Par François Nédellec

Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite ou ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence.

Raoul Dufy, « Réception mondaine », 1941

Dernières visions d’un monde romantique…

En matière de réceptions politiciennes, la qualité des mets n’est pas à la hauteur des espérances. Les plus vives sont celles qui concernent les cocktails dînatoires de début d’année. Ces amuse-gueules offerts par les différents corps politiques et connexes réunissent un panel sociologique étonnant. Il est à noter que ces échanges de dons et contredons se fabriquent avec nos petits-sous appelés vulgairement « impôts ».

Les tables à tréteaux, recouvertes de nappes en papier, se transforment insidieusement en de simples vecteurs horizontaux. Dans cette boule de neige, les pique-assiettes et les ragots en jouissent à l’envie et sans modération. Ces dernières années, le passage du buffet au cocktail-dînatoire fut salutaire à la fois pour les papilles et pour la langue. Du dînatoire avec option causerie et son bonus version ostentatoire, le protocole de type monarchique s’impose progressivement. Tout nouveau souverain doit avoir son chef. Le macaron s’encanaille sous les lambris dorés de la royauté et de la République réunies. Le temps des représentations arrive à grands pas pour un petit peuple avide d’allégeances. La génuflexion reprend ses droits. L’éminence rouge du guide éponyme y fait figure pâlotte. Il est vrai que le col romain et le blason épiscopal font aussi parties des convives.

Tel un ballet nautique

Nous devons reconnaître que, chaque année, les cérémonies des vœux sont des temps forts où la mastication et le verbe font cause commune. « Dites-moi, mon cher ami, quel est cette année le chef-traiteur et traitant choisi par notre bon roi ? » La rumeur prend naissance entre les deux huissiers de service qui indiquent le chemin. Comme il se doit, un huissier est toujours posté à la porte d’entrée ou près d’une fenêtre. Étymologiquement il n’y a rien à dire. Il paraît que le nouveau chef choisi pour ces agapes est d’origine japonaise. Il est exceptionnel dans ses inventions, dit-on, volontiers débridées. Encore une nouvelle attaque à la tradition où le maki est magnifiquement sublimé. Une magie de l’exotisme où l’encens, la myrrhe et l’or ne sont que des petits-fours pour enfants de cœur.

De dos, les arrivants sont à l’image des manchots, souvent confondus avec les pingouins, portant un regard oblique mais discret sur les tables. Tel un ballet nautique, cette file et ces groupes se déplacent en pétales pour venir au plus près des victuailles. Discrètement, les plateaux se dégarnissent. Avec bonheur, l’attention et la dextérité sans faille des employés pallient  à ces quelques manques de respect et ce avec un professionnalisme exemplaire. Devant cette faune grouillante, la banquise se réchauffe lentement tel qu’aurait pu le décrire un des correspondants du grand naturaliste Buffon. On rappellera, pour mémoire, que Buffon considérait le manchot comme tellement abâtardi qu’il en fut relégué dans les pôles, loin du soleil. La démarche en fait foi et rappelle étrangement le comportement des premiers convives. Dans ce monde bigarré, ils sont resserrés les uns contre les autres. Toujours à proximité des piques en bois réutilisables en cure-dent, ainsi que des petites cuillères en plastique-argent jetables, ce petit monde évolue avec discernement. Il y a un fond sonore entre rumeur et brouhaha qui ne se perçoit que de dos. Ça cause !

Pin’s, barrettes et rosettes

L’entrée des propriétaires, aux baux renouvelables tous les cinq ou six ans en fonction de leurs grades et qualités, se fait attendre. On sait d’avance que les uns auront l’allure martiale, à côté du trône, et les autres, sbires temporaires, seront plus anxieux dans leurs fausses décontractions. Ici, il faut occuper le terrain, car la comédie des apparences s’inscrit dans un jeu de société type Cluedo. Camarade, en fin d’agapes, il y aura des morts ! Un spécialiste des ressources humaines ayant l’apparence d’un maître des cérémonies doit de fait contourner la faune pour l’observer de face, mais à distance correcte. L’observation est de type kaléidoscopique, excepté que ce n’est pas la boîte qui tourne mais la tête. Progressivement, chaque convive devient aussi un kaléidoscope, afin de juger du terrain. Dans cette multitude de cristaux, les yeux scrutent l’insigne genre pin’s qui se fait d’année en année beaucoup plus présent. Il était d’usage de définir d’emblée un personnage par la coupe de ses cheveux, vieil héritage biblique, ou par l’état et la qualité de ses chaussures, encore un héritage  fétichiste. Mais, ici, le vrai marqueur régalien est le pin’s épinglé de manière tellement imperceptible qu’on peut le déceler au premier coup d’œil. L’astuce est efficace pour n’en être que plus mordante.

