Par Alain Badiou

Séance du 5 décembre 2022 du séminaire d’Alain Badiou, au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)

Présentation par Pascale Fautrier

Alain Badiou est l’auteur d’une œuvre considérable de philosophe traduite dans toutes les langues (L’Être et l’événement, I, II et III, 1988, 2006 et 2018). Il y re-brasse la tradition de la métaphysique occidentale et du rationalisme classique, et bâtit une méta-ontologie qui entend prendre l’incommensurable mesure des révolutions mathématiques du XXe siècle.

Immense professeur, il anime depuis plus d’un demi-siècle un séminaire où ont été exposés et discutés les textes majeurs, des présocratiques à Nietzsche et Heidegger, de Sartre à Deleuze, Derrida ou Foucault, et commentés les plus grands poètes. Il est en outre un polémiste prolifique et polygraphe, bataillant dans près d’une centaine d’ouvrages, dans la fidélité à ce qu’il nomme « l’Idée communiste », contre les renégats de la Restauration néo-libérale des années 1980, labourant sans relâche les quatre domaines de ce qu’il a baptisé « procédures de vérité » : l’art, l’amour, la science, la politique, et proposant des diagnostics originaux sur l’histoire inouïe du XXe siècle et de ce début de XXIe.

Nous proposons, en exclusivité pour Le Jacquemart, la publication de la dernière séance du séminaire d’Alain Badiou, celle du 5 décembre 2022, qui sera suivie de la publication de la séance qui doit se tenir le 16 janvier prochain, laquelle poursuivra la réflexion sur ce que peut être aujourd’hui un « militant ».

Après une introduction autobiographique sur son métier d’enseignant, Badiou établit un diagnostic de la crise de l’enseignement et énonce huit « impératifs » pour la surmonter. S’il y a une « didactique paisible » de la science et de l’art, en revanche il n’y en a ni de l’amour ni de la politique : Badiou propose de prendre acte de la faillite du militantisme visant le communisme du Parti-État, et propose trois orientations pratiques pour y parvenir.

INÉDIT
LE TEXTE D’ALAIN BADIOU

1 – Le Professeur, « guide d’un voyage de la pensée »

Je voudrais commencer par un protocole d’identification familiale.

Je suis, comme certes vous le savez, professeur de philosophie. Mais il faut voir les choses dans leur ensemble : mon père était professeur de mathématiques, ma mère était professeure de français, mes quatre grands parents étaient instituteurs, ma première épouse était professeure de mathématiques, mon fils aîné est professeur de mathématiques, sa femme est professeur d’espagnol, ma nièce …bref : La question de l’enseignement fait corps avec ma vie personnelle.

          J’ai écrit, vous le savez peut-être, une courte brochure où je parlais de la désorientation du monde, aujourd’hui. Or, me revient de toutes parts le sentiment que l’enseignement, de l’école maternelle aux universités, est effectivement, aujourd’hui, lui aussi, gravement désorienté.

          Je coupe ici droit vers le diagnostic que je formulais dans la brochure en question, que je vais en quelque sorte reprendre devant vous : face à une information omniprésente sur les réseaux de toutes espèces, qui encourage une totale passivité, voire une solide ignorance (une petite machine portative « répond » à ma place aux questions que je me pose ou qu’on me pose), l’appareil enseignant, singulièrement sa direction étatique, ne fait rien qui permette d’apprendre à la jeunesse, en sa totalité, ce que c’est que penser, connaître et argumenter. Il est évident qu’une réponse venue d’une machine extérieure ne fait que répercuter tel ou tel état dominant des réponses possibles, sans m’indiquer d’aucune façon comment on passe de l’ignorance au savoir. Or, le but d’un enseignement véritable, depuis au moins Platon, n’est nullement de collectionner des réponses extérieures, mais de savoir comment on passe, personnellement, et avec ses propres ressources, de l’ignorance à la connaissance. Pour Platon, la pensée n’est pas un dictionnaire, et c’est bien pourquoi son héros, Socrate, aime dire qu’au point de départ d’une question, il importe de savoir qu’on ne sait rien. Ce qui compte est de trouver, en s’appuyant sur un enseignement, quel qu’il soit, le chemin du savoir, ou, pour parler comme ce professeur légendaire qui se nommait Socrate, de parvenir, après de grands efforts, à l’Idée qui éclaire tout le problème initialement mis à l’ordre du jour.

