Notre monde
n’est plus « habitable »

Conférence de Mexico

Inédit

Conférence donnée le 23 mars 2006 à l’auditorium San-Ignacio-de-Loyola de l’Université ibéro-américaine de Mexico, sous le titre « Réflexions philosophiques sur la politique internationale ».

I

Le chaos

   Pendant toute la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) sont deux puissances qui se veulent hégémoniques, et qui se disputent la suprématie. Pour ce faire, elles tentent de maintenir sous tutelle leur propre clientèle, en utilisant la peur de la puissance rivale. C’est, par exemple, en arguant de la menace de l’URSS que les États-Unis veulent maintenir sous tutelle les pays européens. Du coup, les pays qui ne peuvent prétendre à l’hégémonie cherchent quand même à obtenir une certaine indépendance par rapport aux deux grandes puissances qui les maintiennent sous tutelle. Ils ont recours, pour atteindre cet objectif, aux péripéties de la contradiction principale, celle entre les deux superpuissances. C’est une simple loi générale : quand deux maîtres se disputent, il y a, pour les dominés, une petite marge de manœuvre.

    En France, nous avons très bien expérimenté cette manœuvre, lorsque, en 1958, Charles de Gaulle est revenu au pouvoir. De Gaulle était en effet quelqu’un qui tentait d’augmenter l’indépendance de la France en utilisant la contradiction entre les États-Unis et l’URSS.

    De façon générale, les pays impérialistes de puissance moyenne, comme la France, veulent l’indépendance, veulent échapper à la domination des superpuissances. Les nations opprimées, occupées, colonisées, veulent leur libération, et c’est la raison pour laquelle il y a des guerres de libération nationale, des guerres populaires, contre un oppresseur direct, par exemple la guerre d’Algérie contre le colonialisme français, ou la guerre du Vietnam, d’abord contre les Français et ensuite contre les Américains.  Puis il y a la révolution, les peuples qui – selon les grandes analyses marxistes de la contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie – se sont levés contre les bourgeois et l’impérialisme.

    Ce sont ces trois conflits, entre deux puissances dominantes, entre un peuple et son occupant colonial, entre un prolétariat et sa bourgeoisie, qui ont constitué, après la dernière Guerre mondiale, un monde. Le monde de cette époque était constitué par l’ensemble de ces trois contradictions. Il y avait des pays qui cherchaient à se défaire de la tutelle des superpuissances, il y avait l’apparition du tiers-monde, comme un champ extérieur à la rivalité des puissances impérialistes dominantes, et il y avait enfin les tentatives d’organisation d’une vraie force révolutionnaire dans les différents pays, quelle que soit leur puissance. C’était cela le monde.

    Comme vous le voyez, « un monde » est constitué par des relations, qui sont en général des contradictions : les grandes puissances qui sont en rivalité, c’est la contradiction inter-impérialiste ; la contradiction entre les grandes puissances et les pays dominés, c’est la contradiction anticoloniale ; et, enfin, celle entre les différentes classes sociales, c’est la contradiction révolutionnaire.

    C’est pourquoi je dis que le monde d’après la Deuxième Guerre mondiale était un monde dialectique : un système de contradictions créait le monde historique ainsi que la façon de penser la situation internationale. Et cela permettait de se situer dans ce monde. Au fond, n’importe qui pouvait savoir où il était situé dans le système des contradictions. Si vous preniez un paysan africain, un ouvrier de la banlieue de Paris, un groupe de guérilleros d’Amérique latine, des grévistes américains ou des habitants de l’URSS, tous savaient où ils se situaient, en tout cas ils pouvaient se positionner dans le système de contradictions, ils pouvaient connaître leur place dans le monde.

    Je proposerais donc de dire que tout le monde avait un nom politique. On pouvait dire : « J’appartiens à cette grande puissance, et je me sens en rivalité avec cette autre grande puissance. » Ou : « J’appartiens à la classe ouvrière de tel ou tel pays et je suis en contradiction avec ma bourgeoisie. » Ou encore : « J’appartiens à un pays pauvre du tiers-monde et je suis en contradiction avec le colonialisme. » Ou finalement : « J’appartiens à un petit pays et je suis en contradiction avec les superpuissances. » Tout le monde avait ainsi un nom politique.

    Je vous dis cela parce que telle est ma véritable définition du monde : il y a « un monde », c’est-à-dire, une véritable situation internationale, quand tous les acteurs du monde peuvent avoir un nom politique positif, un nom politique qu’ils peuvent assumer et défendre.

    Revenons maintenant au détail de la situation contemporaine. Mon hypothèse c’est que le système du monde dialectique, le monde des contradictions et des « noms politiques », que ce monde, donc, est sur le point de disparaître, ou a peut-être déjà disparu. Le monde constitué comme un ensemble cohérent de contradictions est un monde qui peu à peu appartient au passé et, pour des raisons que je tenterai d’expliquer, il n’a pas encore été remplacé par un autre monde.

