Par Olivier Minard

Au livre VI du Discours de la méthode (1637) et en amont de l’invitation à se rendre « comme maître et possesseur de la nature », Descartes (1596 – 1650) évoque un étrange impératif : celui qui, à l’occasion de la découverte de « quelques notions touchant la physique », nous oblige à rendre public notre savoir fraichement découvert. Descartes précise ainsi sa pensée : « J’ai cru que je ne les pouvais tenir cachées sans pêcher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. »  En d’autres termes et à l’horizon de notre modernité, le savoir n’appartient pas à celui qui le découvre. Par conséquent, le savoir, en ce qu’il touche « le bien général de l’humanité », ne saurait être l’objet d’un commerce ou d’une appropriation.

Un bien commun

On voit ainsi comment tout processus de marchandisation de la connaissance semble contrevenir à un impératif moral de dignité et de solidarité. Ce que l’on sait ne nous appartient pas, même sous prétexte que nous l’aurions découvert. De même, on se souviendra que le savoir n’est pas un bien comme les autres en ce qu’il est à bon droit exclu du triptyque des faux biens :  plaisir, honneur et richesse.

Si la connaissance est un bien absolu et non pas relatif, c’est qu’elle n’est pas partitive, au sens où sa diffusion et sa transmission n’enlève rien à celui qui, la possédant, en renforce la possession en la donnant. Étrange loi qui contrevient à tout commerce et au nom de laquelle donner, c’est encore acquérir, et où acquérir consisterait à toujours donner mieux et plus selon un  principe de générosité.

Si j’explique quelque chose à quelqu’un en matière de science ou de pratique, le savoir ou le savoir-faire que je transmets ne subit aucune déperdition. Il ne s’amenuise en rien, puisque le donner n’est en rien le perdre. Plus précisément, nous donnons ce qui, en réalité, ne nous appartient pas en propre, puisque c’est un bien commun. Bien au-delà du principe de dispersion, le savoir se renforce en se démultipliant. D’où la difficulté à vouloir en mesurer de manière rationalisée et métrique la valeur.

Une gestion de soi par le rendement

Ce sont ces principes qu’un marché de la connaissance chercherait, depuis quelques années, à transgresser, pour faire sauter le verrou depuis l’intérieur du service public de l’Éducation nationale.  D’abord attaquées par une métaphysique du mammouth via un grossier ministre, toutes les pratiques – sous couvert de pédagogisme – ont  glissé sur une pente inexorable vers une marchandisation du savoir, par des mots, des habitudes de penser, les neurosciences, des outils numériques…

Le numérique a ainsi accéléré la colonisation « techno » de l’Éducation nationale, sans réflexion sur la valeur que l’instrument technique peut  véhiculer. La pandémie de Covid a été l’occasion, plus que la raison, de rendre encore plus indispensable la numérisation du savoir. Mais, en amont, la notion de « compétences » avait été élaborée pour rendre homogène le langage didactique avec le discours managérial des ressources humaines.  Ainsi,  après avoir fait de la nature un réservoir à exploiter, c’est au tour de l’homme d’être le sujet d’une meilleure gestion de soi par le rendement.

Car, même au niveau éducatif, il faudrait mesurer, quantifier ce qui s’acquière, pour valider des compétences qui, additionnées les unes aux autres, avec leurs balises d’items, constitueraient ainsi des substituts à la qualification dans les lycées professionnels, ou à l’exercice du jugement dans les filières plus généralistes.  Pas le temps d’apprendre, de digérer et de s’approprier les connaissances sur le temps long, qu’il faudrait déjà mesurer et contrôler les savoirs à peine dispensés. Le temps court vient ainsi frapper aux portes des processus éducatifs, et les enseignants sont désormais autant mobilisés à évaluer le travail de leurs élèves qu’à leur apprendre à travailler.

