Philosophie de l’Histoire d’Edgar Quinet
« Avez-vous vu dans mon pays la perte du Rhône ? »
Par Antoine Peillon
La perte du Rhône, le 2 juin 1894. DR
TEXTE
« A la fin, il reparaît à quelques centaines de pas à la lumière, un peu calmé, plus bleu, plus majestueux, mais ni brisé ni dompté par cette épreuve »
Il en est tout autrement des peuples qui ont des traditions vitales, s’ils s’y attachent et les respectent. Ces traditions peuvent être suspendues, interrompues : elles peuvent même disparaître sous la conquête, l’invasion, l’usurpation ; mais elles continuent d’agir comme des forces organiques, indomptables. Quelle que soit l’apparence, ne dites jamais de ces nations qu’elles sont usées, ensevelies, que le monde n’a plus rien à en attendre. Fussent-elles enfouies sous terre, elles vous démentiraient en surgissant au jour quand vous vous y attendrez le moins.
Avez-vous vu dans mon pays la perte du Rhône ? — Le fleuve, qui descend du haut des Alpes, arrive confiant et à pleins bords. Tout à coup, comme si l’embûche avait été tendue dès l’origine des choses, il disparaît. On le cherche sans le trouver : il s’est perdu dans le puits de l’abîme, il est enseveli dans les entrailles de la terre ; une couche prodigieuse de rochers amoncelés depuis les premiers jours le recouvre, et la pierre a été scellée sur lui, aux deux bords, par des bras de Titans.
Maintenant, des rives de Savoie et de France, les troupeaux de chèvres, de vaches, de mulets, le traversent à pied sec et l’insultent ; la sonnerie de leurs clochettes couvre ses mugissements. Cependant, pour avoir disparu, le fleuve n’est pas tari ; son ancien génie vit encore ; il lutte dans les ténèbres, il mugit sous la terre, il travaille dans le sépulcre, il use de sa poussière d’écume la roche éternelle. A la fin, il reparaît à quelques centaines de pas à la lumière, un peu calmé, plus bleu, plus majestueux, mais ni brisé ni dompté par cette épreuve.
« Philosophie de l’histoire de France », Revue des Deux Mondes, 2e série de la nouvelle période, tome 9, 1855 (pages 925-965).
Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France, postface de Jean-Michel Rey, Payot, collection « Critique de la politique », 2009
Une biographie républicaine ! Edgar Quinet, né le 17 février 1803 à Bourg-en-Bresse (Ain), mort le 27 mars 1875 à Versailles (Seine-et-Oise, actuelles Yvelines), était historien, poète, philosophe et homme politique, républicain et anticlérical. En février 1848, il participe à la campagne des banquets aux côtés d’autres universitaires de renom, comme Michelet. Avec l’avènement de la IIe République, il est élu député de l’Ain à la Constituante de 1848, puis réélu en 1849. Le coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte est un véritable deuil privé pour Edgar Quinet. Celui-ci pense alors pouvoir lutter, mais lorsque son collègue Baudin, lui aussi député de l’Ain, est tué sur les barricades le 3 décembre 1851, il comprend alors que toute lutte est vaine. Avec d’autres écrivains engagés, comme Victor Hugo, il doit s’exiler. Il séjourne à Bruxelles de 1851 à 1858.
Malgré l’amnistie accordée par Napoléon III en 1859, il refuse de rentrer en France. La Belgique, sa terre d’accueil, se méfie désormais de lui et le surveille : elle a peur des « rouges ». Néanmoins, Genève (Suisse) lui offre une chaire de philosophie morale, en 1868. La ville le reconnaît alors en tant que champion de la liberté. Grâce à ses publications, en particulier La Révolution, dont l’édition française est écoulée en six jours, en 1865, Quinet devient alors « la conscience du parti républicain », en influençant toute une génération de jeunes républicains des années 1860. Il est lu passionnément par Jean Jaurès ou encore Jules Ferry, malgré la censure. Il publie ainsi dès 1850 L’enseignement du Peuple, qui, plus tard, influencera fortement la politique d’éducation de Ferry.
