Bien au-delà de la hausse annoncée de 15% des tarifs de l’électricité et du gaz, ceux-ci vont encore considérablement augmenter dans les années à venir, ce qui aura de graves conséquences pour les particuliers, les collectivités, les professionnels et les productions industrielles. Ignorées des médias et jamais évoquées par nos dirigeants politiques, la cause principale de la flambée de l’électricité et du gaz est la libéralisation totale mise en place par l’Union européenne, avec l’ouverture à la concurrence et la déréglementation, en pure logique de marché, au détriment du service public et en faveur de la spéculation qui prend des proportions inimaginables… Analyse et perspectives.
Par Yves Mestas, ex-syndicaliste à EDF/GDF,
ayant siégé au Conseil d’administration de Gaz de France

Alternatives économiques n° 427, octobre 2022. Photo : Antoine Peillon
Le gouvernement a annoncé une nouvelle hausse de 15% de l’électricité et du gaz début 2023 malgré le « bouclier tarifaire » (mesure du gouvernement pour protéger les consommateurs), mais d’autres augmentations suivront.
On nous explique que ces hausses sont la conséquence de la guerre en Ukraine. Si, effectivement, la France importe presque la totalité du gaz naturel qu’elle consomme, ce n’est pas le cas de l’électricité que nous produisons dans notre pays, et les hausses des tarifs ne datent pas de l’année 2022.
Depuis les privatisations d’EDF et de Gaz de France, en 2004, et l’ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité et du gaz pour les particuliers, le « tarif réglementé » de l’électricité a augmenté de 56% entre 2007 et 2022, selon la CRE (Commission de régulation de l’énergie), et le gaz naturel de plus de 80%, en prenant en compte le prix du KWh, l’abonnement et les taxes.
Pourtant l’ouverture à la concurrence votée à l’Assemblée nationale en 1999 et mise en place progressivement, en 2000 pour les industriels, en 2004 pour les professionnels et les collectivités territoriales, et en 2007 pour les particuliers, devait favoriser une baisse tendancielle des prix du gaz et de l’électricité, selon les gouvernements et ministres de droite comme de gauche de l’époque !
Comment étaient calculés les tarifs avant l’ouverture à la concurrence ?
Les particuliers, les professionnels, les collectivités territoriales, bénéficiaient, avant 2000, des « tarifs réglementés » de l’électricité et du gaz qui sont fixés par les pouvoirs publics après avis de la CRE.
A l’époque, avant l’ouverture à la concurrence, EDF avait le monopole. Le « tarif réglementé » de l’électricité pour tous résultait d’un calcul : le coût de revient moyen de la production, du transport et de la distribution de l’électricité en France. Avec un principe de service public : équilibrer les comptes sans dégager de profits, n’ayant pas d’actionnaires à rémunérer, concept issu de la nationalisation de 1946 grâce au programme du Conseil national de la Résistance (CNR).
Ce système permettait aux consommateurs français de bénéficier d’un tarif hors taxes, l’un des plus bas de l’Union européenne (UE), soit, en 2007, de 28% inférieur à la moyenne de ceux des tarifs nationaux de de l’UE.
Pour le gaz naturel, la France ne possédant plus de gisements, 98% du gaz naturel en circulation en France est importé. À l’époque, l’essentiel du gaz venait de Russie, d’Algérie, des Pays-Bas et de Norvège par gazoducs ou par méthaniers. Des contrats d’approvisionnement de long terme (20 à 30 ans) étaient signés entre Gaz de France et les producteurs des différents pays en négociant les volumes et les prix qui ensuite étaient indexés sur l’évolution du baril de pétrole. Ces contrats de long terme avaient pour avantage de procurer une grande visibilité à l’acheteur comme aux vendeurs. À cette époque, le « tarif réglementé» du gaz naturel reflétait le coût de ces contrats d’approvisionnement, du transport, du stockage et de la distribution en France, avec le même principe de service public que pour l’électricité : équilibrer les comptes sans dégager de profits.
Le « tarif réglementé » dans le viseur de Bruxelles.
Depuis l’ouverture à la concurrence, les consommateurs peuvent choisir un autre fournisseur d’énergie dit « alternatif » que les opérateurs historiques (EDF et Gaz de France devenu Engie). Dans ce cas, ils ne bénéficient plus des « tarifs réglementés », mais seulement des offres du marché, dont les tarifs sont fixés librement par les différents fournisseurs privés.
