Une éthique pour toujours,
par Bruno Léon

Discours de Jean Jaurès lors de la manifestation contre la loi de 3 ans. A la droite de Jaurès, assis, de profil : Pierre Renaudel, un des fondateurs du Parti socialiste français. A gauche, avec barbe blanche : Arthur Groussier. Le Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis), 25 mai 1913. DR

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Au fil de ces dernières années, nous ne pouvons que constater que notre société tend vers toujours plus d’individualisme dévoyé par un consumérisme sans fin et un rapport à l’argent dont on ne peut que s’inquiéter.

La démocratie en paie le prix fort tant l’engagement associatif, politique, syndical ou plus simplement citoyen est en situation de danger extrême. Ces engagements qui fondaient, il y a encore peu de temps, le lien social et le socle de la République requièrent, pour celles et ceux qui en ont encore la force, un courage tout aussi difficile à trouver qu’une pépite d’or dans la bâtée d’un orpailleur !

Le discours à la jeunesse prononcé par Jean Jaurès, à Albi, en 1903, est d’une actualité assourdissante. Si le contexte n’est pas le même, il existe de nombreuses similitudes, tant sur le plan international que national. Il n’en reste pas moins, dans ces conditions, un texte de réflexion qui peut et doit permettre à toutes et à tous de se poser nombre des questions sur sa place dans la société et la nécessité de faire entendre sa voix par quelques moyens que ce soit !

« L’histoire enseigne aux hommes… »

Dans son discours fleuve, Jean Jaurès pose le profil de l’Homme qui doit tendre vers l’idéal en se nourrissant de l’espoir d’y parvenir plutôt que de ployer sous le poids de l’exigence de LA société parfaite :

« …Oui, les hommes qui ont confiance en l’homme savent cela. Ils sont résignés d’avance à ne voir qu’une réalisation incomplète de leur vaste idéal, qui lui-même sera dépassé ; ou plutôt ils se félicitent que toutes les possibilités humaines ne se manifestent point dans les limites étroites de leur vie. Ils sont pleins d’une sympathie déférente et douloureuse pour ceux qui ayant été brutalisés par l’expérience immédiate ont conçu des pensées amères, pour ceux dont la vie a coïncidé avec des époques de servitude, d’abaissement et de réaction, et qui, sous le noir nuage immobile, ont pu croire que le jour ne se lèverait plus. Mais eux-mêmes se gardent bien d’inscrire définitivement au passif de l’humanité qui dure les mécomptes des générations qui passent. Et ils affirment, avec une certitude qui ne fléchit pas, qu’il vaut la peine de penser et d’agir, que l’effort humain vers la clarté et le droit n’est jamais perdu. L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir… »*

Alors oui, il y a difficulté à accomplir des grandes tâches, oui la lenteur des accomplissements en a découragé plus d’un(e), mais cet invincible espoir reste encore une source d’énergie qu’aucun grand détenteur du capital ne pourra acheter. Il nous revient de mobiliser cette source et de l’exploiter au mieux, parce qu’elle peut servir l’intérêt général.

Voilà qui nous conduit sans détour à une autre partie du discours de Jean Jaurès dans laquelle il déclame sa vision du courage…

« Le courage, c’est d’aimer la vie… »

« Surtout, qu’on ne nous accuse point d’abaisser et d’énerver les courages. L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication. Le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit ; c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; c’est de devenir, autant que l’on peut, un technicien accompli ; c’est d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendues. Le courage, c’est d’être tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »*

Il n’est nul besoin d’apporter des commentaires à ces propos, mais, assurément, est-il utile de les lire et les relire, de les réfléchir tout en les transposant à notre époque, sans omettre de les partager dans un monde où tout est buzz, simplification contrainte par les formats des réseaux sociaux, où la désinformation contribue à la crise démocratique et citoyenne sur laquelle nous nous épanchons régulièrement, au gré des abstentions, lors des scrutins électoraux ou des trop faibles mobilisations dans la rue !