La rosette tient le haut du pavé, bien rivée en règle générale sur une veste sombre ou sur un chemisier en soie beige, voire sur une lavallière. Si le simple bouton pubère indique le grade de chevalier, il faut reconnaître que c’est d’un commun patenté. On le donne, paraît-il, au moindre sauveteur de chaton égaré sur une gouttière. Quant au bouton rouge avec du blanc, nous devons reconnaître qu’il se fait plus recherché, car n’est pas officier ou commandeur qui veut. L’ordre du mérite, plus discret, est la récompense d’un labeur bien accompli. Souvent, il témoigne des influences locales dans ses déclinaisons corporatives et consulaires. Quant à la barrette des Arts et des Lettres, elle représente le saltimbanque de service, mais à condition que le porteur soit en accord avec un esprit artistique ou lettré. Seuls quelques initiés peuvent méditer sur la couleur vert-amande du tissu et en déceler l’origine. Plus rare, elle n’en est que plus discrète par rapport à ses rivales décoratives.

Il a été vu récemment, dans cette même salle, deux convives politiquement très à gauche et, pour tout dire, libertaires qui se les ont fait remettre, enfin, les barrettes. L’ambiance était bon enfant, dans un scénario genre jeux télévisés et larmes à l’œil. À ce que l’on dit, la cérémonie était émouvante. Les palmes académiques inspirent, par traditions impériales, puis républicaines, le respect et la reconnaissance de l’enseignant qui a bien œuvré. Son école en pierre meulière et sa cour avec marronniers en frémissent encore, ainsi que la marelle ostentatoire où le paradis et l’enfer cohabitent. Cette barrette de couleur violette, proche des symboles religieux, montre l’abnégation et le sérieux du porteur. En un mot, le curé et l’instit’ jouent parfois dans la même cour de récré, faisant abstraction des luttes séculaires pour – ou contre – la laïcité.

Tous les pin’s, sans exception, se tiennent bien accrochés à la hauteur du visage, afin de signifier la noblesse du porteur. Se mixant, mais sans être dilués, les pin’s des clubs, services ou associations diverses entrent sans ménagement dans le bal des aspirants. Le pin’s du Rotary-Club, célèbre par sa roue crantée, se fait titre de noblesse, suivi par celui du Lion’s Club, tous les deux américains d’origine et fils de Buffalo Bill. Le pin’s de la Table Ronde, plus jeune et plus turbulent, affiche le caractère du porteur. Et puis, il y a les pin’s associatifs et corporatifs, voire ésotériques, genre pin’s de franc-maçon. On dit qu’à force d’être secrets, puis discrets, ils ne sont plus visibles du tout, les pin’s, pas les francs-maçons. Les pin’s du bâtiment et consort font maigre fortune par rapport à ceux des confréries vineuses et gastronomiques. Le pin’s de la confrérie du Clos de Vougeot est assez discret et inversement proportionnel à sa renommée. En tout état de cause, un pin’s de confrérie inspire nécessairement la bonne humeur. Les pin’s d’associations sportives, en particulier ceux des footeux, sont souvent relégués en fin de tableau… Dura lex, sed lex