          Le téléphone portable sait tout, et donc ne connait rien. Aujourd’hui, l’enseignement doit commencer par bannir radicalement ce genre de faux savoir, composé d’opinions incontrôlables. Et il faut revenir, avec plus d’insistance que jamais, sur les savoirs problématiques, ceux dont il faut apprendre comment les fréquenter et comment y tracer soi-même le chemin de la connaissance.

          Oui, l’enseignement, c’est l’Idée conquise par la pensée contre les opinions dominantes que répètent tant les machines chiffrées que les fondés de pouvoir du Capital et leurs marchands de papiers et de bruits réglés d’avance.

          Une sorte de sagesse avait conduit à tenir pour essentielles, pour en quelque sorte royales, deux disciplines en apparence contrastantes : les mathématiques et la littérature. Apprendre, là, était apprendre ce que c’est que lire un roman ou un essai ou une tragédie ou un poème, soit ce qui seul fait vérité sur la subtile infinité de l’existence humaine. Et apprendre ce que c’est qu’un raisonnement logique, qui seul permet de vaincre la difficulté d’une situation problématique, et de tirer une vive lumière de données qui sont, dans l’énoncé du problème, presque opaques.

          Dans les deux cas, le professeur est le guide d’un voyage de la pensée, et telle est la définition idéale de son métier : montrer comment on passe de l’ignorance au savoir, non par cumulation d’opinions circulantes, non par la manipulation aveugle des machines, mais par la découverte d’une capacité personnelle, disponible en chacun, capable de sélectionner, dans le torrent chronique des informations informes, seulement ce qui servira à éclairer le complexe chemin au terme duquel on peut parler d’une vérité.

          On pourrait dire aussi : l’enseignement consiste à fournir à tout enfant ou adolescent les moyens, quel que soit le problème que leur pose la vie, de le résoudre en l’inscrivant de façon argumentée dans une lumière universelle.

          Mais aujourd’hui, l’enseignement plie l’échine, sous la double pesanteur d’un monde capitaliste organisé dans la seule perspective du profit, et d’une technologie, porteuse d’un arsenal infini d’opinions disparates, et qui ne se soucie nullement de la différence entre le faux et le vrai, et encore moins de celle qui sépare l’universel du particulier. Dans ces conditions, l’enseignement, en dépit des efforts héroïques de nombre d’enseignants, tend à n’être plus qu’une sorte de garderie provisoire au terme de laquelle on lâche les jeunes dans le capharnaüm des opinions et des faux-semblants, avec comme seule boussole l’impératif de se tirer d’affaire vaille que vaille, téléphone portable en main, dans des circonstances de plus en plus troubles.

          L’enseignement avait pour mission – au moins en théorie – de propager la culture de l’universel, et donc d’orienter la jeunesse. Il s’est agi pendant longtemps de la jeunesse noble, puis bourgeoise. Mais au fur et à mesure qu’il s’étendait à cette jeunesse toute entière – extension qui est en soi une excellente nouvelle démocratique – l’enseignement officiel s’est vu condamné à une sorte de version falsifiée de cette mission. En ce sens, et les vrais professeurs sont les premiers à en souffrir, il est, l’enseignement, aujourd’hui, lui aussi, désorienté, lui dont la seule vraie mission est d’apprendre comment, dans le bazar des opinions intéressées, ou frivoles, ou tenues dans une dictature identitaire, la pensée peut néanmoins s’orienter vers ce dont la valeur est universelle.

