Par Antoine Peillon

Claude Alphandéry, héros de la Résistance, militant inlassable de l’économie sociale et solidaire, du socialisme, de la démocratie et de la justice sociale, nous a quittés hier, 25 mars, à 22 heures, à la maison médicale Jeanne-Garnier (Paris), un établissement de soins palliatifs.
Le 4 mars dernier, sachant l’heure venue, il publiait un dernier appel « contre le retour de la barbarie ».
Éternelles affection et admiration !

Claude Alphandéry, dédicaçant Une si vive résistance, aux Glières,
lors des rencontres Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui,
le 20 mai 2017. Photo : Antoine Peillon

Né le 27 novembre 1922 à Paris, il a 18 ans lorsque l’armée allemande envahit la France.

En hypokhâgne à Bordeaux, il déménage à Lyon pour intégrer le lycée du Parc où distribue tracts et journaux clandestins et effectue quelques liaisons. Une réflexion d’un camarade de classe sur la « racaille juive » va accélérer son engagement. « Je me suis senti rejeté, exclu de la société, paria ; j’avais à retrouver une identité, à prouver ma personnalité, ma capacité de résistance. (…) Après une nuit agitée, je décidais de quitter sans délai ma piaule et le lycée », raconte-t-il dans Une famille engagée. Secrets et transmission (Odile Jacob, 2015), le dernier de ses onze livres.

Il entre dans la clandestinité au cours de l’hiver 1942 et, dès l’année suivante, devient le chef départemental de la Résistance dans la Drôme et en Ardèche. Il finira la guerre comme président du comité départemental de libération de la Drôme et lieutenant-colonel des Forces françaises de l’intérieur (FFI). En dépit de son jeune âge, il parvient à réorganiser des réseaux profondément divisés entre communistes et gaullistes. « On touche là à l’un des fils rouges de ma vie : si je suis capable de quelque chose, c’est bien de rassembler, raconte-t-il dans Une si vive résistance (Rue de l’échiquier, 2011). Cela vient sans doute d’une sorte d’empathie que j’ai à l’égard des gens : mes engagements personnels n’excluent pas la considération de ceux d’en face. »

Après la Libération, Claude poursuit des études à l’École nationale d’administration (ENA), puis rejoint le Service des études économiques et financières qui œuvre pour la croissance économique moderne de la France. La Ve République voit Claude Alphandéry rejoindre le Club Jean Moulin. C’est l’occasion pour lui de continuer à participer au débat public, car il y anime un cercle de réflexion où il s’interroge, aux côtés de hauts fonctionnaires de la Résistance, au sujet de la distanciation des Français vis-à-vis des instances de pouvoir de l’État.

Claude rejoint la Banque de la construction et des travaux publics, puis la Caisse des dépôts, à la suite de la crise de 1973. Il continue son engagement citoyen et politique en rejoignant le parti socialiste en 1976, aux côtés de Michel Rocard, et lutte contre le chômage de masse qui tourmente la France.

En 1988, il fonde France Active, premier réseau de finance solidaire. Il participe ainsi à la création d’emplois via des prêts bancaires aux entrepreneur.ses au chômage ainsi qu’aux structures de la future Économie sociale et solidaire (ESS).

Quelques années plus tard, après avoir étudié les associations et entreprises d’insertion à la demande de Jean-Pierre Soisson, alors ministre du Travail, Claude Alphandéry est nommé président du Conseil national de l’insertion par l’activité économique (CNIAE), en 1991, à 68 ans. Ce Conseil, placé auprès du Premier ministre pour conseiller le gouvernement, échange avec les structures d’insertion qui misent sur l’emploi pour assurer la réinsertion sociale de personnes démunies, telles que des chômeurs de longue durée, des jeunes en difficulté, ou encore des anciens détenus. Une mission dans la lignée des aspirations de Claude qui cherchait toujours à créer de l’emploi pour le plus grand nombre.

En juin 2011, il s’illustra aussi en lançant un appel avec son ami Stéphane Hessel pour rassembler quelque 10 000 personnes au Palais Brongniart à Paris, afin de promouvoir l’économie sociale et solidaire, une initiative qui aboutit à la création du Labo de l’ESS, think tank qu’il présida pendant quatre ans.

« Claude possédait une ardeur juvénile, un élan pour le bien collectif, une âme militante. Il portait en lui le principe de la régénération permanente, qui est celui de la vie. Jusqu’au bout, il n’a pas dérivé, il ne s’est pas sclérosé, il ne s’est pas dégradé », dit de lui son ami Edgar Morin qu’il avait rencontré dans les maquis de la Résistance.