     Le point de départ de tout est l’écroulement de l’URSS en tant qu’État post-révolutionnaire, se réclamant du communisme. Cet écroulement signifie beaucoup plus que l’échec d’un État communiste. Il a eu pour effet l’écroulement du système que je viens de décrire, c’est-à-dire celui de la vision dialectique de la situation internationale. C’est la fin de la lutte entre deux superpuissances équilibrées, lutte remplacée par la prétention d’une seule, les États-Unis, à la domination universelle. Cela représente un changement monumental, indépendamment de ce que l’on pense de l’URSS. Je le dirai dans des termes abstraits : c’est le remplacement du Deux par l’Un. Là, où il y avait Deux, maintenant il y a Un. Là, où il y avait une structure de rivalité, il y a maintenant une structure de prétention à la domination universelle. C’est le premier point qui, clairement, bouleverse complètement, vers la fin des années soixante du dernier siècle, la figure du monde.

    Le deuxième point est que, à partir du moment où cette contradiction s’effondre, les autres disparaissent progressivement, ou deviennent inintelligibles. En premier lieu, l’écroulement de l’URSS a été l’écroulement du modèle révolutionnaire, modèle, qui consistait à créer une économie étatisée sous la coupe d’un Parti unique, un pouvoir centralisé, un culte officiel de la classe ouvrière, nommé « dictature du prolétariat », etc. Tout cela a disparu, dans une grande mesure, avec l’URSS, avec l’évidence de la compétition plus ou moins « pacifique », mais idéologiquement radicale, entre deux superpuissances. Le fait qu’il n’y ait plus de rivalité entre les deux superpuissances diminue de beaucoup la liberté des petits pays, parce qu’ils ne peuvent plus utiliser cette contradiction pour construire leur propre chemin. En outre, nous ne sommes plus à l’époque des guerres de libération nationale, car l’ancien colonialisme, par occupation militaire directe de pays lointains, a, pour l’essentiel, disparu.

    A partir des années soixante-dix/quatre-vingt du XXe siècle, ce n’est plus du tout la même image du monde. La situation internationale n’obéit plus aujourd’hui à une image dialectique, dominée par un clair système de contradictions et intelligible à partir de celui-ci.

    Cela dit, la crise est peut-être encore plus profonde, car la conséquence la plus importante de la disparition du modèle dialectique est qu’aujourd’hui il est impossible de dire que tout le monde, partout, a un nom politique positif. Je l’ai dit à l’instant : le modèle dialectique du monde avait comme réalité que, où que l’on soit et qui que l’on soit, il y avait toujours la possibilité d’avoir un nom politique positif : rebelle révolutionnaire dans le cadre de la libération nationale, soldat-paysan d’une révolution agraire, prolétaire-modèle d’une nation socialiste, etc.

    Je ne prends pas position sur la valeur de ces noms. Mais il y avait des noms. Et lorsqu’on est un pauvre, lorsqu’on est un délaissé, lorsqu’on est en bas de l’échelle sociale, ce n’est pas la même chose d’avoir un nom politique ou de ne pas en avoir. A l’époque où il y avait réellement des partis révolutionnaires de la classe ouvrière en France, être ouvrier n’était pas la même chose qu’aujourd’hui. Je l’ai vu de mes propres yeux. Aujourd’hui être ouvrier c’est être en bas. A l’époque, être ouvrier était une fierté politique, être fils d’ouvrier était également une fierté, tandis qu’aujourd’hui être fils d’ouvrier, c’est avant tout essayer de ne pas être ouvrier soi-même. Il y a quarante ans, un ouvrier pouvait penser qu’il était très supérieur aux bourgeois, qu’il était en train de forger un avenir, un avenir meilleur. Un paysan organisé dans une guérilla, même en étant très pauvre, pouvait lui aussi avoir un nom positif, celui de « libérateur de sa nation ». Il y avait en somme la possibilité que tout le monde ait un nom positif. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, en vérité, l’unique valeur universelle est la valeur abstraite de l’argent. Et celui qui n’a pas d’argent n’est rien ; il ne peut pas dire « en un sens, je ne suis rien, mais je suis aussi bien tout, car j’ai un nom politique qui porte l’avenir ». Il ne le peut plus parce que le système mondial, celui de la politique et de l’idéologie, n’est plus le même.

     Alors, de quoi parle-t-on aujourd’hui ? On parle des gens exclus, des exclus. Mais, exclus de quoi ? Les exclus de la richesse universelle, les exclus du monde riche, les exclus du monde stable. Qu’est-ce qu’un exclu ? C’est celui qui n’a même pas un nom politique, celui qui n’a pas d’autre issue que d’essayer de sortir de là où il est. Finalement, l’exclu est celui qui est hors du monde. Et ces noms, exclus, déshérités, pauvres, ces noms négatifs, sont le contraire des grands noms positifs – Prolétaire, Révolutionnaire, Insurgé national, Anti-Yankee, Militant communiste – que nous avons connus dans la période précédente.