          Pour que cette vraie mission professorale soit retrouvée et sauvée, il faut que, dans un long enseignement cohérent, à valeur universelle contrôlable, soit laissée de côté toute fonction sélective. Tous les jeunes seront inscrits dans le cursus scolaire, disons entre la fin de la maternelle comprise, et compris aussi les premières années d’université, devenues obligatoires pour tous. Autrement dit, tous les enfants et adolescents, donc tous les individus vivants entre quatre ans et 19 ans, doivent apprendre ce qui compose le socle minimum d’une culture de citoyen éclairé. A s’en tenir précisément au minimum, cela impose au moins huit points, huit impératifs.

  1. Apprendre à lire, à aimer lire, à aimer commenter des livres, et singulièrement tous les chefs d’œuvre reconnus de la littérature et du théâtre. Mais aussi savoir lire et discuter ce qui est proposé comme littérature contemporaine.
  2. Apprendre à présenter, en public, par exemple devant la classe, un point-de-vue argumenté sur une question relevant soit du programme ; soit d’un choix personnel, comme un livre qu’on vient de lire, un film qu’on vient de voir, ou un poème qu’on aime ; soit un point de la conjoncture collective du moment, sur lequel on a des questions ou des convictions. Cette présentation sera suivie d’une discussion ouverte à tous les assistants, et dirigée démocratiquement par l’enseignant(e).
  3. Acquérir un niveau mathématique allant du calcul élémentaire et du tracé des figures aux fondements aujourd’hui reconnus de l’algèbre et de l’analyse. Disons une culture mathématique qui, au total, devrait avoir le niveau de celle que demande une première année de préparation aux concours des grandes écoles.
  4. Parler et lire sans hésitation au moins une langue étrangère.
  5. Avoir acquis une culture cinématographique qui permet de distinguer, sans appel possible, tant au cinéma qu’à la télévision, un film ou une série estimable d’un grossier navet ou d’un avatar de la publicité marchande.
  6. Avoir de l’Histoire, de la préhistoire à aujourd’hui, une connaissance synthétique et documentée. Cette connaissance devra éviter toute restriction nationaliste, et se présenter à tout moment comme l’histoire de l’humanité toute entière.
  7. Acquérir au fil des années une connaissance précise des fondements de la science physique et de la biologie modernes.
  8.  Acquérir des connaissances et des capacités de discernement en ce qui concerne les arts du sensible, nommément, de façon centrale, la peinture, la sculpture et la musique.

2 – Transition : contrairement à l’art et à la science (dont l’histoire peut s’enseigner), la politique et l’amour exigent l’imprévisible intervention de l’Autre

Parvenu à ce point, je voudrais me faire à moi-même une objection. Comme certains d’entre vous le savent, lorsqu’il s’agit des vérités, je distingue quatre procédures dans lesquelles se livre à nous une vérité neuve. Ces quatre procédures sont la science, l’art, la politique et l’amour. Tout ce que je viens de vous dire concernant l’enseignement est clair pour ce qui concerne et la science et l’activité artistique. Pour les deux autres, la politique et l’amour, les choses sont à l’évidence plus complexes, pourquoi ? Parce que ces deux procédures portent, dans leur définition même, l’intervention, je dirais même l’intrusion, de l’Autre. Un Autre est évidemment immédiatement requis dans la procédure amoureuse, cependant qu’en un sens, ce sont tous les Autres qui le sont dans la procédure politique. Vous pouvez lire un poème et écrire une tragédie, vous pouvez calculer et résoudre un problème, vous pouvez comprendre une expérience de chimie, sans avoir à singulariser un partenaire, ou conquérir une foule. Mais faire réellement de la politique, cela, comme le répétait Mao Tsé Toung, implique une forte présence au sein des masses populaires, lesquelles composent le vrai sujet des politiques révolutionnaires. Et aimer quelqu’un, c’est en un sens se livrer absolument, sur bien des points, au verdict de cet autre. Or le seul enseignement ne peut ni vous présenter d’avance le groupe avec lequel vous allez agir politiquement, ni vous décrire d’avance ce que votre futur partenaire amoureux sera. Dans ces cas, l’expérience précède absolument la connaissance. Ou encore : une vérité politique, tout comme une vérité amoureuse, dépend d’un type fortement défini de rencontre. Ce qui veut en un sens dire que la construction d’une vérité, dans ces deux procédures, ne relève que peu de l’enseignement, ou encore qu’il y a dans les vérités amoureuses ou politiques un élément circonstanciel qui ne peut être programmé.

