La carte postale de Jeannine Tisserandot
« Le but d’un système de distribution d’eau est de porter dans les différents quartiers d’une ville la quantité d’eau nécessaire à leurs besoins.
Cette eau peut à la fois servir aux usages variés de la vie domestique : concourir à l’assainissement de la cité par le lavage des rues ou des égouts ; être utilisée par les établissements médicaux ou industriels qu’elle rencontre dans son parcours. Elle peut enfin devenir un embellissement pour les places publiques ou les promenades et les animer d’une vie nouvelle en jaillissant de fontaines monumentales, en s’élançant en gerbes ou en retombant en cascades… »
Arago, à la séance de la chambre des députés du 2 mars 1846, s’exprimait ainsi : « A Paris la dépense moyenne en eau vendue, est dit-on, de 7 litres par personne. Savez-vous ce qu’elle est dans les principales villes d’Angleterre ? Soixante à soixante-dix litres.
Il y a des personnes qui, par raison d’économie (il y a bien des pauvres !) sont obligés de réduire ce chiffre déjà si petit… Un pouce d’eau, à cause du transport par porteurs, coûte rendu à domicile 33,000 francs…
Il y a peu de jours, un illustre orateur disait à cette tribune : « Messieurs, votons la vie à bas prix ». Moi je vous dis que vous serez entrés dans les vues philanthropiques de M. de Lamartine lorsque vous aurez conduit dans l’humble réduit du pauvre de l’eau, en abondance et à bas prix. Je vous en conjure Messieurs, ne perdez pas cette occasion de rendre à la classe pauvre, un si immense service. »
Extraits de :

1856. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
A Dijon, qui ne connaît la place Darcy, le jardin Darcy ?
Lieu de rassemblement des dijonnais qui s’y rencontrent lorsqu’ils se rendent au groupe scolaire Darcy, au jardin Darcy, au cinéma Darcy, à l’hôtel Darcy ou tout simplement pour flâner en ville, pour se rendre au marché de Noël, aux manifestations, lieu de passage obligé des touristes qui arrivent ou vont à la gare, cette place est également un des pôles les plus importants des transports en commun de Dijon.

Photo : Jeannine Tisserandot
Mais pourquoi a-t-on donné ce nom à cette place, à ce jardin qui, au début du XIXe siècle ne formait qu’un terrain vague coupé par les anciennes fortifications de Dijon ?