Le pin’s doit être toujours bien en vue, avec une discrétion relative, la règle est de mise et la mise est de règle. Sans se reproduire, les distinctions sont chaque année de plus en plus nombreuses. Cela est sans doute le grand miracle des cocktails-dînatoires à la qualité masticatoire. Curieuse sensation que d’évaluer un homme par un modeste indice. Il y a même des cumuls de mandats, où, tels des généraux russes, on observe des ribambelles de morceaux de tissu ou de ronds métalliques sagement ordonnés les uns à côté des autres sur un blazer vintage. Les corps constitués, tels ceux de la préfectorale ou des armées, voient cela d’un  très mauvais œil. Leurs galons ne sont pas usurpés, même s’ils n’ont fait aucune guerre. Du reste, à quelques encablures des tables tréteaux, un gradé de la Marine nationale est parfaitement identifiable. Sa casquette sous le bras, son costume bleu marine, sa démarche rigide et la multitudes de ses décorations en font un être à part. Il officie dans une métropole dont on dit qu’elle est la plus éloignée de toutes les mers de France. En un mot, l’île d’Elbe, mais en pire, comme aurait pu le dire le demi-solde de l’armée napoléonienne Claude Noisot.

Diversité électorale renforcée

Ainsi le maître de cérémonie évalue discrètement les tendances du moment grâce à ces lucioles coiffant l’habit qui ne fait pas le moine. Le découpage du vêtement ne coïncide pas avec celui du corps. Les associations de naturistes n’ont pas le droit de venir sans vêtement et en plus avec pin’s. La nudité évacue la personne. Ce qui n’est pas à confondre avec quelques personnages gothiques, chez lesquels le noir satanique du maquillage et le manga du mollet sont coordonnés avec les rangers mi-noires mi-boue. Quels que soient leurs catégories sociales et leurs âges, ils arborent de nombreux piercings de type pin’s news-style cohabitant avec des tatouages multicolores. On ne voit plus tatoué, comme jadis, « À ma maman chérie », ou « À Lola », voire un glaive subordonné à une légion vaguement étrangère. La tradition se perd. Dans certains cas, on peut penser que ces parures métalliques s’inscrivent secrètement jusqu’aux petites lèvres et autres prépuces. Même si elles ne rouillent pas, cela doit quand même faire un peu mal ? Allez savoir ? Bon, tout cela est courant et entre dans l’ordre des choses, mais ce n’est jamais d’une discrétion totale, car ces piercings accrochent durement le regard. Il faut toujours un zeste de geek dans ce type de réunions. La diversité électorale s’en trouve renforcée.

Raoul Dufy, « La réception », 1940

Quant aux premiers arrivants, ce sont des invités d’un âge certain et habitués de ces sauteries où leurs invitations se font par tacite reconduction. Là, on peut foncer sur le petit-four, nom générique, sans aucune gêne, car c’est admis par un protocole secret. Il faut admettre que c’est impressionnant de face comme de dos. Le loden, associé au pantalon en flanelle, avec revers et chaussures noires à rabat avec deux boucles dorées, avance à petits pas. Doté d’une certaine nonchalance, mais cependant pas très loin du buffet, le loden se doit d’assurer la présence. L’épouse en Chanel et Carré Hermès l’accompagne avec une discrétion et un silence à faire pâlir un moine chartreux. Serait-ce un notaire au coffre explosif, à la moralité douteuse, ou à la chasse bien gardée ? À n’en pas douter, il doit y avoir aussi quelques-uns de ses concurrents, concurrents appelés ici sympathiquement « confrères ».

Des quadras, presque en groupes vaguement constitués, se diffusent dans la salle de réception en cherchant des affinités perdues de vue depuis l’année précédente. Le vêtement se fait plus sport, plus veste pied-de-poule et protège-coude en cuir. Décontracté, mais pas trop. Bon, on est ici pour affaires financières et politiques, car l’immobilier à ses priorités. On vient aussi saluer le nouveau chef-cuisinier qui est un ami de longue date et dont on avait prédit la fulgurante ascension. On dit qu’il sera bientôt couronné par l’étoile du berger, qui devrait être visible dans le ciel courant mars. Alors, de loin, nous voyons ces quadras non pas déguster mais évaluer entre connaisseurs les créations culinaires et artistiques. Leurs épouses, officielles ou non, sont absentes. Ici on bosse, Monsieur.

