Par Valérie Jacq

Les Temps modernes (Modern Times), Charlie Chaplin, 1936. DR

L’union des partis de gauche et des écologistes, mais aussi la montée du Rassemblement national dans des terres traditionnellement dévolues à la gauche contraignent les formations politiques composant la NUPES à questionner leurs fondamentaux, en particulier leur rapport au travail et au système de redistribution qui permet à certains de bénéficier d’allocations indépendamment du salaire, qu’ils travaillent ou non. Surtout, ne laissons pas l’extrême-droite nous amener sur le terrain de la dénonciation des plus défavorisés pour en faire des boucs émissaires.

D’entrée de jeu, il me paraît abusif de manipuler deux grosses catégories comme s’il s’agissait de blocs sociaux homogènes : les « travailleurs » face aux « assistés ». Qui sont-ils, les uns et les autres ? Quelles réalités ces deux notions-tiroirs recouvrent-elles ?

Dans une partie de la gauche, quand on parle de « travailleurs », il s’agit le plus souvent d’ouvriers et employés dont les salaires comprennent une part de cotisations permettant d’avoir accès aux prestations sociales, à la sécurité sociale, aux allocations (familiales, logement, etc.), et aux pensions de retraite… Ainsi, prétendre que les travailleurs paient pendant que les autres profitent est faux : chacun bénéficie, ou peut bénéficier du système de redistribution sur lequel repose notre modèle social. S’il n’en bénéficie pas directement en termes d’allocations, il en bénéficie indirectement à travers la santé et l’éducation gratuites, par exemple.

De plus, nul n’est à l’abri de se retrouver dans une situation où il dépendra du système d’allocations. Que ce soit à la suite d’un licenciement, d’un accident de la vie, d’une tragédie, qu’il soit touché personnellement ou à travers l’un de ses proches (parents, enfants…), chacun peut se retrouver en incapacité, définitivement ou provisoirement, d’occuper un emploi salarié, ou impuissant à subvenir aux besoins d’un membre de sa famille ayant perdu en autonomie. La société doit-elle laisser ces personnes se débrouiller, au risque de les retrouver dans la rue, au risque d’ajouter du drame au drame, surtout lorsqu’elles ont charge d’enfants, ou a-t-elle le devoir au contraire, par solidarité, par humanité, mais aussi par sens de la dignité sociale, de soutenir ses citoyens dans la difficulté, de les maintenir à flot en leur évitant la misère et de les aider à conserver leur place en son sein ?

Plutôt que d’accumuler des statistiques, j’ai décidé d’aller à la rencontre de personnes ayant déserté le salariat. Je dis bien le salariat, et non le « travail », si l’on comprend celui-ci comme « toute activité productive humaine ».

Subvenir aux besoins essentiels de chacun

Véronique et sa famille vivent au fin fond de la Côte-d’Or, dans un village. Locataires d’une maison au bord de l’insalubrité, ils vivent d’allocations d’un montant total de 1500 euros par mois pour six personnes : son mari, leurs deux filles, un fils autiste et l’aîné, revenu vivre à la maison depuis quelques mois. Véronique m’a conté son histoire, faite de violence et de résilience, qui l’a menée aujourd’hui à ne plus être en état d’occuper un emploi salarié, ni psychiquement ni physiquement. Elle touche le RSA et a fait une demande d’allocation aux adultes handicapés (AAH). Il lui aura fallu du temps avant d’entreprendre cette démarche, de s’y résigner.

Pourtant, c’est une femme digne et active : elle s’occupe de son foyer, recycle des déchets pour créer des objets de décoration, aide les voisins qui le lui rendent bien, s’occupe de son potager et tient les comptes avec vigilance pour subvenir aux besoins essentiels de chacun sans se mettre dans le rouge. Son fils autiste demande une présence continue. Le placer en centre spécialisé équivaudrait, selon elle, à « le tuer, ni plus ni moins ». Son mari, atteint d’une maladie des reins qui lui vaut un taux d’invalidité à 60%, a choisi de ne pas rechercher un emploi, car sa présence à la maison lui paraît indispensable à sa famille. Il fait partie du Conseil municipal et rend souvent des service à la commune ou aux voisins. Leur fils aîné a perdu son emploi suite à la crise du Covid. Il ne perçoit, pour l’heure, aucune allocation, mais rend service le plus possible à ses parents pour que sa présence ne soit pas une charge.

Véronique me montre fièrement, les larmes aux yeux, les factures qu’elle se fait fort de payer, malgré ses difficultés. Elle ne se voit pas comme une assistée, occupée qu’elle est à maintenir son foyer à flots, malgré la précarité. Faudrait-il qu’elle le mette en danger en cherchant à tout prix un travail qui la fragiliserait, l’obligerait à s’absenter, à déménager, et bouleverserait la vie d’une famille déjà éprouvée ?

Se libérer d’un mode de vie absurde

Laurence, 55 ans, a perdu son fils, atteint d’une maladie auto-immune, en 2018. Six mois après la mort de son enfant, elle a repris son travail de responsable des espaces verts dans une petite ville, avec un statut de fonctionnaire souvent envié. Pourtant, elle ne parvient plus à trouver un sens à son activité et supporte de plus en plus difficilement les logiques administratives absurdes, les décisions de facilité consistant à polluer des espaces verts déjà réduits à peau de chagrin, la mauvaise prise en compte, par ses employeurs, de son état psychique et physique… Tout cela l’amène, progressivement, à prendre une décision irrévocable : elle démissionne. Avec son mari, petit restaurateur, ils revendent leur maison tout confort, remboursent leur prêt et achètent une bicoque qu’ils retapent eux-mêmes entièrement, soignant leur chagrin dans cette construction qu’ils dédient à leur fils.