Bruxelles considère que les « tarifs réglementés » de l’électricité et du gaz faussent la concurrence et doivent progressivement s’aligner sur les prix du marché européen. Aujourd’hui les collectivités territoriales et les professionnels n’ont plus droit aux « tarifs réglementés » ; seuls les particuliers peuvent encore en bénéficier. Sur pression de la Commission européenne, la fin des « tarifs réglementés » avait été fixée pour 2021. Le Conseil d’État a finalement reporté cet objectif au 1 juillet 2023. Ce qui génèrera concrètement des hausses des prix de l’électricité et du gaz, puisque les « tarifs réglementés » restent encore aujourd’hui inférieurs à la moyenne de ceux pratiqués dans l’UE.
Alternatives économiques n° 427, octobre 2022. Photo : Antoine Peillon
Bruxelles impose toujours plus de dérèglementations.
En 2010, la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) impose un changement majeur dans le calcul du « tarif réglementé » de l’électricité, le déconnectant des coûts réels de production en France, en l’indexant partiellement sur les prix du marché européen, ce qui revient aujourd’hui à une quasi indexation sur le prix du gaz naturel. C’est une contradiction majeure, car, en France, en 2021, l’électricité est produite par le nucléaire à 69%, par l’hydraulique à 12%, l’éolien à 7%, le solaire à 3%, le thermique renouvelable et l’incinération des déchets à 2%, et seulement à 7% par le thermique fossile (gaz et charbon).
Dans la logique du marché européen de l’électricité, il faut que les prix dépendent du coût de fonctionnement de la toute dernière centrale appelée en renfort pour répondre aux pics de consommation pour équilibrer le réseau électrique et éviter le black-out. En général, il s’agit d’une centrale à gaz ou à charbon, surtout en Allemagne. Ce qui fait que les prix de l’électricité s’indexent en fonction du prix du gaz, même si 99% de la production d’électricité n’en dépend pas. Avec ce mécanisme, l’envolée du prix du gaz pèse pour 80% dans le KWh électrique. Le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire, découvrant ce système des prix, l’a qualifié « d’aberrant » tout en se gardant de remettre en cause l’aberration-mère : la libéralisation du marché de l’énergie.
Pour favoriser la concurrence « libre et non faussée », EDF doit vendre à perte de l’électricité à ses concurrents.
À la demande de l’Union européenne, EDF a l’obligation depuis 2011, dans le cadre de la loi NOME, de vendre à ses concurrents (TotalEnergie, Engie, Vattenfall….) un quart de l’électricité produite par les 56 réacteurs nucléaires, soit un volume de 100 Térawatts-heure (1 Térawattheure, TWh = 1 milliards de KWh) au prix coûtant de 42 euros le Mégawattheure (1 Mégawattheure, MWh = 1000 Kilowattheures KWh).
Cet « Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (Arenh) pénalise EDF qui vend à ses concurrents une part de sa production nucléaire sous prétexte de ne pas favoriser l’opérateur historique. Cet été, avec 32 réacteurs à l’arrêt, EDF a du importer de l’électricité au prix du marché spot (marché de gros) oscillant depuis plusieurs mois entre 200 et 600 euros le MWh, avec un record, en août, à 1000 euros le MWh.
Les concurrents « alternatifs » en demandent toujours plus et Bruxelles fait pression. Via Bruno Le Maire, pour répondre à la demande des concurrents d’EDF et de l’UE, un compromis a été trouvé. Au 1er janvier 2023, EDF pourra vendre le MWh à 49,5 euros contre 42 euros aujourd’hui et le volume qu’EDF devra vendre aux concurrents augmentera de 20%, passant de 100 à 120 TWh.
Le gaz naturel subit la loi du marché et de la spéculation.
Pour le gaz naturel, il existe encore des contrats de long terme avec les producteurs de gaz, mais l’ouverture à la concurrence s’est concrétisée par l’émergence progressive d’un marché du gaz naturel en Europe (une bourse de l’énergie) qui favorise la spéculation. Le prix du gaz, comme beaucoup de marchandises, varie selon l’offre et la demande. Lorsque l’activité a repris à l’échelle internationale, après la pandémie du COVID, la demande a fortement augmenté, et donc les prix.
