Par Yves Mestas
Du 1er au 8 décembre 2022, les 5,6 millions d’agents de la fonction publique étaient appelés aux urnes pour élire leurs représentants syndicaux dans les instances de dialogue social (2,5 millions dans la fonction publique d’État, 1,9 million dans la fonction publique territoriale, 1,2 million dans la fonction publique hospitalière). Les organisations syndicales ont surtout commenté leurs scores dans chacun des secteurs de la fonction publique. Elles ont soigneusement évité de se pencher publiquement sur une abstention record et sur ses causes. Analyse.

Les principaux résultats
La CGT reste le premier syndicat de la fonction publique, avec 20,8% des voix (-0,9%). Le bouleversement le plus visible est en faveur de FO, avec 18,7% (+0,6%), qui s’empare de la deuxième place, au détriment de la CFDT, avec 18 ,5% (-0,4%). En quatrième position, l’UNSA, avec 11,7% (+0,6%). En cinquième, la FSU, avec 9,2% (+0,5%), puis Solidaires, avec 5,8% (-0,6%), puis la CFE-CGC, avec 3,9% (+0,5%).
Mais le chiffre le plus significatif est celui du taux de participation à 43,6%, en recul de 6,2 points par rapport au scrutin de 2018 qui était de 49,8% ! Ce sont seulement 2,2 millions de fonctionnaires qui ont pris part au vote, soit une abstention record.
Cette participation en chute globale est diverse selon les secteurs. Elle baisse de 5,9 points dans la fonction publique d’État (abstention de 55,1%), de 6,2 points dans la fonction publique territoriale (abstention de 54,5%) et de 6,4 points dans la fonction publique hospitalière (abstention de 62,2%).
Les écarts sont aussi très contrastés selon les ministères. La plus faible participation se situe au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR), avec seulement 19,2% de votants ! La plus forte participation est au ministère de l’Intérieur, avec 77% de votants, ce qui permet à la liste commune Alliance-UNSA d’arriver largement en tête, avec 49,45% des voix.
Plusieurs syndicats expliquent la progression de l’abstention par l’organisation du scrutin et le vote électronique. Ils dénoncent, dans un communiqué, « de multiples dysfonctionnements observés, dès le premier jour, dans l’organisation matérielle du scrutin ». Ils en attribuent aussi la faute au gouvernement est aux employeurs. Mais, déjà en 2018, l’abstention avait progressé, en passant sous la barre des 50%, et ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui.
Depuis 20 ans, l’abstention ne cesse de progresser
Des sociologues et universitaires[1], s’intéressant au syndicalisme français, font le constat suivant : depuis les années 1950 et jusqu’à la fin du XXe siècle, la participation des fonctionnaires aux élections professionnelles s’était maintenue à un haut niveau (supérieur à 70%), avec quelques légers reculs après 1968, puis dans les années 1980, mais un premier décrochage s’est produit en 2003-2005, suivi par un véritable effondrement à partir de 2009-2011.
Parmi les raisons conjoncturelles de ces deux tournants, on peut mentionner les échecs des mouvements contre les réformes des retraites, qui augmentait la durée de cotisation (2003, réforme Fillon), puis repoussait l’âge de liquidation des pensions (2010, réforme Woerth). Ces mouvements sociaux ont été couteux pour les grévistes de la fonction publique et se sont soldés par des défaites. Au-delà de ces déceptions, l’effondrement de la participation traduit surtout des changements profonds dans le syndicalisme des fonctionnaires et, plus largement, dans la population active.
Ainsi, il s’agit d’abord d’une rupture générationnelle. Au début du XXIe siècle, les « baby-boomers » nés dans les années 1945-1965, commencèrent à partir en retraite. C’était la dernière génération ayant connu l’atmosphère du syndicalisme de masse au début des carrières. Ils ont été remplacés par des jeunes actifs socialisés dans des conditions bien différentes, généralement peu attirés par le syndicalisme et l’action collective sur le lieu du travail. Effectivement, l’abstention est plus élevée chez ces jeunes salariés, caractéristique qui se retrouve par ailleurs dans les scrutins politiques…

L’Éducation nationale et l’hôpital
Ces secteurs publics sont particulièrement concernés par le manque de moyens et d’effectifs. Pourtant, la participation dans l’Éducation nationale est seulement de 39,80% ; dans les hôpitaux, elle n’est que de 38%.
L’Éducation nationale est emblématique de la fonction publique par son poids : quatre fonctionnaires sur dix sont des enseignants. Parmi eux, se trouvent deux grandes masses : près de la moitié des enseignants sont des professeurs des écoles (exerçant en primaire) ; plus de trois sur dix, des certifiés (enseignants du secondaire). Or, jusqu’aux années 1980/90, ces deux corps formaient la base principale des syndicats et votaient assidûment (aux deux tiers). En 2018 et 2022, seuls 4 sur 10 ont exprimé un vote en faveur d’un syndicat. Une sorte de divorce entre la grande masse des enseignants et les syndicats !
Ces chiffres reflètent les changements dans l’Éducation nationale au cours des quarante dernières années. Réformes successives à un rythme accéléré, montée de la bureaucratie, désarroi face à certains élèves difficiles… Ces changements ont entrainé un désengagement chez beaucoup d’enseignants.
Dans la fonction publique hospitalière, nous enregistrons 62% d’abstention, un phénomène qui existait bien avant la crise sanitaire. Ce recul d’ampleur date d’une quinzaine d’année (-20%). La participation s’est même effondrée dans les principaux ensembles hospitaliers du pays, notamment les deux plus grands : dès 2018, à Paris, 28% des inscrits seulement ont voté en faveur d’un syndicat, et à Lyon, 27%.
Comme les instituteurs-trices, les infirmiers-ières sont maintenant devenus-es très abstentionnistes. Nous retrouvons les mêmes caractéristiques que dans les autres secteurs de la fonction publique : cascades de réformes incomprises et déstabilisatrices, intensification du travail, organisation de plus en plus bureaucratique et disparition progressive des syndicats des lieux de travail.

