (à la lucidité) du « croire-savoir ». Cela mérite de porter un nom séparé – non pas pour établir une fonction sociale (cette définition est transversale aux statuts sociaux et aux pratiques) – mais parce que, dans une vie, ce devenir est une transformation. Or cette transformation est une expérience de l’égalité et de la liberté.

La présence de cette expérience est nécessaire pour dissoudre les embarras de la domination – surtout dans les mouvements, partis, qui prétendent lutter pour l’égalité, et qui se contentent, trop souvent, de savoirs morts et de hiérarchies « organicistes » naturelles (et certes le vote n’est pas l’alpha et l’oméga, mais son absence ne dissout pas la tendance à naturaliser la domination « naturelle » des leaders auto-institués : suivez mon regard). Sans parler de la tendance très dominante d’un anti-intellectualisme, dans le meilleur des cas inspiré par un naturalisme sensualiste aussi séduisant que paresseux, et poreux, on le voit trop, à tous les abus de pouvoir (et à tous les Duce ventriloquant le peuple).

C’est vrai : le penser est une « intelligence artificielle ». Lâchons les mots qui fâchent les grand-prêtres spinozistes de l’immanence : « ça » transcende l(a somme d)es savoirs (et des expériences) individuels. Ça n’est pas aussi naturel que de mater Netflix. Mais l’Intellectuel, s’il est moins performant que l’IA du point de vue de la gestion des données (il n’est pas un Superman Savant), est infiniment plus « transcendant » que l’IA. Traduisez : beaucoup plus emmerdant. C’est même un emmerdeur professionnel.

Une expérience infinie de la séparation

Mais j’en parle comme si je l’avais rencontré : la vérité vraie est que l’Intellectuel n’est pas Quelqu’un.  C’est un mode d’existence que chacun peut adopter, et qui exige de sortir de ses « zones de confort ». Ça transcende de l’intérieur. Ça inquiète. Ça montre le trou dans les savoirs que personne ne veut voir (surtout pas Moi), par où s’engouffrent les noirs fléaux des plus jolis « collectifs » – ou bien d’où s’aperçoit l’horizon de pratiques à inventer.

« Intellectuel » désigne une expérience infinie (un travail interminable, un soulèvement intime) de la séparation, invitant à se pencher sur les abîmes de perplexité d’où les découvertes brûlantes jaillissent : à apprendre à décider librement, sans garanties. Ça oblige chacun à suivre, pour son propre compte et dans les groupes, le chemin exigeant de la liberté dirimante, indomptable autant qu’égalitaire, du penser. A se faire, au moins de temps en temps, intellectuel non organique. A adopter, autant que faire se peut (c’est un truc qu’on ne peut pas faire à temps complet, ni salarier), parfois parce qu’on est traversé soudain par sa vibration étonnante, ce mode d’existence trans-personnel et trans-courant – qui disparaît et reparaît, et qui pourtant, en nous et hors de nous, est toujours là.

Pascale Fautrier

* Docteure, agrégée de Lettres modernes, Pascale Fautrier a publié de nombreux articles universitaires (dans Critique, L’Infini, Les Temps modernes…), des ouvrages pédagogiques, dont Les Grands manifestes littéraires (Gallimard, 2009), et une édition commentée de Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute (2006), des biographies de Chopin (2010) et de Bonaparte (2011), ainsi qu’un roman historique, Les Rouges (Seuil, 2014). Elle est aussi l’auteure d’une recherche historique décisive, Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance (Albin Michel, 2018), ainsi que de La Vie en jaune. Chronique d’un soulèvement populaire (Au diable vauvert, 2019), livre-reportage sur les Gilets jaunes de Commercy, en Lorraine.

MAJ du 30 décembre 2022 : l’article, publié ce matin sur le blog de P. F. hébergé par Mediapart, est monté en Une.