De retour d’exil en 1870, il vit une véritable ferveur patriotique et démocratique. Il se présente aux élections du 10 septembre 1870 dans le département de l’Ain, mais il n’est pas élu. En revanche, il termine cinquième à Paris derrière Louis Blanc, Victor Hugo, Giuseppe Garibaldi (qui n’était même pas candidat) et Léon Gambetta. À l’Assemblée de Bordeaux, il s’oppose régulièrement, par des discours et des écrits, à la politique d’Adolphe Thiers. Vivant douloureusement la défaite subie face aux Prussiens et le retour des forces conservatrices menées par Thiers, Quinet s’isole. Il rejette violemment ce qu’il appelle « la République sans républicains ».

Carte postale, première moitié du XIXe siècle. Image : La Salévienne
LECTURE
L’actualité culturelle des dernières années[1] ne fait que confirmer un engouement massif pour Céline, un écrivain dont la haine antisémite n’est un mystère (à peine un secret de famille) pour personne depuis la fin des années 1930. La célébration perpétuelle du « génie » célinien, surtout depuis les années 1980, est un des symptômes culturels les plus forts de la banalité séculaire de l’antisémitisme franchouillard et de l’importance toujours occultée de « l’héritage de Vichy » dévoilé par le grand historien américain Robert O. Paxton[2], il y a déjà presque cinquante ans.
Il y a une quinzaine d’années, le philosophe Alain Badiou lançait le concept de « pétainisme transcendantal » pour qualifier cet état d’esprit collectif[3], relayant très fidèlement les réflexions de La Boétie et de Quinet[4], entre autres, sur le lourd penchant de notre nation pour la servitude volontaire, la soumission au tyran, le césarisme, l’absolutisme, la monarchie, le bonapartisme, l’autoritarisme mâtiné de xénophobie… Pour l’essentiel, ma lecture de l’actuelle complaisance nauséabonde vis-à-vis de Louis-Ferdinand Céline s’inscrit dans le cadre de cette « philosophie de l’histoire de France »[5].
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En 2010 déjà, le géographe Christophe Guilly, ignoré des responsables politiques, mettait en exergue les « fractures françaises » attisées par « les pressions de la mondialisation qui risquent de faire exploser le modèle républicain»[6]. Dans la foulée, Edwy Plenel tirait la leçon du glissement du « système politique », aujourd’hui oligarchique, vers l’autoritarisme : « De scrutin en scrutin, un système politique dont la lasse reproduction masque l’intime épuisement met régulièrement en scène le fossé creusé entre le peuple et ses représentants professionnels, entre la masse des citoyens et les politiques de métier, entre le pays et ses élites. Ce paysage est le décor favori des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en adhésion à des aventures virulentes et autoritaires, fondées sur l’essentialisme d’une nation, de son peuple et de son chef. Or, pour s’installer à demeure, ces passions politiquement néfastes n’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec le système institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste qui inspire notre présidentialisme est d’une dangerosité foncière que la gauche oublie trop souvent à force de s’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfois bénéficiaire. »[7]
L’idée très juste que le césarisme et ses répliques dans l’absolutisme louis-quatorzien puis dans le bonapartisme hantent dangereusement l’imaginaire politique de la France ne date pas en réalité de la Ve République. En 1857, Edgar Quinet publiait, depuis son exil bruxellois, une Philosophie de l’histoire de France inspirée, entre autres, par la leçon de La Boétie sur la servitude volontaire, et dont l’avertissement est tout à fait d’actualité : « Qu’est-ce que cette horreur dont la nation française fut saisie contre la Réforme ? Un reste de soumission à la conquête romaine. Dans l’impossibilité de s’affranchir de Rome, je sens une nation rivée encore après seize siècles au dur anneau de Jules César ; elle a pris goût à sa chaîne. L’obéissance, qui n’était d’abord que matérielle, est désormais volontaire ; c’est maintenant le fond de l’homme qui est vaincu ; ce ne sont plus seulement les mains, c’est l’esprit qui est lié. Aussi, dominée par cette tradition de dépendance, la tête courbée sous le Capitole, quand il fut question d’émanciper la France, il se trouva qu’elle regardait le servage de l’âme comme son patrimoine sacré ; elle agit comme une province romaine… »[8]
