Par François Ernenwein
Le retour de la haine recuite du Juif dans le paysage national français et les débordements qui l’accompagnent doivent provoquer un sursaut.

Photo : Ishta
Depuis les massacres et les prises d’otages en Israël, ce qui semblait enfui, en France, étouffé par un opprobre quasi général, revient sur le devant de la scène : plus de 1500 actes antisémites ont été recensés entre le 7 octobre et le 14 novembre. La forte mobilisation pour la marche civique du dimanche 12 novembre, lancée par la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, et le président du Sénat, Gérard Larcher, ainsi que les 70 rassemblements organisés dans toute la France n’effaceront pas d’un trait l’ampleur du mal.
Difficile de sonder les reins et les cœurs des Français à ce sujet. L’universitaire Nonna Mayer souligne, dans Le Monde, que si l’antisémitisme semble reculer dans l’opinion, de vieux stéréotypes associant les Juifs au pouvoir et à l’argent demeurent puissants. Il est donc plus éclairant de repérer comment cet antisémitisme a installé une sorte d’étau politique, unissant aux deux bouts du spectre, l’extrême droite, l’extrême gauche, et les islamistes. Sortir de cet étau doit devenir l’objectif de tous pour empêcher la haine antisémite de se banaliser.
Pour l’extrême droite, en quête d’une respectabilité sans doute hors de sa portée, le soutien aux Juifs français ne parviendra pas à effacer le passé collaborationniste de nombre de ses cadres historiques, ni l’antisémitisme exprimé publiquement par le fondateur de Front national. Les leaders actuels du Rassemblement national ne s’en désolidarisent même pas. Ils le nient contre toute évidence, à l’instar de Jordan Bardella sur BFM TV. Ce qui ne l’a pas empêché de défiler aux cotés de Marine Le Pen qui, elle, a pris plus de distance avec les propos antisémites de son père. Mais elle reste à la tête d’un parti dont les électeurs et les sympathisants demeurent encore aujourd’hui en moyenne plus antisémites que ceux de tous les autres partis.
A l’extrême droite, ces ambiguïtés ne sont pas surprenantes. Elles constituent une sorte de terreau de détestations qui s’est aujourd’hui déplacé vers les musulmans. Emmanuel Macron a parfaitement décrit cette pente en invitant à se méfier de ceux qui « prétendent soutenir nos compatriotes de confession juive en confondant le rejet des musulmans et le soutien des Juifs ». Le substrat antisémite historique de l’extrême droite demeure, masqué mais toujours puissant. Il faut lire l’excellent roman La Propagandiste de l’historienne Cécile Desprairies, au Seuil pour en comprendre les ressorts anciens.
A ce paysage, déjà bien inquiétant, s’est ajouté plus récemment un antisémitisme d’extrême gauche vêtu des oripeaux de l’antisionisme qui se traduit par un manque criant de compassion publique pour les victimes du Hamas. Dans son expression, il n’a pas grand-chose à envier à celui de l’extrême droite. Au point de faire éclater une Nupes déjà bien fragilisée par la stratégie de Jean-Luc Mélenchon. Lui et les cadres de LFI ne participaient pas à la marche du 12 novembre contre l’antisémitisme, au motif qu’elle aurait été un « soutien inconditionnel » aux bombardements de l’armée israélienne sur Gaza. Non qu’il faille considérer que le leader de la France insoumise soit un antisémite de gauche assumé comme il en a existé beaucoup à travers l’histoire. Mais les propos de Jean-Luc Mélenchon cultivent l’ambiguïté. Et ses petits calculs politiques – capter l’électorat des jeunes arabo-musulmans – ne le grandissent pas… Certains élus LFI adoptent une forme de complotisme, à peine caché. Ils encouragent une montée mesurable d’un halo antisémite dans l’électorat d’extrême gauche. Cette donne, relativement nouvelle, indigne certaines figures de la France insoumise. Ils trouvent ces dérives inquiétantes et ils appellent à des réponses dignes face à la situation explosive.
L’étau antisémite des extrêmes politiques se complète dramatiquement des passages à l’acte meurtriers au nom du djihad, largement nourri d’antisémitisme, pour dénoncer la politique israélienne dans les territoires palestiniens. Ils se sont répétés ces dernières années en France ou en Belgique. Allant jusqu’à nier dans leurs délires antisémites le droit à l’existence d’Israël.
Cette amplification des discours et des actes antisémites invitait à un sursaut bienvenu. Il n’y avait pas de bonnes raisons de tergiverser devant l’appel à manifester contre l’antisémitisme. Et ce combat doit se poursuivre évidemment au-delà de ces marches.
Une version initiale de cette tribune, mise à jour ici, est parue dans l’hebdomadaire Réforme.
Ressources
(Le Jacquemart)
Dans « De la haine du juif », Pascal Ory déjoue les pièges de l’histoire
En s’attaquant à la « question antijuive », l’historien décortique les différentes formes de judéophobie intervenues depuis l’avènement du christianisme, de l’antijudaïsme médiéval à l’antisionisme contemporain en passant par l’antisémitisme du XIXe siècle.
Le Monde du 3 décembre 2021
Pierre-André Taguieff : « Si les juifs n’existaient plus, les antijuifs les réinventeraient »
Philosophe, politiste et historien des idées, Pierre-André Taguieff a publié récemment Sortir de l’antisémitisme ? (Odile Jacob), réflexion aussi bien sur l’histoire du concept que sur le mot lui-même au travers du cheminement et des variations idéologiques de nombreux intellectuels. Il a accepté de répondre aux questions de Marianne.