Nous ne l’oublierons pas.

***

LIRE AUSSI :

Mort de Claude Alphandéry : de la banque à «Libé», un siècle de solidarité

Résistant, patron social et infatigable porte-voix de l’économie sociale et solidaire, il a aussi accompagné Libération pendant vingt-cinq ans. Il est mort à 101 ans.

Par Michel Becquembois / Libération

Il était sans doute l’un des derniers à pouvoir dire en souriant : « Je suis rentré en politique à l’occasion du Front populaire…» Et Claude Alphandéry de raconter avec malice comment, au printemps 1936, alors qu’il n’a même pas 13 ans, il avait accompagné à travers la Champagne rurale son grand-père, député radical-socialiste de Haute-Marne en quête de réélection sous les couleurs de la coalition menée par Léon Blum : « Les jeunes sont toujours plus à gauche que les vieux, ce n’était pas un révolutionnaire… » se souviendra-t-il plus de quatre-vingts ans plus tard. Mais enfin, l’aïeul était du bon côté de l’histoire et Claude Alphandéry s’est juré en arpentant avec lui les villages de la «Champagne pouilleuse» qu’il consacrerait sa vie à la chose publique, à la réduction des inégalités et à la lutte contre les extrémismes.

Claude Alphandéry est mort ce mardi 26 mars [le 25 mars à 22 heures], à 101 ans, et c’est peu de dire qu’il a tenu sa promesse. En mars 2024, affaibli et hospitalisé, sentant ses forces décliner, il prenait encore la plume dans le Nouvel Obs, pour appeler ses concitoyens à barrer la route à tous les populismes, leur demandant de « prendre l’engagement de tout faire, partout ou vous êtes avec les moyens qui sont les vôtres, pour empêcher une nouvelle nuit noire de l’humanité » : « Mon tout dernier appel, écrivait-il, avec les forces qui me restent, c’est de vous inciter à tout mettre en œuvre pour que ce qui a motivé ma vie, le combat contre le fascisme, contre la barbarie et pour les droits humains, soit à nouveau mobilisé dans une grande alliance humaniste des forces de vie. » Haut fonctionnaire, banquier… les chemins qu’il a empruntés pour faire de la politique ne sont pas forcément les plus évidents mais ils lui ont permis d’être efficace, concret et de porter haut les valeurs d’une économie portant d’autres valeurs que celles de l’argent et du profit, travaillant sans relâche à réduire le fossé entre le capitalisme et l’humain en héraut infatigable de l’économie sociale et solidaire.

Les racines familiales de Claude Alphandéry sont si riches d’engagements que son parcours en paraît presque naturel : un aïeul acteur des journées de 1830, combattant outre-Atlantique durant la guerre de Sécession, de retour en France pour participer à la Commune en 1871 ; un grand-père maire républicain de Chaumont, donc, aussi sage que le précédent était aventurier mais aux convictions sociales pas moins affirmées ; et un père qui a longtemps joué les filles de l’air avant de retrouver son fils à 12 ans pour l’emmener déjeuner tous les jeudis midis pendant un an chez Maxim’s avant de mettre fin aux rendez-vous hebdomadaires pour partir lutter aux côtés des républicains espagnols. Le pilier, bien sûr, c’était sa mère.

Son engagement à lui viendra avec la Résistance. « Ce n’était pas grand-chose au début, minimisera-t-il, des petits journaux, des petites actions sympathiques… » L’ancien élève des classes prépas parisiennes – qui avaient été délocalisées en zone libre – s’engouffre presque naturellement dans le combat contre l’occupation nazie, un combat dont il préfère retenir, lui, le jeune homme d’origine juive, « citoyen de seconde zone », les rencontres, l’entraide et les bricolages plutôt que les faits d’armes. Il se plaisait néanmoins à raconter qu’un jour, alors élève au lycée du Parc à Lyon, il convoyait par train des exemplaires du journal clandestin fondé à l’été 1941 par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, organe du mouvement de résistance Libération-Sud, quand une paysanne s’assied à côté de lui. Ils échangent quelques mots, et quand, à la gare suivante la police monte et commence à vérifier les bagages, elle lui glisse : « Votre valise est ma valise. Ma valise est votre valise. Ils ne soupçonneront jamais une femme de mon âge. » Il s’en sort et conserve de l’épisode une foi inébranlable dans la confiance instinctive et la solidarité. Le journal s’appelait Libération.