     Philosophiquement, tout cela me conduit à l’énoncé suivant : je pense que nous sommes dans un intervalle, et que, probablement, ce qui caractérise la situation internationale d’aujourd’hui, c’est qu’elle ne constitue pas réellement un monde « habitable ». S’il est vrai qu’aujourd’hui il n’y a plus de noms politiques, s’il est vrai qu’il n’y a plus que des nantis et des exclus, alors, je prononce qu’il n’y a plus réellement de monde. Et le fait qu’il n’ait pas de monde n’est pas seulement une remarque philosophique, le fait qu’il n’ait pas de monde a réellement des conséquences considérables. J’en citerai quelques-unes.

   Premièrement, les inégalités sont devenues incontrôlables parce qu’elles ne s’opposent à aucun nom positif. Même en étant énormes, elles sont devenues la loi naturelle des choses. Deuxièmement, on assiste à l’abandon de populations entières qui sont considérées comme exclues ou étrangères à la prospérité générale. Troisièmement, il y a des guerres civiles sauvages interminables parce que ce ne sont pas des guerres où il y a des noms politiques positifs, des guerres dans lesquelles on sait ce que signifie la victoire ou la défaite. Il s’agit de guerres installées dans des pays pauvres et totalement dévastés, tels que l’Éthiopie, le Congo, l’Afghanistan, le Venezuela, ou la Syrie, ou bien d’autres encore. Ces guerres durent sans que personne ne soit capable de dire pourquoi, parce que personne n’y a un nom politique. Il y a des attentats meurtriers, des crimes de masse, obscurs, sans désignation universelle possible. 

      En réalité, cet ensemble de conséquences désastreuses transforme progressivement le monde en une sorte de chaos. Il faut bien prendre conscience que ce que d’aucuns ont appelé le nouvel ordre mondial signifie, pour la majorité de la population humaine, le chaos et le désastre. Philosophiquement, cela est évident : quand l’ordre mondial ne distribue plus de noms, il y a le chaos. Nous sommes en route vers le chaos. Nous le voyons tous les jours, on nous le montre. Et, par conséquent, il est probable que notre problème fondamental est de traverser cette période pour construire un autre monde, afin qu’il y ait à nouveau un autre monde, et, dans ce monde, des noms politiques pour tous.

***

II

Habiter un monde nouveau :
une nouvelle ère de « grandes découvertes »

     Faire qu’il y ait à nouveau un monde est une tâche considérable. Mais ayons le courage de l’entreprendre. Il faut commencer peu à peu, ce qui signifie qu’il faut inventer, avec précaution, de nouveaux noms. Créer un nouveau monde devra avoir pour conséquence, dans la mesure du possible, l’égalité pour tous, la fin des mépris et des exclusions qui frappent des populations entières, la fin aussi bien des guerres civiles ruineuses que des interventions néocoloniales, la fin des trafics internationaux pour milliardaires, etc.

     Mais il faut commencer par le début, ce qui veut dire : il faut commencer par les noms. Aujourd’hui, le travail politique, sur le plan de la situation internationale et de son désastre visible, est de reprendre patiemment cette question.

     Comment peut-on procéder ? Je ne donnerai pas une liste de noms déjà faits. Je ne donnerai pas le nouveau dictionnaire des noms, car je n’ai pas ce dictionnaire. Mais il y a certaines choses que je sais, même si je connais leurs limites. La première est qu’il faut lutter contre les noms négatifs, qui en réalité ne sont pas des noms. Partout où l’on voit apparaitre, pour caractériser une situation, des noms comme « exclu », « archaïque », « dépassé », ou simplement « pauvre », des noms qui sont strictement économiques, à chaque fois qu’il y a ce type de noms, nous devons comprendre que la situation, ainsi que les gens qui se trouvent dans cette situation, ne sont pas vraiment politiquement nommés. Ils sont nommés par la négation de tout nom, ils sont donc les absents de la nomination. Et naturellement, comme tels, ils constituent une sorte de conglomérat informe que l’on devrait d’urgence, dit la fausse pitié dominante, faire bénéficier de l’aide humanitaire, car, de ce point-de-vue, c’est le mieux que l’on puisse faire.

     La pitié sous-jacente, toujours disponible là où la pensée du vrai fait défaut, proclame que là où se trouvent tous ces pauvres, tous ces exclus, tous ces fâcheux bidonvilles, là où s’entassent des gens que la modernité à la mode considère comme inutiles, plutôt que leur donner un nom, il vaudrait mieux leur donner un peu de soupe. Ce serait au moins tant mieux pour eux.

     Mais ce genre de pitié n’a jamais été autre chose qu’un désir, au vu des misères et des miséreux, de ne rien penser.  Le problème, dont la solution commande l’action, est de trouver et d’inventer de nouveaux noms, parce que les vieux noms que nous connaissions – par exemple : paysan-soldat révolté d’un pays du tiers-monde, ouvrier brisant la cadence de la chaîne, gréviste organisé des grandes banlieues, ou encore chômeurs clamant leurs droits à la porte des grands ministères –, noms qui étaient encore vivants dans l’ancienne politique communiste, sont quant à leur avenir, et peut-être déjà, des noms morts. Il faut donc faire maintenant un effort considérable, en examinant la situation telle qu’elle est, pour trouver les noms réellement nouveaux que les nouvelles situations exigent.