Protégés par des ordres corporatifs

Les artistes arrivent à la fin, voire même en retard. On est bohème ou on ne l’est pas. La veste en toile de lin noir et la chaussure sans cirage, associées aux cheveux en bataille, deviennent le porte étendard de la profession. Un jean troué ne fait plus l’effet escompté, encore que certains artistes, entre le talent et la déchirure, ont choisi. Les gens de tréteaux qui manigancent les subventions espérées ont malgré tout de l’appétit grâce à une désinvolture de bon aloi. Même pas pique-assiettes, car souvent les doigts font office de micro-fourchettes et donnent à l’artiste-funambule un côté sympathique et vivifiant. À quelques mètres, arrive d’un pas alerte, car pressé, un homme en imperméable beige et serviette en cuir d’où apparaît une étoffe noire avec une sorte de jabot blanc. Sans doute un avocat sortant du barreau et ayant rangé et plié à la hâte son élégante robe noire. Ses amis artistes le saluent fraternellement car, dit-on, cet homme de culture est amateur d’art très contemporain, tout comme un de ses clients industriel et promoteur de renom. On peut aisément repérer la caste des architectes et des médecins en retraite qui se distinguent par le port du nœud-papillon en haut d’une chemise boutonnée. Si le nœud-papillon doit se porter avec une chemise à boutons recouverts comme avec un smoking, ici non, et c’est un manque total d’éducation. Il y a belle lurette que le tire-ligne et l’encre de chine ont disparu des tables à dessin, évitant par là-même les bavures, et que la cravate du médecin ne se balade plus entre les seins de la patiente, évitant ainsi les tressaillements. Cependant ces nœuds-pap’ vestiges montrent la noblesse de ces métiers qui, à titre indicatif, sont protégés par des ordres corporatifs tout comme celui des experts-comptables. Peut-être y a-t-il un rapport de cause à effet ?

Quant aux médias, ils sont chez eux et c’est à cela qu’on les reconnaît. Le journaliste de la presse écrite possède une certaine désinvolture, genre Tintin en Amérique, dont parfois le manque de professionnalisme le fait hésiter entre le calepin et le dictaphone. Quant à celui de la presse audio-visuelle, une nette supériorité envahit son menton et son regard d’aigle qui voit même la nuit. Indéfectibles depuis quelques années, les représentants pour la protection de la nature et des oiseaux, chauve-souris comprises, possèdent le sérieux des anciens papes et le côté dégingandé des arpenteurs planétaires. Leurs t-shirts made in china, au logo percutant, exhibent leur aura scientifique liée à la nonchalance d’une force tranquille. Arrivant en petite nuée, ils picorent peu car le bio n’est pas inscrit sur les sushis.

Une sorte de colonialisme subtil

Quant aux cyclopédistes, enfin ceux des faubourgs, on voit très bien leurs pinces à vélo serrant les bas de pantalons pas toujours très propres, leurs casquettes poulbot pas d’une première jeunesse et leur teint blafard pas très joyeux. Leurs cousins germains, les vélocipédistes issus des quartiers sauvegardés, sont convaincus, eux aussi, de sauver la planète. Ils ont la mine épanouie, se trimballent avec le casque nouvelle génération, costaud, design et hors de prix. Le casque associé symboliquement à la tête et aux neurones est accroché à la ceinture, comme les scouts avaient jadis au ceinturon la gourde en alu. Héritiers du dieu Mercure, leurs casques ailés, pour les plus chics, laissent à penser qu’ils exercent une profession médicale et plus sûrement paramédicale, où l’huile essentielle est  essentiellement de l’huile.

Si on regarde un peu de près, la diversité ethnique arrive sur la pointe des pieds, afin d’être en phase avec les statistiques à variations saisonnières corrigées. Assimilation et intégration sont indivisibles, car mixées au risque d’une perte d’identité dont le politique se fiche totalement. Une sorte de colonialisme subtil qui ravit l’ensemble des prestataires, comme s’ ils avaient réussi là un coup de maître. Donc en nombre à minima mais ultra visible, pour une efficacité payante. À l’image de la multiplication des pains chère à saint Jean et à saint Honoré, le bulletin de vote peut et doit être multipliable par quartiers. Dans les bruits confus du buffet, c’est ce que semble dire un obscur conseiller municipal catholique de gauche et bonne conscience apostolique des puissances invitantes.