En 1943, Jean Moulin lui confie la responsabilité d’organiser les maquis de la Résistance dans le département de la Drôme. Le 31 août 1944, il retrouve par hasard son père, devenu commandant de la France libre, durant les combats pour la libération de Valence. « Nous sommes devenus très proches, il est mort d’un cancer peu après, en 1950. »

Entre-temps, Claude Alphandéry sera l’un des tout premiers étudiants de la toute nouvelle ENA (deuxième promotion, 1946) et entame une carrière de haut fonctionnaire, attaché d’ambassade à Moscou d’abord, puis à la Direction du Trésor. Il adhère au PCF (qu’il quittera en 1956 au moment où les chars soviétiques envahiront les rues de Budapest), crée la revue Économie et politique et rejoint l’ONU à New York en 1959. L’Amérique est-elle trop riche ?, interroge de manière provocatrice le titre du livre qu’il publie alors, pourfendant la fuite en avant d’un système d’économie privée fondé sur la promotion de besoins de plus en plus futiles pour rester rentable. Convaincu qu’il faut combattre les ravages d’une société trop matérialiste, il fonde en 1960 la Banque de construction et des travaux publics. C’est de cette période que date son surnom de «Banquier de gauche» et sa carte prise, en 1976 au Parti socialiste. Il avait tout pour devenir ministre en 1981 mais Mitterrand ne lui pardonnera jamais d’avoir jugé «démagogique» son programme de nationalisations. Il restera donc aux marges du pouvoir, militant et notable, engagé et dissident à la fois. Mais éveillant de nombreux hommes politiques aux vertus de l’économie sociale. Il racontait ainsi avoir convaincu Michel Rocard, créateur du RMI, lors d’une journée au ski : une opportune (et durable) panne du télécabine des Arcs lui aura laissé trois quarts d’heure pour détailler à celui qui était alors Premier ministre ses initiatives d’insertion par l’activité économique.

L’histoire ne dit pas si c’est en se souvenant de la vieille paysanne du train qu’il avait décidé, en 1982, de venir en aide à Libération. Le journal fondé notamment par Serge July et Jean-Paul Sartre – qui avait repris en 1973 le nom de l’organe résistant d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie dont la parution avait cessé en 1964 – vient d’accomplir sa mue : la feuille militante des premières années s’est professionnalisée et, après un arrêt de plusieurs mois, le journal reparaît en mai 1981, doté de son tout nouveau losange rouge et de grandes ambitions. Le quotidien s’ouvre à la publicité, devient une référence journalistique des années 80 et, pour se financer, invite à son capital des patrons amis (Jérôme Seydoux, Marin Karmitz, Jean et Antoine Riboud…) qui n’auront guère d’autres avantages que la satisfaction d’être partie prenante de l’aventure Libé. Alphandéry répond à l’appel. La société d’investissement Communication et participation restera au capital du journal jusqu’en 2006, et Alphandéry sera un partenaire fidèle et amusé des vicissitudes qui agitent Libération. Quand le capital est remis à zéro, venant clore presque vingt-cinq ans de compagnonnage, il ne cachait pas, lors d’une dernière réunion, sa tristesse de devoir quitter le navire. Il assistait en effet scrupuleusement aux conseils d’administration de Libération, souriant derrière ses yeux plissés, quelles que soient les difficultés rencontrées par le journal, semblant dire que quoi qu’il arrive, on allait s’en sortir. Il avait confiance, il avait raison.

Depuis la fin des années 80, Claude Alphandéry était surtout devenu le prophète de ce qu’on appelait pas encore l’économie sociale et solidaire. Fondateur en 1988 de France Active, il continuait sa lutte contre la mainmise de la finance sur le système économique, cherchant inlassablement à « penser de nouvelles formes de produire, de consommer, d’échanger, de décider ensemble ». Chantre du recyclage, du circuit court à une époque où personne n’en parlait, il aura contribué et participé à la naissance de milliers d’initiatives, et encore plus d’emplois. Il rêvait que l’ESS « pollinise » l’économie classique, prêchant un esprit de responsabilité sociale et écologique à rebours des considérations « absurdes » de rentabilité. « Il faut s’indigner », adjurait-il, en prolongateur de son ami Stéphane Hessel, persuadé « qu’il ne faut pas partir d’en haut mais de ce qui se passe à la base, dans les territoires » et qu’il importe avant tout de « faire le lien » entre toutes les initiatives, qui sont souvent dispersées. « On n’est pas très loin de réussir à basculer dans ce nouveau système », voulait-il croire, en éternel optimiste. Son dernier appel se concluait ainsi: « Agissez comme si vous ne pouviez pas échouer. »