  • 1- Un monde nouveau exige une nouvelle logique

     Cette conquête des nouveaux noms, je pense qu’il faut la compléter par une nouvelle logique. S’il est vrai que la logique dialectique ne nous donne plus les noms dont nous avons besoin, et si on ne peut plus penser le monde simplement à la lumière des anciennes contradictions – entre les superpuissances, entre l’impérialisme et les peuples dominés, entre la bourgeoisie et le prolétariat – nous devons trouver non seulement de nouveaux noms, mais aussi une nouvelle logique. Quelle peut être cette nouvelle logique ?

     Je crois que ce qui est épuisé, c’est l’idée que nous pourrions avoir une identité, et par conséquent un nom, simplement à partir de la négation de l’adversaire. Car, fondamentalement, c’est ainsi que fonctionnait la logique dialectique. Qu’était-ce qu’un ouvrier ou un prolétaire comme nom politique ? C’était celui qui se rebellait contre la domination du capitalisme et de la bourgeoisie. On avait son identité à partir de celle de son adversaire. Or on ne peut plus se contenter, pour construire notre propre identité, de la négation de l’adversaire. S’en tenir à cette logique de la négation binaire a conduit à tous les échecs du communisme pendant le XXe siècle. Il faudra donc construire les identités de manière résolument affirmative.

    C’est un problème qui nous amène à de la philosophie d’apparence abstraite : dans le cas qui nous occupe, un grand problème d’aujourd’hui, celui des noms politiques, est finalement un problème de logique.

    Le lien entre logique et politique a, en fait, toujours été très important. La politique démocratique classique s’est faite à partir d’une logique des relations contractuelles. Que ce soit du côté révolutionnaire ou du côté démocratique ordinaire, la politique était définie à travers les grandes catégories et les grands schémas relationnels de cette logique : « ensemble » ou « complément d’un ensemble », « contradictoire » ou « faisant partie de… », « dépendant » ou « supérieur », « affirmation » ou « négation », « isolé » ou « représentatif », et ainsi de suite. Par conséquent, nous devons aujourd’hui changer la logique, au profit de ce que pourrait être une logique qui ne soit pas soumise de manière radicale à la contradiction, une logique qui ne soit pas enchaînée à l’idée selon laquelle l’identité politique provient exclusivement de la façon dont on lutte contre l’adversaire.

     Par la même occasion, je dirai qu’aujourd’hui on utilise beaucoup le mot résistance : résistance à la globalisation, résistance au marché, résistance à la propagande électronique, etc. Personnellement, ce mot ne me satisfait pas, car je le trouve encore trop dialectique, trop négatif. Je pense que « résistance » n’exprime pas encore assez le contenu positif – le contenu non dialectique, si l’on veut – de la catégorie en question.

    C’est un problème qu’on rencontre pour qualifier la situation internationale. Par exemple, si l’on a à évaluer des guerres civiles sauvages, il est évident que l’on ne découvrira pas l’identité de chacun des adversaires en niant l’autre. Pourquoi ? Simplement parce qu’on a affaire à deux négations cruelles et inutiles, et qu’on n’obtiendra pas des identités positives en analysant simplement la nature de la négation, la nature du conflit. C’est pourquoi je pense que la première réforme politique nécessaire est une réforme logique. La réforme politique dépend jusqu’un certain point de l’invention ou de la transformation de la logique. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’examiner de très près les logiques disponibles, celles qui ne sont ni les logiques traditionnelles de la négation, ni non plus les logiques dialectiques traditionnelles.

  • 2- Utiliser une négation non-dialectique : la négation para-consistante

     Permettez-moi sur ce point de faire une petite parenthèse un peu plus abstraite. Comme nous l’avons vu, le problème qui se pose est de parvenir à utiliser une négation non-dialectique, une négation qui ne constitue pas l’identité à partir de la négation. Pour cela il faut savoir qu’en logique pure, il y a trois types de négation et pas seulement une.

    Il y a la négation classique, qui obéit au principe de non-contradiction : si A est une proposition, on ne peut avoir à la fois A et non-A ; et au principe du tiers exclu : on a ou A ou non-A, il n’y a pas de tierce position.

    Il y a la négation intuitionniste, une négation un peu affaiblie, qui obéit au principe de non-contradiction mais qui n’obéit pas au principe du tiers exclu. C’est-à-dire que si l’on ne peut avoir ensemble A et non-A, on n’a pas nécessairement A ou non-A, comme c’est le cas pour la négation classique.