Il y a toujours des unis-cas qui s’inscrivent avec ostentation dans le maelstrom des convives. Presque à l’épicentre de l’hémicycle-rectangulaire, deux femmes cougars et a priori anciennes copines de chasse scrutent leurs proies potentielles. Entre 55 et 68 ans, on ne saurait dire, bien que quelques rides à la commissure des yeux viennent témoigner d’un maquillage rebelle. Jupe kilt pour l’une et pantalon à pinces pour l’autre, leurs corsages blancs s’ouvrent largement, mais avec délicatesse, sur des soutiens-gorges ultra pigeonnants d’un blanc immaculé et à la candeur quasi virginale. Des ballerines de marque, dans leurs sobriétés, semblent sorties d’un livre de la comtesse de Ségur et complètent l’ensemble. Pas mal, il faut le reconnaître. Il y a comme un côté toupie qui ne demande qu’à être actionnée.

La Résistance se mesurait en Ohms

Avec un certain détachement, apparaît un couple du genre « On ne fait que passer car nous allons dans notre résidence secondaire de Haute-Marne ». À coup sûr, ce sont des commerçants aisés dont les parents décédés avaient été, eux aussi, commerçants. Leurs costumes pré-chasse sont un modèle du genre. Veste en tweed kaki à col haut sur gilet autrichien en velours, pantalon de même matière et chaussures de marche. Quant à l’épouse, elle porte à merveille une redingote en jersey et une veste légèrement cintrée à double poches latérales avec rabats, le tout complété par un chemisier en lin à col tuyauté et chaussures derby. Quelques amuse-gueules, deux ou trois poignées de mains pour la participation et hop, direction le 4×4 de marque anglaise.

On raconte à mi-voix que, dans cette ville de l’est de la France, la guerre de 1870 fut terrible et que des milliers de morts gisent encore sous le vignoble. Le spectre des Uhlans est resté bien présent pendant de nombreuses décennies. La guerre de 1914-1918, quant à elle, a fait beaucoup de morts, mais elle se passa au large. Par contre, on parle beaucoup moins de la guerre de 1940-44 durant laquelle le marché noir fut l’âme et le porte-monnaie de la ville. Alors, évidemment, tout cela a laissé quelques petits sous dans les arrières cuisines. Pour eux, la Résistance se mesurait en Ohms (Ω), pas plus. Du reste, la gare en tant que nœud ferroviaire stratégique, fut détruite par les forces alliés à la fin de la guerre. Tout un programme.

Raoul Dufy, « La Réception à l’Amirauté », vers 1935

En cette année électorale, les groupes plus ou moins constitués par affinités politiques ou professionnelles facilitent le travail des serveurs qui se fraient un chemin dans ce puzzle bigarré où, à coup sûr  il manque des pièces. Des pièces isolées en carton monochrome dont  curieusement  on ne sait que faire. Toute ville d’importance possède un musée des Beaux-Arts et, dans le cran inférieur, des musées d’archéologie et des musées d’arts et traditions populaires. Ces derniers sous-musées sont parfaits pour les enfants, dixit les parents incultes, mais en pâmoison devant le tableau de Véronèse intitulé « Moise sauvé des eaux », ou un Nicolas de Staël, tout en confondant art moderne et art contemporain. En conséquence, la cité locale peut s’enorgueillir d’avoir une Société des Amis des musées, dont la présidente évolue en  « santiags » avec un verre de jus d’orange à la main. Stricte, comme il faut et comme il se doit. Accompagnée de quelques membres du bureau de l’association, cette micro-société se tient à l’écart du bruyant et, pour tout dire, du peu passionnant peuple. À une distance respectable, se positionnent modestement deux conservateurs de musées qui tolèrent les Amis des musées, mais en se méfiant des faux-amis déguisés en amis. Eux aussi sont strictes, portant à la fois la barrette du célébrant et les lunettes du scientifique, en fonction de l’interlocuteur. Rien à voir avec le responsable de l’archéologie qui, lui, semble sortir tout droit d’un chantier de fouilles et que l’on pourrait croire missionné par une obscure ONG. Quant au directeur des archives, il se tient un peu isolé, comme s’il inspectait des étagères remplies d’incunables.