Les causes
Le personnel du ministère de l’ESR (Enseignement supérieur et recherche) a été consulté pour connaître les raisons avancées par les abstentionnistes (52 000 votants pour 270 000 inscrits, soit 80% d’abstention). Les motifs exprimés : la complexité du scrutin, la méconnaissance des instances, la généralisation du « J’ai du mal à voter pour des sigles, je vote pour des personnes en qui j’ai confiance ». Double défiance envers les syndicats (« campagne tous les 4 ans, puis silence radio » ; « jamais un syndicat n’est venu me voir dans mon bureau »…) et envers le dialogue social.
Selon les sociologues et universitaires déjà invoqués, l’essentiel s’explique par un changement des syndicats : le départ à la retraite de la dernière génération militante a achevé le passage d’un syndicalisme de masse, centré sur le service à l’adhérent, le débat collectif et dont les ressources provenaient essentiellement des cotisations, à un syndicalisme de professionnels de la représentation, moins présents dans les établissements et disposant de ressources institutionnelles, ce qui rend moins sensibles aux problèmes individuels de leurs collègues.
Un changement que j’ai pu observer dans mon entreprise, EDF-GDF. Jusqu’au début des années 2000, les responsables du syndicat CGT de Côte-d’Or et sur la région Bourgogne pratiquaient des réunions d’information sur chaque lieu de travail, quand la fédération ou confédération appelaient à une journée de grève. Ils parcouraient le département (les districts de Châtillon-sur-Seine, Montbard, Arnay-le-Duc, Semur, Genlis, Auxonne…), réunissant le personnel à la prise du travail ou en fin de journée, pour informer et répondre aux interrogations. Dans les services administratifs, le personnel venant moins spontanément aux réunions, ils organisaient du « porte à porte » en passant dans chaque bureau, pour discuter avec les personnels. Cette pratique a progressivement disparu, substituée par l’envoi de tracts par mail les jours précédent une journée d’action.
A l’époque, dans chaque service, il y avait un délégué syndical qui mettait en débat les problèmes du service, sur des sujets divers : matériel, dotation vestimentaire, effectifs, conditions de travail… Le même traitait les problèmes individuels entre salariés et hiérarchie. Ce travail militant de proximité et peu gratifiant consommait une part importante du temps de détachement, mais il était efficace pour démontrer l’utilité du syndicat, gagner des électeurs, des adhérents et former des militants. Au-delà, l’« ambiance syndicale » était un facteur d’intégration et de création d’identités collectives. Depuis « les déserts syndicaux » ont gagné du terrain. Les adhérents et les militants sont moins nombreux. Il est logique que les électeurs s’évaporent à leur tour.
D’autres éléments contribuent à l’affaiblissement du syndicalisme : la répression antisyndicale, les carrières bloquées des militants, la loi Rebsamen de 2015 avec la fusion des instances représentatives du personnel qui s’est traduite par un recul important de moyens et d’heures de détachement. Le chômage, la précarité, la progression de l’individualisme et les statuts différents sur un même lieu de travail ne favorisent non plus la syndicalisation et l’unité des salariés.
Pour enrayer l’abstention et le faible taux de syndicalisation, le syndicalisme doit se renouveler profondément, en privilégiant une activité de proximité et en consacrant plus de temps à dialoguer avec les salariés, autant qu’avec les directions.
Yves Mestas
[1] Dominique Andolfatto, professeur en science politique à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, et Dominique Labbé, de l’Institut d’études politiques de Grenoble. A lire : Dominique Andolfatto, et Dominique Labbé, Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française, Gallimard, 2009, Sociologie des syndicats, La Découverte, 2011 et Anatomie du syndicalisme, Presses universitaires de Grenoble, 2021.
Merci pour cette analyse.
Quand on pouvait voter dans son établissement, il fallait déjà convaincre les collègues d’aller voter, c’était là une occasion pour échanger sur l’intérêt du syndicalisme et de sa représentation. Le vote électronique a empiré les choses après l’effondrement de la participation suite aux échecs des mouvements longs et ce gouvernement en particulier a toujours visé à détruire le syndicalisme et les moyens de lutte. On peut faire un parallèle avec l’abstention politique. Un seul remède: refaire du collectif et du travail de proximité.
Dominique GS
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