    Enfin, il y a la négation des logiques para-consistantes, une création de l’Amérique latine, puisque ses inventeurs sont des Brésiliens. La logique para-consistante est une logique dans laquelle la négation obéit au principe du tiers exclu – c’est-à-dire que nous avons A ou non-A -, mais n’obéit pas au principe de non-contradiction : il n’y a pas une opposition stricte, une incompatibilité, entre A et non-A.

     Tels sont, en logique, les trois types de négations possibles.

     Si l’on veut avoir une nouvelle théorie du conflit politique, il est très intéressant de se demander dans quel espace de négation l’on se trouve. Et s’il s’avère que ce n’est ni dans la négation classique, ni dans la négation intuitionniste, il est possible que ce soit dans la négation para-consistante. Dans tous les cas il s’agit d’examiner si la négation constitue une alternative stricte (A ou non-A, jamais les deux en même temps), ou si ce n’est pas toujours le cas. Ce sont des questions strictement formelles, c’est-à-dire, abstraites. Or, si l’on regarde de près, on constate qu’elles sont présentes dans l’analyse des situations politiques contemporaines.

  • 3- Application concrète de la négation para-consistante : instituer un nouveau Deux contre le Un des fausses rivalités internationales entre capitalismes nationaux

    Revenons à la situation mondiale concrète que nous connaissons. La situation mondiale concrète est celle où une puissance dominante tente d’établir son hégémonie universelle par des moyens qui ne sont pas les moyens impérialistes classiques, mais qui sont plutôt ce que j’appellerais des « opérations d’intervention par zones ». Les États-Unis et leurs alliés ne sont pas des puissances d’occupation, comme l’ont été les puissances colonialistes. Ils ne s’installent pas avec une administration, des colons, des gens qui s’approprient des terres, etc. Ce n’est pas leur façon d’agir. Ils procèdent par des interventions très violentes, très focalisées, dans une zone déterminée, en espérant que l’équilibre politique se rompra, de façon à ce que la zone soit composée uniquement par leurs alliés.

     Par exemple, le but que les Américains poursuivaient en Irak était d’y faire prévaloir un régime pro-américain, et ce d’autant plus qu’il y avait en Irak une importante question du contrôle de la  production pétrolière. Ce type d’intervention relève d’une structure que l’on pourrait appeler un impérialisme sans empire,  un impérialisme qui, naturellement appuyé sur une domination et une supériorité économique considérables, vise à neutraliser le système des négations : il s’agit d’établir, dans toutes les zones qui représentent pour cet impérialisme un intérêt vital, des négations les plus faibles possible. On ne vise pas la soumission, dans le sens colonial du terme. On vise à affaiblir systématiquement les négations et par conséquent à avoir partout des clients et des alliés importants et fiables. Cela relève bien de la question de la négation. En même temps, ces puissances se préparent à des rivalités plus radicales avec des puissances montantes comme la Chine, l’Inde, peut-être le Brésil, qui ne sont pas des puissances qui déclinent comme, manifestement, le font les États européens et aussi l’ancien adversaire capital, à savoir la Russie.

    Il est très intéressant de voir comment les Américains préparent le conflit. Pour la première fois dans l’histoire, la doctrine militaire américaine est une doctrine de domination absolue. De façon explicite, le but poursuivi consiste à ce que la supériorité militaire des États-Unis soit telle qu’elle ne puisse être rattrapée sur aucun terrain. Ce n’est pas une doctrine de supériorité sur tel ou tel adversaire, c’est une doctrine de supériorité de principe, de supériorité absolue, ce qui fait que le budget militaire des États-Unis est équivalent à la totalité des budgets militaires du monde. Et cela, non pas par gaspillage, mais pour obtenir une supériorité inconditionnelle, une supériorité décourageante. Rappelons-nous que c’est ainsi qu’ils ont réussi à venir à bout de l’URSS, puisque, après le lancement de la stratégie de « Guerre des étoiles », les Soviétiques ont décidé de ne pas continuer parce qu’ils n’avaient pas les moyens de le faire. Depuis lors, la supériorité des États-Unis est devenue incomparable, si bien que la formule de négations équilibrée, autrefois nommée « équilibre de la terreur », a été défaite.

    Donc, aujourd’hui, vous avez, avec les États-Unis, premièrement, un empire sans empire, puis une supériorité inconditionnelle et non une supériorité de simple rivalité. Et par ailleurs, vous avez des puissances montantes, dont les méthodes sont les mêmes. Ce ne sont pas des modèles de développement différents, ce sont des modèles de développement essentiellement identiques. Un capitalisme déchaîné, sauvage, la dévastation de la campagne, la propagande incessante (journaux, télévision, téléphone portable), etc. C’est un ensemble où, finalement, la négation portée par des zones qui résistent contre le fait que les modèles de développement sont tous identiques, où contre le fait qu’il y a une seule puissance dominante, est systématiquement affaiblie. Tout cela va dans le sens de l’Un, Un seul monde, où par Un on entend ceci : les négations sont partout absentes ou affaiblies, au profit d’un seul modèle de domination.