Du Lévi-Strauss devant les Indiens d’Amazonie

Un couple, a priori primo-arrivant sur la ville et tout juste débarqué du boulevard Saint-Germain, se voit parachuté comme un cheveu sur la soupe et s’étonne de cette immersion balzacienne digne d’une quatrième dimension. À la mode, l’homme porte la chaussure à bouts pointus et lacets fluo, surmontée d’un blue-jean serré et sombre prolongé par une chemise blanche froissée indéfroissable sous un Perfecto de marque. La coupe de cheveux se veut sage, mais mode, un peu gominée et limite genre attaché parlementaire en mission provinciale. J’en mettrais ma main au feu. Après avoir dévisagé l’homme, on ne peut qu’envisager sa compagne de haut en bas en un mouvement continu du regard. La coupe de cheveux à la Betty Page est digne d’une BD et étudiée pour une vraie rousse au rouge à lèvres vermillon. Madame Perfecto-bis porte un chemisier col Claudine sous, elle aussi, un Perfecto, mais juste féminisé comme il le faut. La jupe crayon est soulignée par des escarpins mi-talon en croco années 1950. L’indice des plis en diagonales trahissent le port de bas en nylon fins qui relèguent le vulgaire collant aux grandes surfaces périphériques. Son job : attachée de presse, peut-être ? De par l’isolement, le couple lie parole avec le dandy de service.

Il y a toujours dans ce genre de réception un dandy de service qui officie comme un militaire dans une photo de mariage. Il en faut un, mais ça ne sert à rien. Veste à col Mao orné d’un pin’s géométrique et un peu compliqué sur un pull cachemire à col roulé et pantalon écossais sur mocassins à pompons. C’est parfait. L’ensemble paraît tout droit sorti du magazine GQ. La moustache, genre officier de cavalerie 1915, s’articule parfaitement avec le visage. Affirmatif. Les gestes qui accompagnent ses paroles sont mesurés et donnent à l’ensemble un aspect fils de petit marquis rural, mais très in, moderne quoi.

Le triouple fait malgré lui un certain effet. Ce petit monde hésite à manger ne voulant pas s’approcher trop près du buffet et du provincial réunis. On sent là-dedans du Lévi-Strauss devant les Indiens d’Amazonie. Quelques transgenres égaillent par leurs voluptés un parterre assez monocorde, tout en servant de caution à des intellectuels s’exigeant l’esprit ouvertement ouvert. C’est tout juste s’ils ne les embrassent pas sur la bouche. Par contre, et là difficile d’y couper, certains et certaines convives sont emprunts d’une vulgarité dont les habits et les exclamations viennent prendre places dans la pyramide des âges et des fonctions sociales. Il faut de tout pour faire un monde sympathique, d’où ne manquent pas quelques féministes prêtes à bouffer du mec, saignant ou à point suivant la conjoncture du moment.

La règle du jeu

Arrive enfin le grand moment où Monsieur Loyal va inviter les convives à écouter les hôtes de cette joyeuse sauterie. L’hôte principal et ses quelques suiveurs quittent la salle où ils s’entretenaient à demi-incognito avec des amis choisis et chez qui on sentait, issu de cet aparté, l’orgasme reconnaissant. Le monde politique se retrouve au pieds de l’estrade, sous l’autorité du monarque avec, à l’écart, la dite opposition politique et syndicale, et ce, quand elle existe. On les sent grincheux, voire retords, mais ils sont là en mission syndicale ou oppositionnelle, et donc responsables. Quelques cantonniers et régionaux de l’étape essaient de faire bonne mesure dans le cheptel.

Les discours officiels sont peu ou prou les mêmes que l’année précédente et juste réactualisés à la marge. Avant la prise de parole du chef et de ses chefaillons, le protocole prend ses pleins pouvoirs. C’est la règle du jeu et non pas celle d’un rituel, la nuance est importante. Avant que le chef ne parle, un grand silence se fait parmi les brebis. L’atmosphère est étonnante, dans la mesure où des pressions osmotiques bien équilibrées s’établissent entre une image de type « petit père du peuple », à portée des mains, et en même temps une image supérieure qui transcende le menu gratin.

On suppute que tout est là pour sécuriser l’auditoire dans une dimension nationale et même internationale. L’absence de cravate de la part du monarque habillé d’un costume sombre fait parfaitement le lien organique entre le monde du haut et le monde du bas. L’aréopage, au sens grec du terme, situe le chef au-dessus, car seul l’aréopage sait ce qui est bon et sage. Le populisme est à ce bas prix pour qu’ensuite les politiques, tels des spores, s’immergent afin de consolider les bonnes paroles du chef. Le vestimentaire est savamment étudié, afin de se répandre dans les garde-robes, tels des missionnaires protestants. À peu de frais, ils font comprendre qu’ils sont des leurs, urbi et orbi.