L’architecte Jean-Philippe Maret avait fait construire en 1788 la porte Guillaume en hommage au prince de Condé, gouverneur de la Bourgogne. Appelée Porte Condé, elle était raccordée par des murs aux remparts de Dijon qui existaient encore et était fermée par une grille dont on voit toujours les traces…
Cette porte, comme c’est souvent le cas changea de nom et devint l’Arc de la Liberté à la Révolution. A cette époque, il fut même gravé des extraits de la Déclaration des Droits de l’Homme par-dessus les dédicaces latines adressées au gouverneur. Par la suite, elle prit le nom de porte Guillaume en hommage à Guillaume, abbé de Saint Bénigne en l’an 990.
Posons le décor… Trois routes se croisaient à cet endroit, celle de Paris par Troyes, celle de Paris par Sens et la route d’Allemagne. Au-delà de la porte, on côtoyait des vignes et des champs.
Un ruisseau, le Raines, traversait ce lieu avant d’aller se jeter dans l’Ouche, vers l’Hôpital. Les fossés de la ville étaient comblés depuis longtemps et fin du XVIIIe siècle une plate-forme nivelée fut sommairement aménagée afin de donner du travail à des chômeurs.
Le cadran solaire, que l’on peut voir encore au parc de la Colombière, formé d’un cercle de vingt-quatre cubes de pierre, chacun gravé de chiffres romains indiquant l’heure était installé à côté d’une croix, symbole de la restauration. Celle-ci fut retirée comme de juste, après 1830 et reléguée à Saint Bénigne. Enfin on planta une allée de platanes tout autour de la place.
Or, le 10 juin 1803, naissait, rue Vannerie à Dijon, Henry Darcy, fils de Joseph Darcy, chef de bataillon de la Garde Nationale, conservateur des hypothèques à Arcis sur Aube et receveur de l’enregistrement à Chanceaux, près des sources de la Seine, et Dijon, et de son épouse Agathe Angélique Serdet. La famille Darcy faisait officiellement partie, à l’époque, de la « haute bourgeoisie ».
Henry débuta ses études au collège royal de Dijon (maintenant collège Marcelle-Pardé). En octobre 1821, il réussit les épreuves d’admission pour l’École Polytechnique, et, en 1823, déclaré admissible aux services publics, il intégra l’École Royale des Ponts et Chaussées où il termina sa scolarité.
Il commença sa carrière dans le Jura puis, fut nommé aspirant ingénieur en Côte-d’Or, et en 1828, ingénieur ordinaire de deuxième classe par ordonnance royale.
A la même époque, la population de Dijon augmentait considérablement et passait de 19 000 à 30 000 habitants. L’eau était fournie en ville par des prélèvement dans les cours d’eau existants (Suzon, Ouche et ruisseau de Raines), ainsi que par le captage de petites sources locales. De plus, de nombreux puits publics et privés permettaient de puiser l’eau de la nappe phréatique.
Mais celle-ci était polluée par les activités de la ville, tanneries, boucheries installées rue du Bourg, et par les habitants qui déversaient leurs déchets dans un bras de la rivière qui passait au fond de leur cour. L’Ouche et le ruisseau de Raines étaient également pollués par les activités humaines et l’absence de tout-à-l’égout.
Le Suzon était un véritable égout à l’air libre qui dégageait une odeur pestilentielle. Quand le débit de la rivière était bas, les ordures stagnaient et se décomposaient, attirant leur cohorte de rats ! Au XVIe siècle, le Gouverneur de Bourgogne ordonna la fermeture du Suzon, mais les habitants creusaient des trous dans les voûtes sur lesquelles étaient bâties les maisons pour s’en servir comme tout-à-l’égout ! Et en période de sécheresse rien n’était évacué… puisqu’il était impossible de nettoyer l’égout.
En 1832, la grande épidémie de choléra morbus toucha Dijon, comme toutes les villes de France. Les morts, par dizaines, étaient aussitôt enterrés, recouverts de chaux vive. Des centaines sinon des milliers de Côte-d’Oriens ont trouvé la mort cette année-là.
Peu à peu, les médecins firent le lien entre la pollution des eaux en ville, les conditions de vie insalubres, le manque d’hygiène et les décès par maladie.
Devant l’ampleur de l’épidémie, les municipalités se virent dans l’obligation d’assainir les villes.
Dès 1834, nommé à Dijon, Henry Darcy, à la demande de la municipalité dijonnaise, étudia toutes les possibilités qui permettraient de diversifier et d’augmenter les ressources en eau de la ville.
C’est sur la place Guillaume qu’en 1938, Henry décida d’installer le réservoir d’eau de la ville de Dijon. Ce réservoir, de 28 m de diamètre, d’une capacité de 2300 m3, avec des arcades intérieures de plusieurs mètres de haut, fut construit dans une cave voûtée accessible par des escaliers étroits.
Pour alimenter ce réservoir, Il choisit la solution la moins onéreuse celle de la source du Rosoir située à Messigny-et-Ventoux, dans le parc de la Jouvence, non loin de la source bien connue du même nom, et de celle de Baise-ma-Mie, sur la rive droite du Suzon à 12,7 km de Dijon. Le débit de cette source, important était de 3 800 m 3/j (soit 140 litres/habitant/jour).

La propriété de cette source, située dans la forêt royale était revendiquée à la fois par l’État et par la ville de Messigny. C’est alors que commencèrent les difficultés juridiques.
Une indemnisation de 600 francs était demandée à la ville de Dijon par l’État, alors que Messigny réclamait pour elle 18 000 francs. Un arrêt de la cour Royale précisa que la source appartenait par moitié à l’État et par moitié à la commune. De ce fait, la Cour de cassation octroya à Messigny 9 000 francs d’indemnité et le droit d’utiliser par moitié l’eau de la Fontaine du Rosoir. L’État, quant à lui, ne recevait que 300 francs.
La source du Rosoir captée, l’eau par gravité (grâce aux 53,31m de chute entre la source du Rosoir et le réservoir), empruntait un aqueduc souterrain maçonné de 12 km de long avec un débit de 8 000 litres d’eau par minute (le tout étant également relié au bassin d’eau de la place Wilson de Dijon). De plus, en faisant passer l’eau de la source sous le Suzon, en contrebas de 1,30 mètre, il obtint une augmentation notable du débit de la source en basses eaux.
Un autre réservoir fut aussi construit à la même altitude, celui de Montmuzard, boulevard de Strasbourg. Reliés entre eux, ils fonctionnaient en vase communicants, alimentant le bassin d’eau de la place Wilson et celui du jardin Darcy. Un jet d’eau de 9 mètres de haut et des jets inclinés indépendants du premier, jaillirent du bassin de la place Saint-Pierre (aujourd’hui place du Président Wilson).