   Par conséquent, au regard de cette situation, la création d’un nouveau monde – même si ce n’est que sous la forme d’un projet politique – va consister dans une volonté d’excision de l’Un, dans un projet visant à déséquilibrer l’unité que l’on essaie partout de nous imposer, dans un univers où les négations ont été affaiblies – sans avoir toutefois la possibilité de rétablir simplement la négation dialectique. Ce ne sera pas le projet de créer une puissance qui rivalise avec les États-Unis. Ce ne sera pas non plus le projet de retourner à la grande époque, d’ailleurs misérable, de l’URSS. Ce sera un projet qui instituera à nouveau le Deux, en tant que division de principe fondamentale, de contestation de la souveraineté de l’Un, de façon à ce qu’il soit possible de distribuer de nouveaux noms à tout le monde, sans revenir pour autant vers un Deux symétrique, à « l’Un du Deux », comme était, à partir de la fin de la dernière Guerre mondiale, le Deux des deux superpuissances.

      Nous sommes finalement confrontés à un problème qui, formellement, est le problème de savoir ce que c’est qu’une dualité asymétrique ou dissymétrique. Quel est le système de négation approprié à une dualité asymétrique ? Une de nos tâches sera de créer et de discuter la possibilité d’une dualité asymétrique dans un régime de négations faibles, c’est-à-dire dans un régime de négations non dialectiques.

     Voilà ce que le philosophe peut dire, en termes formels, de la situation internationale.

***

III

Désastre ou grandes découvertes :
à nous de décider

      Toutefois, je dois ici répéter que nous sommes certainement dans une période de transition : nous quittons un monde, celui de la conquête impériale de l’Un, mais nous ne sommes pas encore dans un autre. Nous sommes en navigation. Nous sommes comme à l’époque des grandes découvertes, nous sommes en mer, embarqués sans bien savoir où nous allons. C’est le premier point. Deuxième point : nous savons que ce qu’on nous propose n’est pas un monde, parce que, si même elle est affaiblie, la loi de l’Un, de l’exclusion, continue à nous dominer suffisamment pour affecter sévèrement la multiplicité désirable des noms politiques. Troisièmement, nous savons que le règne de l’Un, si même il est contradictoire, cherche à répandre partout, par la violence et l’écrasement, la négation faible, et que nous ne combattrons pas cette nouvelle négation faible par le retour de la négation strictement dialectique, où il s’agit de subir le triomphe de l’Un victorieux.

      Peut-être peut-on imaginer le développement d’une initiative politique autonome, dissidente, qui prétendrait seulement être dissymétrique, et non pas rivaliser immédiatement avec les pouvoirs établis. Il convient de dire aussi que la situation internationale nous apprend qu’aujourd’hui la politique ne doit pas se faire en ayant comme but immédiat le pouvoir. Si le but immédiat était le pouvoir, ce serait de manière très limitée, au sein de dualités symétriques menacées par les violences de l’Un.

      C’est devant cet horizon formel que j’interprète toute une série d’expériences politiques contemporaines, à commencer par la vôtre, celle des zapatistes. Ce qui m’intéresse dans cette expérience – je n’ai pas l’intention d’en faire l’apologie parce que je me trouve au Mexique, sachant qu’il y a quantité de détails que je ne connais pas –, c’est d’arriver à saisir ce qui est au cœur de l’expérience. Je vois qu’il s’agit de créer, dans l’indépendance de maquis armés, un élément affirmatif interne qui ne prétende pas tout de suite s’insérer dans la logique du pouvoir. On procédera à une sorte d’établissement local de forces novatrices, sans que celles-ci exercent sur le pouvoir la négation dialectique traditionnelle, sans que leur seul programme soit de grandir jusqu’au moment où elles pourront renverser le pouvoir établi et prendre sa place.

     La logique zapatiste n’est pas une logique de l’Un, et c’est précisément ce qui m’intéresse : une telle expérience est donc possible, difficile mais possible. Il est clair que face à la globalisation capitaliste que nous vivons actuellement, il ne peut plus y avoir de globalisation symétrique, du type de celle que la Russie soviétique tentait d’incarner contre les États-Unis. En conséquence, on peut penser que nous entrons dans une période dans laquelle il y aura des localisations contre la globalisation, c’est-à-dire d’inventives négations, faibles mais affirmatives et porteuses d’avenir, contre les négations faibles que les grandes puissances cherchent à imposer dans le développement – toujours impitoyable – du capitalisme contemporain, conçu, lui, dans la puissance de l’Un.

     Au fond, quand on parle de « communisme » aujourd’hui, il s’agit d’une combinaison assez particulière de tâches très abstraites et formelles avec des tâches localisées et concrètes. C’est cela qui est intéressant dans la situation actuelle. Se plonger dans les différentes formes de négation logique peut avoir des effets politiques et, bien entendu, inversement, les expériences locales, même à petite échelle, avec un système de négations asymétriques, peuvent avoir des effets sur notre conviction générale.