Une nuée de prédicateurs, au marketing finement étudié, vont diffuser la bonne parole. Cela fonctionne plutôt bien avec les marchands du temple. On remarquera qu’avec un savoir-faire politique, les élus et leurs acolytes rampants ne se goinfrent jamais. Tout juste un feuilleté de temps en temps, ce qui leur permet de circuler en permanence avec le même verre de l’amitié à moitié rempli, mais jamais à moitié vide. Les serrages de mains et les nouvelles des petits déjà si grands vont bon train. Du grand art à l’état pur, dont il faut reconnaître que le moindre faux pas est exclu.

Chez ces scoubidous les visages sont cependant austères. Cela en raison des temps politiques mondiaux qui n’inspirent pas à l’optimisme et des informations ultraconfidentielles en leurs possessions. Dans cette mascarade, seuls deux scoubidous sont aux anges, avec des sourires dignes d’une marque de dentifrice. Celui en charge des travaux, car la rumeur dit qu’à l’ouverture du coffre où gisaient des pièces en plomb il a réussi la transmutation en or, tel un nouveau Cagliostro. Et puis, encore plus décontracté, le scoubidou des arts, car son nouveau coffre de jouets en kit lui permet toutes les farces et attrapes possibles. Le bon peuple adore, sans du reste avoir son mot à dire en matière de choix.

Comme dans les grands magasins

Très rapidement, tous ces missionnaires de la cause s’éclipsent discrètement, car des réunions urgentes les attendent. Ils laissent au premier adjoint l’intendance du quotidien, ce qui est un grand classique patriarcal, si en plus et d’aventure c’est une première adjointe. Après leur départ, un des hôtes de la sauterie, sans aucun doute énervé ou aigri, clame ses reproches à des voisins, comme dans une fable de La Fontaine. Il explique avec des exemples précis et intimes qu’un politicien complique toujours les choses simples, afin de montrer que la problème est ardu. Que ce politicien lui demandera un peu de temps, car il doit pour cela rencontrer des amis hauts placés. Avec le temps, va, tout va et, en fin de compte, le temps n’en n’a rien été pour lui. À la suite d’un problème mineur de voisinage, il eut aussi la désagréable surprise de constater que l’élu avait déplacé le problème pour faire croire qu’il avait été résolu. Du coup, ce râleur invétéré détruit nommément l’homme politique en question qui explique toujours comment on peut se passer du service qu’on vient de lui demander. Excédé par tant de désinvolture et de goujaterie notre protagoniste fait rire son auditoire en déclarant, avec une docte assurance, que le top des politicards est constitué de ceux qui ont toujours pris le train en marche, sans jamais en rater une. Si d’aventure ils ratent une marche, ils disent comme le cow-boy qui tombe de son cheval : « Justement j’allais descendre. » Puis, sous le ton de la confidence, un ultime conseil de la part du bateleur : « N’en parlez jamais aux médias car, vis à vis des politiques, ils ont le petit doigt sur la couture. »

En fin d’agapes, et c’est une règle générale, il ne reste que quelques brebis égarées qui prolongent la palabre jusqu’à ce que les chandeliers électriques s’éteignent progressivement, un peu comme dans les grands magasins. En quittant les lieux, on se dit que le vin était vraiment dégueulasse, entre le déclassé de jadis et le tasteviné d’aujourd’hui. Quant au champagne crémantisé ou au crémant champagnisé, on hésite douloureusement. Le breuvage faisait effet de prolégomènes kantiens pétillants dans les simples limites de la raison et de l’estomac. Je ne me souviens pas du tout de ce que j’ai mangé, ne sachant plus quel mot je pouvais mettre sur les mets. Quand les mots des mets s’excluent réciproquement, c’est le désarroi culinaire dans la tambouille politique. Aux prochaines élections  je me demande pour qui je vais m’abstenir ?

Ce fut quand même une bien belle soirée.