L’eau fut distribuée à Dijon, pour la première fois, le 6 septembre 1840, après 3h et 33 min de parcours, alimentant un véritable réseau de distribution d’eau potable. 28 000 mètres de conduites en fonte desservaient les établissements publics, y compris le théâtre pour lequel un équipement de lutte contre les incendies fut imaginé et installé, la prison, l’hôpital, les maisons particulières et un ensemble de 142 bornes-fontaines qui, Henry y tenait, distribuaient l’eau gratuitement. Elles étaient réparties dans toute la ville, afin qu’aucun Dijonnais ne soit à plus de 100 m de l’une d’elles. Quatre lavoirs furent construits, porte Saint-Pierre, porte Neuve, porte Saint-Nicolas et porte Guillaume.
En 1842, on procéda à un curage du Suzon qui permit de récupérer des tonnes d’immondices et la mairie interdit par arrêté, plus ou moins suivi dans les premiers temps, d’y déverser les ordures.
En 1847, l’eau courante arriva à tous les étages des immeubles de Dijon. Avec ce réseau qui vit le jour 15 ans avant celui de Paris, Dijon était alors, après Rome, la deuxième ville la mieux desservie en eau courante.
En 1841, le réservoir Darcy fut surmonté d’un monument de style néo-renaissance, réalisé par l’architecte Émile Sagot. Le maire Victor Dumay demanda au sculpteur Jouffroy d’orner ce pavillon par un buste d’Henry Darcy. Ce dernier, reconnaissant à la Ville pour l’octroi, dans sa jeunesse d’une bourse d’études, n’avait pas voulu être payé pour son travail.
Conseiller municipal de Dijon de 1834 à 1848, Henry fut nommé Chevalier de la Légion d’honneur le 31 août 1842 pour les services rendus par l’ingénieur et par le citoyen. En 1845, il devient membre de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon. Reconnaissante, en 1846, la ville de Dijon lui accordera pendant le restant de sa vie un approvisionnement gratuit en eau pour sa maison.
Ce n’est qu’en 1880 que le premier jardin public de la ville de Dijon, le jardin Darcy, fermé par des grilles et une porte monumentale fut aménagé dans le style italien, sur et autour du réservoir d’eau.


Une terrasse reliait par un double escalier, un espace de 4 000 m² situé en contre bas, un immense bassin avec des cascades, l’agrémentait. Fontaine avec jet d’eau, nombreuses essences d’arbres, massifs floraux, bancs et zones de jeux pour les enfants le rendait accueillant pour les dijonnais. Et depuis 1937, une copie de l’ours blancs de Pompon grand sculpteur local, réalisée par Henry Martinet fait la joie des enfants ! Quel petit dijonnais n’a pas admiré, n’a pas rêvé devant les courbes douces ce grand animal blanc de 1,60 mètres de haut !

Photo : Stéphan Woynaroski
La place Darcy fut aménagée à la même époque, dans un style Haussmannien. Des immeubles particuliers à étages, hôtels et cafés comme celui de la Rotonde ouvert en 1882, attiraient les dijonnais. Des immeubles résidentiels furent construits dans les boulevards environnants.


C’est en 1852, qu’Henry Darcy publia l’ensemble de ses travaux dans un ouvrage intitulé « Les Fontaines Publiques de la Ville de Dijon ».
Un ouvrage de 647 pages et 28 planches hors texte, qui est et reste passionnant, par son côté historique – la documentation remonte jusqu’au quinzième siècle -, ainsi d’ailleurs que par la description très détaillée du système d’adduction d’eau de Dijon, y compris des appels d’offre, des procédés d’exécution, des procédures d’expropriation et des coûts détaillés de tous les éléments de l’ouvrage.
Mais, pour moi, il reste un peu plus hermétique, pour ce qui concerne la partie hydrologie, qui consiste en « l’exposé de la Loi de Darcy, définissant la notion de conductivité hydraulique (la perméabilité) des matériaux poreux, et toujours largement utilisée aujourd’hui, notamment dans la modélisation de l’écoulement de l’eau dans les aquifères. » ainsi que la formule qui porte son nom et d’où découle une unité de mesure, le « Darcy » qui « correspond à la perméabilité d’un corps assimilé à un milieu continu et isotrope au travers duquel un fluide homogène de viscosité égale à celle de l’eau à 20°C (une centipoise) s’y déplace à la vitesse de 1 cm/s sous l’influence d’un gradient de pression de 1 atm/cm. »