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En cette aube transie du troisième millénaire, aube angoissée par l’expansion d’un catastrophisme très peu éclairé[9], la révolte civique qui doit se lever contre la corruption et sa métaphysique nihiliste trouvera sa source dans un regain démocratique et le rejet conséquent de la servitude volontaire organisée par la chaîne des intérêts particuliers. Mais aussi, sans doute, dans un ressourcement égalitaire de la République, tel que présenté dernièrement par Jean-Fabien Spitz. Edwy Plenel avait raison, il y a presque dix ans, de se référer à John Dewey (1859-1952)[10]. Car le philosophe américain avait très tôt compris – et dénoncé – l’impasse dans laquelle nous engageait le libéralisme utilitariste et matérialiste, et lui opposait, dès 1934, « une foi commune »[11], véritable « religion civile » qui faisait écho à la « religion de la République », à la « Révolution religieuse » ou à la « foi laïque » prônées par les Quarante-huitards (Pierre Leroux, notamment[12]), puis par Edgar Quinet (1803-1875)[13], Ferdinand Buisson (1841-1932)[14], Jean Jaurès (1859-1914)[15], Vaclav Havel (1936-2011)[16]…
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En résumé, ces temps-ci, travaillons au regain démocratique et au rejet d’une servitude volontaire plus vive que jamais[17]. Recevant l’héritage de la philosophie de l’Histoire d’Edgar Quinet, « faisons l’Histoire » ![18]
Et citons une dernière fois cet historien et philosophe républicain bien trop oublié, ces lignes si prophétiques qui parlent, certes, d’un moment où la France est sous le talon de fer de Napoléon le Petit, mais qui nous parlent aussi de l’avènement inexorable de la justice : « Ne nous étonnons donc pas si, parmi tant de peuplades qui ont passé sur la terre, un si petit nombre a pu éclore au droit, à la justice. (…) Il en est tout autrement des peuples qui ont des traditions vitales, s’ils s’y attachent et les respectent. Ces traditions peuvent être suspendues, interrompues : elles peuvent même disparaître sous la conquête, l’invasion, l’usurpation ; mais elles continuent d’agir comme des forces organiques, indomptables. Fussent-elles enfouies sous terre, elles vous démentiraient en surgissant au jour quand vous vous y attendrez le moins. »[19] C’est le cycle palingénésique de la mort et de la vie.
Antoine Peillon
[1] Antoine Peillon, Céline, un antisémite exceptionnel, Le Bord de l’eau, 2011
[2] Robert 0. Paxton, La France Vichy, 1940-1944, Seuil, 1973, pp. 309 à 355. Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme, Seuil, 1978 ; Gallimard, collection Folio Histoire, 1998. Paxton et Zeev Sternhell aussi, entre autres, inscrivent Vichy dans « une histoire française, très longtemps sous-estimée »…
[3] De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Nouvelles Éditions Lignes, 2007, p. 104 : « Je propose de dire que “pétainiste” est le transcendantal, en France, des formes étatisées et catastrophiques de la désorientation. (…) Le pétainisme commence en réalité en France avec la Restauration de 1815. Un gouvernement post-révolutionnaire se réinstalle dans les fourgons de l’étranger, avec l’appui vigoureux des émigrés, des classes renversées, des traîtres et opportunistes de tout acabit, et le consentement d’un peuple fatigué. »
[4] Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire (écrit en 1549) ; édition de référence chez Payot, collection Petite bibliothèque, 2002. Edgar Quinet, La Révolution, (première édition en 1865), cinquième édition, revue et augmentée, Librairie Internationale, 1868, tome II, p. 437 : « La grande et perpétuelle crainte que cause l’histoire de France, est de la voir retourner au Bas-Empire (romain). »
[5] Je fais ici référence à Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France (Germain-Baillière, 1857), qui se livre à une critique féroce de la servitude volontaire chronique du peuple français, y compris lors de la Révolution. Cf. l’édition de Jean-Michel Rey (Payot, 2009), dont la postface relève la filiation de La Boétie / Quinet. D’autres ont souligné judicieusement les rapports de pensée entre Quinet et Tocqueville (François Furet, La Gauche et la Révolution au XIXe siècle, Hachette, collection Pluriel, 2001, pp. 41 à 58), Quinet et Bossuet, Machiavel, Vico, Mazzini et même Joseph de Maistre ou Ballanche (entre autres, Daniel Lindenberg, « Introduction » à Edgar Quinet, L’Enseignement du peuple, suivi de La Révolution religieuse au XIXe siècle, Hachette, collection Pluriel, 2001, et Juliette Grange, « Préface » à Edgar Quinet, La République, Conditions de la régénération de la France, Le Bord de L’Eau éditions, collection Bibliothèque républicaine, 2009). En synthèse, sur les tenants philosophiques et les aboutissants politiques de l’œuvre de Quinet, je recommande la lecture de l’article majeur de Georges Navet, « La décadence et l’esprit héroïque », dans l’ouvrage collectif De la modernité d’Edgar Quinet, EDIMAF, collection La Documentation républicaine, pp. 111 à 142.