Depuis la guerre en Ukraine, des sanctions ont été décidées par Joe Biden, président des États-Unis, l’OTAN et l’Union européenne contre la Russie. Poutine a alors réduit voire arrêté les livraisons de gaz naturel. Cela a provoqué une brusque hausse des prix, particulièrement pour l’Europe qui est très dépendante du gaz russe.
La France ne s’approvisionne en gaz naturel que pour 16% en Russie[1]. Nous pouvions donc penser que l’impact pour les entreprises, les collectivités et les ménages français serait limité. Le problème est que les tarifs du gaz russe sont plus compétitifs que ceux des autres producteurs européens comme la Norvège ou les Pays-Bas.
L’Union européenne, suite à l’invasion russe en Ukraine, a signé avec les États-Unis un accord ouvrant la voie à l’importation de gaz américain et à l’augmentation du nombre de terminaux méthaniers en Europe. Une bonne affaire pour les États-Unis ! Son gaz liquide fabriqué à 79% à partir de gaz de schiste par « fracturation hydraulique » n’était pas compétitif pour les pays européens avant la guerre en Ukraine. Il le devient, suite à la hausse faramineuse des cours (plus de 300%) depuis le début de cette année. Le gaz américain, livré par méthaniers, est environ trois fois plus cher que le gaz russe. A cela s’ajoute la hausse du dollar par rapport à l’euro, qui fait aussi augmenter les prix des marchandises vendu par les Américains. Le journal Les Échos a écrit : « Les États-Unis sont les grands gagnants de la crise énergétique européenne ».
Le gouvernement français se veut rassurant en nous disant que les stockages de gaz sont remplis pour l’hiver. Mais il faut préciser que ces capacités de stockage correspondent à 130 TWh, alors que la consommation annuelle s’établit à environ 450TWh, soit à un tiers de la consommation, sachant que la demande est beaucoup plus importante en hiver (chauffage).
Pour toutes ces raisons, les tarifs de l’électricité et du gaz vont encore augmenter dans les années à venir, ce qui aura de graves conséquences pour les particuliers, les collectivités, les professionnels et les productions industrielles.
Nous venons de voir les principales raisons de la flambée de l’électricité et du gaz : les mécanismes mis en place par l’Union européenne avec l’ouverture à la concurrence, la déréglementation, en pure logique de marché, au détriment du service public et en faveur de la spéculation qui prend des proportions inimaginables… La réponse du gouvernement, avec les « chèques Macron », paraît bien dérisoire. Le « bouclier tarifaire » permet de limiter les hausses dans l’immédiat, mais ne règle pas les causes de l’explosion des prix de l’énergie.

Alternatives économiques n° 427, octobre 2022. Photo : Antoine Peillon
Il n’y a pas de fatalité aux hausses. Il faut simplement revenir aux fondamentaux des services publics à la française mis en œuvre à la Libération.
L’électricité et le gaz naturel ne sont pas des marchandises comme les autres, ce sont des produits de première nécessité, un bien commun, indispensable pour les ménages, les professionnels, les collectivités et les industries. La gestion de l’électricité et du gaz ne doit pas être soumise aux règles du marché, de la spéculation et des superprofits pour des actionnaires.
Il faut revenir aux fondamentaux de l’indépendance énergétique, de la maîtrise publique et de la planification des investissements pour répondre aux besoins du pays.
Il faut désobéir aux traités européens de l’ouverture à la concurrence, annuler les mesures de déréglementation imposées par Bruxelles, renationaliser EDF et Engie, avec un statut juridique d’EPIC (Entreprise publique industrielle et commerciale) et non un statut de droit privé comme actuellement (société anonyme), décréter le retour des monopoles de service public.
Il faut rétablir un tarif réglementé pour tous, basé sur le coût moyen de production ou d’importation, de transport et de distribution de l’énergie, annuler les hausses de ces dernières années et bloquer les prix, mettre en place une tarification progressive et recaler une TVA à 5,5%, comme pour tout produit de première nécessité.
Ces mesures et orientations ne peuvent visiblement pas se mettre en place sous la présidence d’Emmanuel Macron.
[1] Approvisionnement de la France en 2021 : Norvège : 40,6%, Russie : 16,8%, Pays-Bas : 8,4%, Algérie : 9,5%, Nigéria : 9,3%, Qatar : 4,2%.