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le nom d’Henry Darcy était associé à la création d’une des premières voies ferrées en France, le chemin de fer d’Épinac à Pont-d’Ouche, concédé en 1830.
C’est donc tout naturellement que la ville de Dijon sollicita son aide lors des discussions préalables à l’installation de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon.
En effet, le projet initial prévoyait un passage par la vallée de l’Yonne, Pont-d’Ouche et Beaune avec contournement du mont Afrique ou percement d’un souterrain sous cet obstacle. Dans cette étude, Dijon n’était relié à la voie principale que par une desserte, ce qui était inadmissible pour la capitale de la Bourgogne !
Henry dessina le tracé du chemin de fer Paris-Lyon via Dijon passant par Blaisy-Bas. Cette option qui nécessitait le percement du tunnel de Blaisy-Bas, mais était moins coûteuse que la précédente, fut donc, en définitive, retenue, et la ville de Dijon put profiter des retombées économiques engendrées par cet équipement.
L’ouverture au public de la section Dijon-Chalon sur Saône eut lieu le 1er septembre. Dijon conservait sa prééminence sur la Région.

Conséquences des évènements politiques, en 1848, Henry fut muté à Bourges ou il travailla au projet de canal de la Sauldre à travers la Sologne, réalisé à partir de l’été 1848, puis promu avec le titre d’ingénieur en chef Directeur à la tête du service des eaux et de la voirie de Paris.
Malade, il obtient sa mise en disponibilité en 1850 puis publia en 1857, un autre traité sur les Recherches expérimentales relatives au mouvement de l’eau dans les tuyaux.
Il décédera à l’âge de 54 ans, le 2 janvier 1858 à Paris, mais demanda à être inhumé au cimetière des Péjoces dans la ville qu’il a tant aimée, laissant une œuvre considérable d’ingénieur et de scientifique spécialisé dans le domaine de l’hydraulique.
Très vite, cette source du Rosoir ne suffit plus. C’est pourquoi, le conseil municipal de Dijon vota, le 26 février 1897, le projet de captage et d’adduction de la source de Morcueil, sur la commune de Fleurey-sur-Ouche, à 17 km de Dijon.
Désaffectés en 1980, les réservoirs de la place Darcy et de Montmuzard ne sont plus utilisés pour la distribution d’eau potable aux dijonnais…
Néanmoins, remis en service en 2011, ils servent maintenant, à entreposer l’eau de la nappe phréatique qui remonte dans le parking Trémouille, et qui doit être évacuée afin de ne pas l’inonder. L’eau non potable ainsi stockée sert à arroser le gazon des lignes du tramway, à alimenter les fontaines publiques, à faire fonctionner les balayeuses de la ville…. et le surplus se jette dans le Raines…
En 2021, Ahuy et Messigny et Vantoux étaient toujours desservies par les eaux du Suzon. Or les deux collectivités ont été confrontées à des problèmes importants de pollution aux pesticides et aux nitrates. Il devint donc nécessaire d’alimenter ces communes à partir d’un nouveau réseau. Au lieu d’entreprendre de lourds travaux de terrassement, 6 km de l’aqueduc d’Henry Darcy, toujours en parfait état, furent utilisées par la métropole dijonnaise pour passer les canalisations nécessaires !
« En buvant l’eau du puits, n’oubliez pas ceux qui l’ont creusé. »
Proverbe chinois
Et ne l’oublions jamais, nous qui n’avons qu’à tourner un robinet pour qu’elle coule abondamment, l’eau est un bien rare, un bien précieux, un bien essentiel, un bien pour tous…
Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.

Merci Jeannine pour cet article très documenté sur un homme dont on connaît le nom évidemment mais dont on ignore souvent l’histoire. J’en ai pris connaissance car le personnage principal de mon roman historique “ 1830-1848, Le Temps des Utopies » travaille à la construction du Chemin de fer d’Epinac et ensuite à l’adduction d’eau. Sinon, je serais comme nombre de Dijonnais à ne connaître que le Jardin, la place, le cinéma.. ! Alors merci encore pour cette magistrale leçon d’histoire.
Marie-Thérèse MUTIN
editions.mutine@wanadoo.fr
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Merci Marie-Thérèse pour ton commentaire. J’ai hâte de lire ton roman sur ces thèmes passionnants, chemin de fer et adduction d’eau, qui ont bouleversé la vie quotidienne de toutes les classes de la population… A l’époque on trouvait de l’argent pour des investissements structurants..
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