     On voit que la situation contemporaine peut se décrire de deux manières. On peut dire soit qu’elle est totalement désastreuse, soit qu’elle est novatrice, selon la volonté de chacun. C’est précisément parce qu’il ne s’agit pas de construire un appareil immédiatement global que n’importe qui peut faire quelque chose dans la direction d’une sortie de l’Un capitaliste.

***

Questions de René Ceceña Álvarez

    Je voudrais reprendre quelques éléments du séminaire comme introduction à mes questions au professeur Badiou. De plus, comme nous ne sommes plus dans un système fondé sur la contradiction, je ne veux pas entrer en contradiction avec lui. Sans doute, l’approche qu’il nous présente est originale, en tout cas, c’est une approche qui va au-delà des approches auxquelles nous sommes habitués, c’est-à-dire, la mondialisation comme un processus, comme un mouvement où une certaine idéologie économique a triomphé et a apporté avec elle les nouvelles caractéristiques de la géopolitique mondiale.

   Je crois que nous sommes un peu limités pour comprendre la profondeur de ce que vous venez de dire ici, parce que pour cela il est nécessaire de bien comprendre, bien connaître votre œuvre. Nous ne pouvons pas assimiler le problème de l’Un, du multiple, des relations asymétriques, sans connaître l’ensemble de votre œuvre, particulièrement le rapport entre mathématiques et philosophie. C’est donc une invitation pour nous tous à approfondir la connaissance de cette œuvre.

      Vous proposez une approche fondée sur la logique même des relations internationales, c’est-à-dire, une approche en profondeur de ce qui arrive au fond de ces relations internationales. Et c’est justement ce dont nous avons besoin au Département de philosophie, puisque, dans ce sens, vous nous montrez l’importance de la philosophie pour le monde contemporain. Nous soulignons ainsi que la philosophie n’est pas une réflexion abstraite comme on le pense d’habitude.

       Donc, si je comprends bien, nous devons tirer parti de cette crise où nous sommes pour établir une logique nouvelle. Vous parlez spécialement de la nécessité de construire, d’élaborer des noms qui correspondent à cette nouvelle situation. Je ne suis pas sûr que l’on puisse faire une relation ou une identification entre cette possibilité dont vous parlez d’établir et créer des noms, et la création de concepts. Mais je ne peux pas m’empêcher d’établir une relation avec un concept – je pourrais l’appeler ainsi – qui est parmi nous depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York et à Washington, dont la date elle-même est devenue un concept.

   « 11-Septembre » est un concept pour le monde contemporain. Pourquoi ? Peut-être pourrions-nous réfléchir un peu à l’histoire des États-Unis et au besoin de références historiques. Je me souviens d’une interview avec quelqu’un qui était en France et qui a dit qu’après les attentats du 11 septembre il avait senti le besoin de retourner aux États-Unis. Pour lui, il s’agissait d’une référence historique, un évènement historique pour un pays qui manque de ces références historiques. Alors, une date devient un concept, un facteur fondateur de cette nouvelle situation politique internationale. Et à partir de là, on construit un système de contradictions, en tout cas du point de vue des États-Unis. Quelle est la contradiction contemporaine ? La contradiction entre la barbarie et la civilisation.

      Dans ce sens, je souhaite vous poser une première question : cette contradiction est-elle une vraie contradiction ou bien est-elle un concept pour essayer, justement, de répéter l’histoire des relations internationales, la position du plus fort face aux plus faibles, c’est-à-dire, les petits pays ? Et dans ce sens, comment s’articulent, dans ce nouvel état des choses, les trois acteurs que vous avez évoqués : le pays, la nation, le peuple ?

     Ceci me sert de point de départ pour la deuxième question : existe-t-il encore des rapports invariables entre communautés ? C’est-à-dire, par exemple, pourrait-on faire une analogie – je ne serai pas le premier à la faire, bien qu’elle soit questionnable – avec le rapport entre l’Empire romain et les États-Unis ? Dans ce cas, s’agit-il de rapports invariables, c’est-à-dire, sommes-nous, d’une certaine façon, condamnés à répéter toujours notre propre histoire ? Ou bien existe-t-il la possibilité de ruptures dans cette histoire ?

Réponse d’Alain Badiou

     Je suis d’accord avec vous. Le 11 septembre est quasiment devenu un concept. Mais il faut se rappeler que le nom politique principal qui a été créé et utilisé systématiquement à partir du 11 septembre a été celui de « terroriste ». Le nom « terroriste » sert à justifier la politique américaine. Il ne faut pas oublier que cette politique a été appelée « la guerre contre le terrorisme ». Du coup, « terroriste » est aujourd’hui le nom essentiel, parce qu’il définit, dans la logique américaine, et même occidentale, Europe comprise, une nouvelle guerre. Je pense que les États-Unis cherchent, pour maintenir et développer leur hégémonie, à créer artificiellement une situation qui ressemble à la situation précédente, celle d’une négation totale des Méchants (les totalitaires et les terroristes) contre les Bons (les Occidentaux conduits par les Américains). Dans une première période, les États-Unis ont assuré leur pouvoir planétaire via une contradiction massive, pendant la guerre froide : les bons occidentaux contre les méchants communistes. L’existence forte de l’État soviétique servait de boussole à la politique américaine.