Ils vivent depuis sans eau courante ni raccordement au réseau électrique, ont creusé un puits et posé deux panneaux solaires sur leur toit. Pas de vacances, pas de superflu, mais Laurence n’a jamais été aussi heureuse. Elle travaille, oui, car gérer une maison autonome n’est pas de tout repos, sans compter le magnifique potager qui pourvoie à leur besoin en fruits et légumes. Leur deuxième fils, 12 ans, assume tout à fait le mode de vie de ses parents et en est même fier. Laurence n’est pas une victime, mais une combattante. Elle a décidé d’appliquer les principes et les valeurs qui lui tiennent à cœur. Elle ne se voit pas comme une marginale. Ses choix de vie sont politiques. Quitter le salariat a été aussi, pour elle, se libérer d’un mode de vie absurde : bosser et consommer, bosser et payer les factures, bosser et ne plus trouver de sens à sa vie…

Vivre dans la dignité

Paul, 67 ans, est à la retraite. Mais cela en fait déjà 25 qu’il a arrêté de travailler. Là aussi, ce fut progressif : travail à mi-temps d’abord, disponibilité ensuite, jusqu’à la décision d’arrêter. Pourtant, le salariat, il n’a rien contre, mais il ne trouvait pas de sens à son activité. Paul est un adepte du revenu de base ou revenu universel. Pour lui, cette solution permettrait à chacun de choisir librement le mode de vie qui lui convient et de vivre dans la dignité. Paul est connu dans la région. Il sait tout faire et son entourage en profite. Une machine à réparer, une maison à rénover : son ingéniosité et son savoir-faire sont reconnus de tous quoique non monnayables. Un fainéant, un parasite ?

Les Temps modernes (Modern Times), Charlie Chaplin, 1936. DR

Sarah était orthophoniste en milieu hospitalier depuis 10 ans, après avoir travaillé dans plusieurs autres structures. La crise du Covid, plus la gestion calamiteuse qui a mis l’hôpital à nu et son personnel sur les genoux ont été l’occasion d’une radicale remise en question : elle a choisi de bénéficier d’une rupture conventionnelle pour se lancer corps et âme dans des activités artistiques qu’elle pratiquait jusque-là en amatrice. Elle perçoit une allocation chômage qui lui permet de mettre en place progressivement sa nouvelle activité professionnelle tout en vivant dignement. Elle a cependant dû revoir son train de vie : un déménagement dans une maison plus modeste, moins de consommation, moins de déplacements… C’est un choix et elle ne le regrette pas. Elle réalise combien elle était enchaînée à de faux besoins dans un milieu professionnel maltraitant. Son seul regret est d’avoir dû abandonner ses malades, soumis à une gestion hospitalière de plus en plus technique et impersonnelle.

Notre monde a besoin de nouveaux modèles

Ce ne sont que quelques cas qui peuvent avoir valeur d’exemples. A l’heure où tout est fait pour remettre les Français « au turbin », en prétendant qu’il s’agit d’un peuple de fainéants et de profiteurs, à l’heure où la seule solution du gouvernement pour lutter contre la précarité est de réformer l’assurance chômage afin de contraindre les personnes sans emploi à accepter n’importe quel travail au lieu d’augmenter les salaires, il  est bon de rappeler que le salariat n’est pas la seule forme d’activité humaine et sociale.

Quid de la réduction du temps de travail ? De l’idée de revenu universel ? Il semble que ces propositions soient devenues tabous, alors qu’elles représentent des pistes possibles en vue de sortir des crises économiques, sociales et écologiques que nous connaissons. Car, oui, l’activité salariée intensive pollue. La croissance à tout prix, la course folle au développement, le PIB comme seule mesure de santé économique contribuent à nous mener… nulle part ! Construire, produire, consommer, multiplier les moyens de transport et de communication : autant d’activités qui précipitent notre fin annoncée.

Héroïser les travailleurs ? Les exploités ? Les soignants ? Soit. Mais pourquoi ne pas héroïser aussi ceux qui ont choisi, malgré une rémunération moindre ou nulle, de s’occuper eux-mêmes de leurs parents, de leurs enfants, de rester disponibles pour leurs voisins, leurs amis, la vie associative ? Notre société tend à tout professionnaliser, tout monnayer et à considérer comme nul ce qui n’est pas rémunéré.

La grave crise que nous traversons doit amener les forces de gauche à réviser leurs paradigmes : il ne s’agit plus seulement de défendre l’ouvrier, ou l’employé, il s’agit de comprendre que notre monde a besoin de nouveaux modèles compatibles avec la sauvegarde de notre environnement. Les salariés, comme les assistés, sont les dindons d’une farce capitaliste qui n’a que trop duré.

Nos lignes écologiques et sociales

Pour terminer, quelques chiffres tout de même : les prestations versées au titre de la vieillesse-survie représentent 46% de l’ensemble des prestations sociales. Qui est pour laisser mourir nos vieux dans la misère ? Les prestations liées à la santé représentent 35 % du total. Même question : on laisse les malades dépérir, les personnes aisées survivre et les autres combiner maladie et pauvreté ? Le nombre de foyers allocataires du RSA est en baisse (moins 195 000 foyers en 2022 par rapport à 2021). Il est même à son niveau le plus bas depuis la crise de 2017…

Ne laissons pas l’extrême-droite nous amener sur le terrain de la dénonciation des plus défavorisés pour en faire des boucs émissaires. Ne commettons pas la même faute politique que la droite qui s’est emparée du sujet de l’insécurité pour flirter avec les thèmes du Rassemblement national. Non, restons sur nos lignes écologiques et sociales de défense des plus précaires, qu’ils soient salariés ou pas.

Valérie Jacq