Marianne, le 3 mars 2022
Lecture de Jean-Bruno Renard, sociologue, pour la Revue des deux mondes (15 juillet 2022) : « Islamo-gauchisme, islamo-nazisme : les liaisons dangereuses ».
Revue de presse du Comité Laïcité République.
Quelques essentiels :
Collectif, dirigé par l’historien Georges Bensoussan, Les Territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et Une Nuits, 2002 ; (3e édition augmentée, Hachette, 2015, coll. « Pluriel »).
Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite : « Jour de colère », Paris, Fayard, 2015
Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche : histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, La Découverte, coll. « La Découverte-poche. Essais », 2011
Marc Hecker, Intifada Française ? : De l’importation du conflit israélo-palestinien, Ellipses, 2012 (livre intégralement en ligne sur le site de l’Institut français des relations internationales – IFRI)
Nonna Mayer, « Nouvelle judéophobie ou vieil antisémitisme ? », Raisons politiques, Presses de Sciences Po, numéro 16, « Antilibéralisme(s) », 2004 (intégralement en ligne)
Pierre-André Taguieff, La nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, coll. « Essai », 2002
Pierre-André Taguieff, Une France antijuive ? : regards sur la nouvelle configuration judéophobe : antisionisme, propalestinisme, islamisme, CNRS Éditions, 2015
Michel Wieviorka (dir.), La tentation antisémite : haine des juifs dans la France d’aujourd’hui, Hachette littératures, coll. « Pluriel : actuel », 2006
Tous les rapports annuels sur l’antisémitisme en France.
Annexe
Jean-Luc Mélenchon : le calcul de l’outrance
Éditorial
Le Monde
Le leader de La France insoumise, qui a qualifié, dimanche, la journaliste de LCI Ruth Elkrief de « manipulatrice » et de « fanatique », est prêt à rompre toutes les digues, et il le fait en toute connaissance de cause.
Publié le 6 décembre 2023 à 12h00
Les mots ont un sens. Quand Jean-Luc Mélenchon a accusé Ruth Elkrief, dimanche 3 décembre, sur le réseau social X (anciennement Twitter) d’être une « fanatique » et de mépriser les musulmans, le leader de La France insoumise (LFI) savait très bien à quoi il exposait la journaliste de LCI : un déchaînement de haine sur les réseaux sociaux d’autant plus dangereux que le conflit israélo-palestinien exacerbe les tensions entre communautés et avive l’antisémitisme. Lundi 4 décembre, la journaliste a été placée sous protection policière à la demande du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, indigné qu’on mette « une cible dans le dos de Mme Elkrief ».
Coutumier des invectives et des provocations, Jean-Luc Mélenchon n’a pas l’excuse du dérapage incontrôlé. Il n’était pas présent sur le plateau de télévision mais réagissait à un échange tendu entre la journaliste et l’un de ses fidèles lieutenants, Manuel Bompard, à propos de la situation au Proche-Orient. « Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette fanatique s’indigne », a-t-il écrit.
Les mots ont un bien un sens. Dans une période de vive tension où les coups partent très vite, ceux-ci ont été choisis à dessein pour transformer la journaliste en sorcière à brûler. Le leader de LFI, qui se rêvait naguère en héritier de François Mitterrand, est prêt à rompre toutes les digues et il le fait en toute connaissance de cause.
Activer le délitement
Son offensive s’inscrit dans une séquence politique soigneusement balisée. Jeudi 30 novembre, lors d’une réunion publique à Rochefort (Charente-Maritime), Jean-Luc Mélenchon a acté la fin de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), cette aventure commune avec le reste de la gauche qu’il avait lancée en 2022 et qui n’a pas tenu en raison de ses excès et du peu de considération dans lequel il tenait ses partenaires. Depuis, il creuse son sillon en narguant le Parti communiste, le Parti socialiste, les écologistes et une partie de ses troupes, qui ont vécu comme la goutte d’eau de trop son refus de qualifier le Hamas d’organisation terroriste, au lendemain de l’attaque du 7 octobre contre Israël.
A 72 ans, Jean-Luc Mélenchon est prêt à jouer le pire pour se maintenir à flot. Son but est de fidéliser l’électorat des quartiers, qui constitue sa base populaire, et si possible de l’élargir à la faveur du conflit. Il joue pour cela sur le quadruple registre des tensions entre les communautés, de l’antisémitisme, du rejet du système médiatique et de la haine des élites. « Nous allons faire l’union populaire avec ceux qui veulent. Ceux qui ne veulent pas font ce qu’ils veulent. Les Français trancheront », a-t-il déclaré jeudi.
La vision sur laquelle s’appuie sa stratégie est celle d’un pays qui se défait et dont il convient d’activer le délitement de toutes les façons possibles, pour parvenir à faire le vide et à créer les conditions de l’affrontement final entre lui-même et Marine Le Pen en 2027. Le pari est d’autant plus périlleux que c’est l’extrême droite qui a aujourd’hui le vent en poupe.
Ce faisant, le reste de la gauche est placé devant ses responsabilités. Il ne lui suffit pas d’être enfin dessillé, après des mois de complaisance envers celui qui l’a sauvée du naufrage législatif en 2022. Il lui faut s’atteler sérieusement à la construction d’une union populaire alternative qui ne soit pas fondée sur la haine mais sur l’espoir, qui ne rejette pas les principes républicains mais les conforte. Au-delà de l’imagination et de la persévérance, cette entreprise parallèle requiert, par les temps qui courent, un sens aigu des responsabilités.
Le Monde



