À propos de Eva Illouz, Les Emotions contre la démocratie, Premier parallèle, 2022
Par Pascale Fautrier
La sociologue franco-israélienne Eva Illouz repère quatre émotions à la source de ce phénomène mondial qu’est l’alliance victorieuse du national-conservatisme et des fascismes : peur, dégoût, ressentiment, amour pour la patrie. Cependant, contre la vieille idée de droite, reprise par Francis Fukuyama, selon laquelle la revendication égalitaire n’est qu’une passion envieuse du « nivellement », elle montre que le problème n’est pas dans le ressentiment suscité par des injustices réelles, mais dans la manière dont les « narratifs » politiques les « orientent ».
Double inversion du réel
Les peuples votent pour les droites contre leurs intérêts économiques parce qu’ils s’identifient à un leader « ventriloquant » le langage populaire et mettant en scène sa soi-disant persécution par l’arrogance intellectuelle d’une élite minoritaire. C’est pour gagner les élections que cette minorité « libérale » et « cosmopolite », assimilée à « la gauche », « victimiserait » les Arabes en Israël ou en France, les Noirs aux États-Unis ou en France, les non-Européens en Europe, les musulmans en France ou en Inde – et partout, de l’Iran à la France, les femmes. Dans la tradition de la théorie critique d’origine marxiste, Eva Illouz dénonce cette double inversion du réel : les leaders des droites se victimisent alors qu’ils sont socio-économiquement surpuissants, la « majorité silencieuse » se sent menacée par des minorités dont les droits sont en fait bafoués. Cette double manipulation vise à masquer la réalité des « divisions sociales », en lui substituant une « rivalité entre élites ».
La thèse du capitalisme comme fin de l’Histoire
Mais la sociologue est piégée par la fallacieuse opposition entre émotions spontanées, considérées comme l’apanage du « peuple », et distanciation réflexive qui serait le propre de « l’élite ». La « rivalité entre élites » – évoquée ci-dessus – est en fait une lutte idéologique interne à la classe dominante, entre idéologues nationaux-conservateurs ou fascistes, et idéologues sociaux-libéraux, les seconds ne formant pas davantage que les premiers une « élite intellectuelle ». Les sociaux-libéraux sont pour une part des sociaux-démocrates qui ont suicidé la social-démocratie en se ralliant à la thèse de Francis Fukuyama du capitalisme comme fin de l’Histoire – vidant de leur sens les mots « gauche » et « démocratie ». Leur pseudo-expertise a consisté à occulter d’une manière systématique les méfaits du capitalisme. Et c’est précisément cette pseudo-expertise qu’il faut démolir aujourd’hui.
Une double victoire
Oui, l’énergie des émotions doit servir à produire témoignages et enquêtes implacables sur les désastres de la surexploitation et les atteintes de fait à l’égalité, quels qu’ils soient. Sur cette base, l’alliance des intellectuels et des classes populaires détruit de fait la pire des manipulations idéologiques, commune aux deux clans rivaux de la classe dominante : l’opposition de l’intelligence et du peuple. La démonstration de leur unité inscrit à l’agenda mondial une double victoire : contre le national-fascisme, et pour le renversement du capitalisme. Il s’agit de transformer les émotions en « exigence de justice ».
Pascale Fautrier
Cet article est paru simultanément dans L’Humanité et sur le blog de Pascale Fautrier hébergé par Mediapart.