          Disons que la culture artistique ou scientifique peut s’accommoder d’une didactique paisible, qui n’exige pas de vous de devenir un héros de ce que vous apprenez. Vous n’être pas forcé, pour jouir de ces procédures, de devenir un grand peintre ou un grand savant. En revanche, la culture politique ou amoureuse n’existe que dans l’action elle-même. Ce n’est que par une rencontre singulière, que vous est ouvert l’accès à la vérité de l’Autre dans l’amour. Et dans la politique, ce sont de puissants mouvements de masse qui vous enseignent ce dont la politique est capable.

3 – Le Militant : mise à l’épreuve de la pensée personnelle dans l’action collective

Mao Tsé Toung, encore lui, disait, parlant de la politique : « Les masses, les masses seules, sont les véritables héros, et nous sommes souvent d’une naïveté ridicule ». L’héroïsme politique est la fusion de la pensée personnelle dans un collectif agissant au nom d’une Idée. On pourrait dire qu’un amoureux qui n’est pas aimé est en effet, hélas, bien ridicule. En  amour, c’est la rencontre et la déclaration, reçues et vivement acceptées par l’autre, qui composent l’héroïsme d’une vérité d’amour. On pourrait le nommer l’héroïsme au regard de l’Autre comme tel. Tandis que l’héroïsme politique se tisse d’une fusion pensée et légitimée entre l’Idée dont vous êtes porteur et le mouvement créateur, dans une situation déterminée, des masses qui constituent cette situation. On pourrait le nommer l’héroïsme au regard du Multiple comme tel.

          Une difficulté supplémentaire vient de ce que les héroïsmes de l’altérité que sont l’amour et la politique nous sont souvent présentés dans des œuvres d’art, sous une forme remaniée, concentrée, d’une forte séduction. Il faut en réalité définir soi-même l’attrait, par ailleurs d’une portée universelle, qu’exercent sur vous la rencontre d’un ou d’une Autre, ou l’inclusion dans un groupe politique actif.

          C’est ce dernier point, le collectif politique, qui va maintenant nous retenir.

La désignation ordinaire d’un sujet humain qui participe aux délibérations et aux actions d’un groupe politique, est le mot « militant ». Peut-on philosophiquement examiner ce que désigne de précis ce mot, « militant » ? Peut-il exister une philosophie de la militance ? C’est aujourd’hui une question à la fois ingrate et nécessaire. Elle est ingrate, parce que « militant » est un mot, une figure, qui ont derrière eux une longue histoire. D’abord, on entend résonner dans ce mot la racine « militaire ». Le militant serait ainsi le soldat d’une conviction politique. A l’époque même de l’invention léniniste du Parti communiste sous sa forme agissante, on a souvent parlé de ce parti dans des termes militaires. En particulier, on a alors introduit, pour des raisons pratiques évidentes, des notions d’obéissance aux directives, on a aimé vanter la « discipline de fer » du Parti, qui en effet lui a souvent permis de tenir le terrain, de ne pas se laisser corrompre ou décomposer. C’était d’autant plus à l’ordre du jour qu’on a aussi introduit l’idée du « révolutionnaire professionnel », ce qui voulait dire que certains des militants étaient rémunérés par le Parti. Et souvent, il s’agissait de ceux qu’on nommait les « cadres », soit les dirigeants. Car il y avait, exactement comme dans les armées modernes, une hiérarchie ascendante. Par exemple, il y avait, il y a toujours plus ou moins, l’unité locale de base, la cellule de l’usine, ou de l’établissement scolaire, ou du village, et il y a forcément un secrétaire de la cellule, qui veille aux réunions régulières, et à la transmission des directives. Les cellules peuvent être rassemblées dans des instances locales plus vastes, souvent nommées des sections, à l’échelle, par exemple, d’une petite ville, ou d’un arrondissement d’une grande ville. Moi-même, en tant que militant du Parti socialiste unifié (PSU), j’ai commencé ma carrière organisée comme secrétaire de la section du Ve arrondissement de Paris. J’y ai du reste fréquenté par exemple Michel Rocard, devenu, au bout de longues années, un chef de gouvernement de la cinquième république…Mais au-delà de la section urbaine, il y avait le groupe dirigeant de la ville, et puis celui du département, et puis le Comité central, lequel nommait un Bureau politique, qui à son tour désignait, de préférence à l’unanimité, le Secrétaire général, c’est-à-dire le chef suprême du Parti.