Alors, bien entendu, on nous opposera le côté ringard de la chose… Rendez-vous compte, Jaurès… 1903… Mais nous ne sommes plus dans ce monde, mon pauvre monsieur !

Qu’à cela ne tienne… le courage au sein de la société reste d’actualité et fait l’objet d’interventions littéraires et philosophiques récentes. J’en veux pour preuve l’excellent ouvrage de Cynthia Fleury, paru en 2010, qui s’intitule La fin du courage.**

« En liant toujours ensemble l’éthique et la politique… »

Dans une interview donnée au journal L’Humanité***, Cynthia Fleury précise : « Dans La Fin du courage, il y avait deux dimensions. D’une part, l’expérience clinique et psychanalytique d’un découragement absolu au travers de la parole des patients : leur vie leur échappait, ou encore leur conduite de vie devenait de plus en plus clivée. Ils oubliaient leurs principes pour chaque jour tenir. Vous devenez alors un sujet automatique. « Ma » capacité à être agent, « mon agency », m’est alors confisquée par une entité plus forte que moi. Ce processus se traduit par un mal-être profond, la dépression. D’autre part, j’essayais de voir à l’inverse comment le courage pouvait être un outil de protection du sujet et de régulation des sociétés. L’expérience très concrète de la perte du courage montrait qu’il fallait récupérer du courage pour retrouver du sujet et comprendre que la démocratie n’est pas un statu quo mais un rapport de forces ».

Et hasard ou plutôt continuité de l’Histoire, à la question du journaliste : « Afin de penser un monde nouveau, vous posez un constructivisme, un peu à l’image de « l’évolution révolutionnaire » de Jean Jaurès ? », Cynthia Fleury répond : « Jaurès est vivant. En liant toujours ensemble l’éthique et la politique, il est l’incarnation de ce courage, voie d’une espérance en l’homme et dans la capacité « socialiste » : la société de construire ensemble. Avec ce geste régulateur, il y a un lien très fort entre le collectif et l’individu chez Jaurès. Par ailleurs, il a toujours été le partisan d’une révolution non violente, de la vraie théorie de l’action : une révolution démocratique. Faire évoluer le système qualitativement par un mouvement pacifique et construit, nous n’y sommes pas encore. Jusqu’à présent, les grandes régulations ont eu lieu par des guerres et des révolutions violentes… Va-t-on savoir faire cette évolution démocratique ? ».

L’éthique au quotidien

Il est particulièrement intéressant de relever que Cynthia Fleury associe le courage à l’éthique. Sans doute son appartenance au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qu’elle a rejoint en 2013, n’y est pas étranger.

Le courage devient alors l’une des composantes, à part entière, de l’éthique au quotidien, l’une des valeurs permettant, d’une part, de s’affirmer dans notre environnement social et, d’autre part, d’exprimer le désir de faire progresser à la fois l’homme et la société.

Il n’est pas inutile de rappeler la définition que revêt le mot « Éthique » pour l’associer le plus justement possible au « Courage ».

L’éthique dans son origine grecque signifie « la science morale » dans nos habitudes, nos mœurs, notre caractère. Dans son sens latin, « ethicus », elle se définit comme une discipline philosophique pratique dans un milieu naturel et humain. Elle se donne pour but d’indiquer comment les êtres humains doivent se comporter, agir et être, entre eux et envers ce qui les entoure…

S’agirait-il alors d’allier éthique et courage pour porter l’éco-socialisme ? L’histoire ne fait alors que commencer !

Bruno Léon, octobre 2022

* Extrait du « Discours à la Jeunesse » prononcé par Jean Jaurès, le 30 juillet 1903, à Albi (Tarn). Lire : Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, Textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Omnibus, 2006, « Discours à la jeunesse, 1903 », pp. 533 à 544

** La Fin du courage, Fayard, 2010.

*** L’Humanité du 29 novembre 2013.