Élever et émanciper

La réforme scandaleuse des lycées professionnels témoigne de ce processus, où le savoir semble bradé à la logique libérale de l’efficacité pratique. En ces lieux, l’École, où le savoir sans prix devait se transmettre, les enseignements généraux, permettant l’ouverture d’esprit – et la maîtrise des destins salariaux face à la logique de domination patronale -, doivent s’éteindre à petit feu. Lire, écrire, compter, parler, réfléchir, argumenter, re-conceptualiser sont autant de capacités nécessaires pour faire d’un homme complet, pas seulement un travailleur, mais aussi un citoyen. Les savoirs élémentaires qui n’appartiennent à personne en particulier, car utiles en définitive au bien de tous, sont menacés sous la pression des normes néolibérales standardisées du marché. Très bientôt, la valeur sera le prix, tel que l’épistémologie hayékienne l’avait  appelée de ses vœux.

A cela, répond la loi dont parle Descartes et qui nous oblige, nous autres enseignants, à résister à au morcellement et à la marchandisation du savoir. A la fragmentation du corps social et à l’exaltation de individu-pivot autour duquel le monde semble s’ordonner, s’articule l’atomisation des connaissances qui doivent s’empiler comme compétence pour faire diplôme, emploi puis position sociale.

Contre cette logique qui attaque l’institution scolaire et la société, il nous faut méditer la réflexion cartésienne et re-sanctuariser l’école. Si les élèves, que l’école doit élever et émanciper, emportent avec eux quelque chose de la société d’où ils proviennent, celle- ci ne doit pas pour autant véhiculer le marché qui s’y attache. L’école n’est pas une communauté comme les autres, puisque c’est une communauté qui sert à fabriquer du commun, du lien social animé par l’intérêt général. A ce titre, c’est encore du marché que l’école républicaine doit se protéger pour remplir sa vocation de rendre possible la concorde civile, condition de l’épanouissement de chacun.

Ce qu’il y a de plus humain en l’homme

Au lieu de ces principes intangibles, les élèves sont soumis, depuis les réformes Blanquer et Macron, via Parcoursup[1], à la sélection et à la concurrence. Une pénurie de débouchés est artificiellement créée pour donner de la rareté et donc du prix à certaines formations. Les écoles privées vantent alors leurs mérites et leurs débouchés. On voit ainsi apparaitre tout un marché du savoir qui se nourrit des angoisses et des incertitudes, générées par le système, chez les élèves et étudiants, transformés en clientèle angoissée par la réforme du bac et le casse-tête des choix d’options stratégiques, ou autres lettres de motivation à rédiger…

Le projet Macroniste, prête-nom du système néolibéral, consiste à saper l’Éducation nationale dans ses pratiques et ses principes, comme le symbolise le recrutement de professeurs par « job dating ». On ne pouvait faire pire, pour s’assurer d’une destruction de l’intérieur de l’école de la République.

Rendre visible cette lutte méticuleuse et méthodique contre tout ce qu’il y a d’humain dans le savoir, dont ce qu’en dit Descartes est comme un fil dans l’histoire, est impératif. Débusquer les grandes diversions médiatiques nous empêchant de penser, tel est aussi notre devoir politique. Le savoir qui est le fait de l’homme et, peut-être, ce qu’il y a de plus humain en l’homme, doit rester au service de l’homme et non pas d’une logique mécanique aveugle telle quelle se donne à voir dans le marché. On pourrait alors conclure que si le savoir vient de l’homme, en ce qu’il en constitue l’identité principale, il ne doit pas être dévoyé par de sombres volontés de domination.

Olivier Minard


[1] [Note de la rédaction] Vient de paraître : Johan Faerber, Parlez-vous le Parcoursup ?, Seuil, collection « Libelle », 2022 : « Parcoursup constitue désormais une épreuve clef dans la vie de chaque adolescent. Cette initiation à la violence managériale et algorithmique se montre comme une pré-professionnalisation des élèves qui, paradoxalement, ne s’accomplirait que par l’humiliation des vœux refusés et des lettres de motivation jamais lues. Il en aurait été autrement si le pouvoir avait préféré investir dans la création d’universités. Parcoursup n’est pas une erreur, mais l’instrument de la brutalité d’un État qui veut imposer le privé comme modèle. » (Présentation de l’éditeur)