          Un militant, en ce sens, était donc le membre d’une organisation strictement hiérarchisée, sur un modèle dont le soubassement, le modèle, était, tout simplement, celui de l’État, voire même celui de l’armée. C’est cette présence fantomatique de l’État dans ce qui prétend le renverser qui a posé toute une série de problèmes, caractéristiques de la politique à partir de la fin du XIXe siècle. Problèmes d’autant plus complexes qu’ils étaient contemporains des victoires remportées par les nouveaux partis communistes, largement militarisés, qu’il s’agisse de l’Union Soviétique, ou plus encore de la Chine, où la révolution a pris la forme d’une grande guerre classique visant à contrôler tout le territoire national.

          En somme, nous vivons – depuis peu de temps à échelle de l’Histoire, depuis à peu près un demi-siècle – une séquence tout à fait singulière de la guerre de classe entre le Communisme et la domination du Capital. On peut la définir ainsi : les victoires tactiques concernant, sous la direction de puissants partis communistes militarisés, la prise du pouvoir d’État, s’avèrent être, au plus tard au bout d’à peu près un siècle, des échecs stratégiques. Dans les pays concernés, le communisme n’est, tout simplement, plus mentionné du tout ; la dictature du prolétariat n’est plus que la dictature de partis qui organisent une nouvelle bourgeoisie ; et le but stratégique de ces grands pays, Russie ou Chine, n’est plus que de s’imposer comme des puissances dirigeantes à l’échelle d’un marché capitaliste mondialisé

          Si l’on cherche dans les textes politiques de Marx, à savoir le Manifeste du parti communiste (1848), ou le bilan de la Commune de Paris (La Guerre civile en France, 1871), on ne trouve à vrai dire, comme j’en ai fait ici même la remarque, rien qui aille dans la direction d’un Parti-État professionnel et militarisé de façon hiérarchique. La thèse communiste originaire est, tout au contraire, celle d’un dépérissement de l’État au profit d’assemblées populaires de type soviets. Et la séquence dictatoriale n’est pas définie par le pouvoir d’un Parti, mais par l’action énergique mise en œuvre pour détruire jusqu’à la nécessité d’un État, ce qui exclut entièrement la figure de l’État-parti.

4. Intégrer la faillite du communisme de type Parti-État : trois points cruciaux

          Nous devons donc revenir à la question : qui donc sont les communistes, tels que Marx les définit ? Si l’on conserve, en dépit de son odeur militaire, le mot « militant », comment, en intégrant la faillite du communisme de type Parti-État, définir le militant communiste ? Telle est la question majeure de la politique aujourd’hui.