[6] Christophe Guilly, Fractures françaises, François Bourin, 2010, et Flammarion, coll. « Champs Essais », 2013.
[7] Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte, 2014, p. 21 et 22.
[8] Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France (1857), Payot et Rivages, 2009, p. 65 et 66. Lire aussi Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008, et Susan George, « Cette fois-ci, en finir avec la démocratie. » Le rapport Lugano II, Seuil, 2012.
[9] La tradition théologique de l’« eschatologie “au présent” » (Évangile de Jean 4,23 ; 5,25 et 28 ; 16,32 ; Apocalypse de Jean 14,7) est la première source spirituelle du « principe Responsabilité » de Hans Jonas et du « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002 ; coll. « Points », 2004, p. 161 à 174), lequel souscrit explicitement à la métaphysique de Jonas. Cf. Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortung. Versucheiner Ethik für die technologische Zivilisation, Insel, 1979 (tra-duction française : Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Éditions du Cerf, 1990 (Flammarion, coll. « Champs », 1998).
[10] Edwy Plenel, Le Droit de savoir, Don Quichotte, 2013, p. 50 à 52.
[11] John Dewey, Une foi commune, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011 ; et Après le libéralisme. Ses impasses, son avenir, Climats, 2014.
[12] Pierre Leroux, De l’Humanité, de son principe, et de son avenir, où se trouve exposée la vraie définition de la religion et où l’on explique le sens, la suite et l’enchaînement du Mosaïsme et du Christianisme, Perrotin, 1840 ; Anthologie de Pierre Leroux, par Bruno Viard, Le Bord de L’eau, 2007 ; Vincent Peillon, Pierre Leroux et le Socialisme républicain. Une tradition philosophique, Le Bord de l’eau, 2003 ; Bruno Viard, Pierre Leroux, penseur de l’humanité, Sulliver, 2009.
[13] Edgar Quinet, L’Enseignement du peuple, suivi de La Révolution religieuse au XIXe siècle, Hachette, coll. « Pluriel », 2001 ; François Furet, La Gauche et la Révolution au XIXe siècle, Hachette, coll. « Pluriel », 2001.
[14] Cf. Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010.
[15] Henri Guillemin, L’Arrière-Pensée de Jaurès, Gallimard, 1966 ; Vincent Peillon, Jean Jaurès et la religion du socialisme, Grasset, 2000 ; Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète, Albin Michel, 2014 ; Jaurès, Œuvres philosophiques III. Écrits et discours théologico-politiques, Vent Terral, 2014.
[16] Vaclav Havel, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, où se trouve un des plus grands textes sur la dissidence (« Le pouvoir des sans-pouvoir », octobre 1978), et Il est permis d’espérer, Calmann-Lévy, 1997.
[17] Voir Georges Zimra, Résister à la servitude, Berg International, 2009, et Nicolas Chaignot, La Servitude volontaire aujourd’hui. Esclavages et modernité, PUF et Le Monde, 2012.
[18] Christophe Bouton, Faire l’Histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, Éditions du Cerf, 2013.
[19] Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France, Bruxelles, 1855 ; dans Œuvres complètes, Paris, Félix Alcan, 1895, pages 323 et 324.