          Marx donne des « communistes » une définition qui cherche une articulation entre idéologie et pratique plus ou moins organisée, et c’est vers cette articulation qu’il faut chercher, c’est elle qui est notre problème, qu’on peut reformuler ainsi : « qui peut être, aujourd’hui, après la faillite de sa définition comme adhérent à un Parti-État hiérarchisé, et que peut être, un militant communiste ? »  Ou encore : « que signifie aujourd’hui, après le désastre, en Russie, de l’héritage étatique de Lénine, et après l’échec, en Chine de la Révolution Culturelle levée contre la nouvelle bourgeoisie d’État ; oui, que signifie la volonté d’être un militant du communisme ? Et y-a-t-il, en la matière, un héritage utile venu des nombreuses tentatives, dans cette direction, liées aux événements de Mai 68 et de la dizaine d’années qui suivirent ? »

          Comme toujours, quand une grandiose proposition a en apparence totalement échoué, il faut revenir vers son origine, pour déterminer au moins les données irréductibles de la proposition concernée. Relisons donc les passages cruciaux du Manifeste Communiste de Marx, pour ce qui concerne la définition de ceux qu’il appelle, toujours du reste au pluriel, « les communistes ». Selon Marx, que pensent-ils, et que font-ils ? Il y a trois points cruciaux, dont aucun, soit dit au passage, ne concerne un « Parti » comme tel. Tous les trois concernent la subjectivité active de qui se réclame du communisme, quelle que soit sa situation sociale ou son organisation

  1. Un communiste participe aux mouvements populaires, ou plus précisément prolétariens, contre l’exploitation capitaliste sur les lieux de travail, et contre les instruments étatiques du pouvoir bourgeois qui protège cette exploitation.
  2. Un communiste soutient, y compris dans les mouvements auquel il participe, que les identités, par exemple de type national, ou d’âge, ou de religion, ou de sexe, ne doivent avoir, dans les luttes prolétariennes, aucune importance. En particulier, l’internationalisme est un impératif rigoureux du communisme, et ce dès les luttes ouvrières dans un pays déterminé.
  • Un communiste – et c’est un point crucial – attache une importance décisive, y compris dans les luttes de masse, aux questions de la propriété. Il oppose, dans tout combat de classe, la propriété collective, qu’il soutient, à la propriété bourgeoise des instruments de production et d’échange, qu’il combat.

En définitive, nous pouvons identifier le communiste à trois traits fondamentaux, et ceci quelles que soient le lieu, les circonstances, le nombre, et les formes d’organisation, trois traits que nous pouvons renommer ainsi :

Impératif 1 : La ligne de masse. A savoir : la localisation première de la pratique communiste se fait, quelle que soit l’origine du communiste, dans sa liaison aux masses populaires opprimées et révoltées. Ce qui a légitimé, et légitime toujours, la présence du communiste, par exemple, à la porte des usines, notamment en cas d’action collective, mais aussi pour discuter des situations et préparer des réunions et/ou des actions.

Impératif 2 : L’internationalisme. A savoir, notamment, ici, une attention toute particulière portée aux ouvriers venus d’ailleurs, d’Afrique, ou d’Asie, ou d’Amérique du sud, lesquels sont persécutés par l’État et sa police, méprisés par l’opinion bourgeoise, et surexploités dans les fonctions les moins bien payées. Le communiste accueille et soutient ces ouvriers, il organise partout leur défense.

Impératif 3 : Le communiste combat partout, contre la propriété bourgeoise, pour la collectivisation des moyens de production, de transports ou d’échange. Il lutte avec acharnement contre les privatisations, y compris en ce qui concerne l’école, les universités, les hôpitaux, les transports urbains, les sources d’énergie et les grandes concentrations industrielles.

J’organiserai pour la prochaine fois la présentation de quelques exemples de ce qu’a pu être, ou de ce qu’est, un militant communiste, dans notre pays. Et vous aurez ainsi l’occasion, sur ce sujet, de poser encore bien des questions, étant donné la rareté, aujourd’hui, de ce type humain, et la nécessité absolue, sauf à sombrer dans le pire, d’en multiplier l’existence. Et ce dans le cadre d’une politique sans Parti, visant à rien moins qu’un pays libéré de toute contrainte étatique.