     Du coup, l’effondrement de l’URSS a posé beaucoup de problèmes, même aux États-Unis. Il a fallu trouver une nouvelle guerre, et dans les faits, cela a été la guerre contre le terrorisme. Cette nouvelle guerre légitime, d’une part la vigilance militaire constante des Américains et, d’autre part, la soumission des alliés. Je dirais qu’en fin de compte, « terrorisme », lié à « totalitaire », est un nom qui cherche à maintenir une certaine légitimité de l’hégémonie américaine.

      Je m’étendrai un peu, maintenant, sur la question de la guerre. Il est important d’examiner où nous nous situons en ce qui concerne la guerre et la paix. Finalement, qu’est cette nouvelle guerre ? Il y a quelque chose qui me frappe depuis longtemps : il s’agit systématiquement d’une guerre non déclarée. Nous avons affaire à des guerres non déclarées : les frappes contre l’Afghanistan, puis l’invasion de l’Irak, etc. Il me semble que le fait qu’il n’y ait pas de déclaration de guerre est un élément significatif. Il s’agit de guerres qu’on n’a pas besoin de déclarer parce qu’on n’a pas besoin de changer le régime de la négation. Pourquoi est-ce que normalement les guerres se déclaraient jusqu’ici ? Parce que déclarer la guerre était un élément de civilisation essentiel, c’était une façon de dire : « Changeons le régime de la négation. » Avant, on était dans une négation négociée, et il y avait la guerre quand on déclarait le changement de régime de la négation, qui passait des ambassadeurs et des négociations à l’action violente directe. La guerre non déclarée signifie, aujourd’hui, qu’il n’y a pas besoin de changer le régime de la négation, que la négation peut passer de la diplomatie à l’attaque, et de l’attaque à l’invasion, et éventuellement de l’invasion à la négociation finale, sans avoir à annoncer une véritable rupture.

     Autrement dit, dans la nouvelle guerre, il n’y a pas de changement du régime de la négation. C’est un premier point. Le deuxième est que la guerre vise un ennemi qui n’est pas territorial. Ce n’est pas une puissance d’État, comme l’était l’URSS, un grand éléphant malade. L’objectif est un ennemi terroriste qui n’a pas la forme d’un État : c’est donc une guerre qui est partout et nulle part. Il est très important de comprendre cela. Elle peut être partout, même sur notre territoire d’ailleurs, parce que si l’on observe les détails des lois instituées successivement contre le « terrorisme » par la presque totalité des pays occidentaux, on voit qu’il s’agit de lois internes de répression très dures. Ainsi, la guerre est partout.

     La nouvelle guerre repose sur deux caractéristiques : la première est que la guerre ne change pas le régime de la négation et la deuxième, qu’elle est partout, y compris sur notre propre territoire, c’est une guerre interne. Cela caractérise la situation internationale, cette situation internationale de guerre, de guerre errante. Il n’y a pas de ligne de front, il n’y a pas d’ennemi territorial, il n’y a pas d’État opposant. C’est une guerre qui se transporte là où les États-Unis estiment nécessaire de la transporter, là où la France estime nécessaire de la transporter, là où les puissances, quelles qu’elles soient, estiment nécessaire de la transporter.

      Voilà qui m’amène à votre deuxième question, parce que moi-même j’utilise souvent la comparaison entre les États-Unis et l’Empire romain, comparaison facile et dans un certain sens assez juste, même si je pense que, au fond, elle est  plutôt fausse. Tout de même, rappelons que l’Empire romain, c’était, fondamentalement, l’établissement d’une administration universelle. Ainsi, il y avait partout des fonctionnaires romains qui laissaient les populations faire plus ou moins ce qu’elles voulaient, sinon qu’elles étaient administrées par l’administration romaine – administration territoriale étrangère, obtenue par la force militaire – qui avait une vocation universelle. La catégorie fondamentale était le droit, le droit appuyé par la force armée, le droit romain. Qu’est-ce que le droit romain ? C’est un droit d’aspiration universelle, appliqué et instrumentalisé par des fonctionnaires romains d’une extrémité à l’autre de l’empire.

      Or ce n’est pas ce qui se produit aujourd’hui. La guerre errante n’est pas du tout cela. Même si on parle beaucoup de droit, il n’y a pas la moindre loi dans la guerre errante, il n’y a rien de ce genre. Il suffit de regarder, par exemple, les lois électorales. Le droit électoral à Bagdad, sous occupation américaine, est quelque chose de spectaculaire. Les élections s’organisent à coups de canon ; les résultats attendent trois mois d’être publiés, parce que les élections doivent être ce qu’on en attend dans la « guerre contre le terrorisme », et que si ce n’est pas le cas, on les recommence.

      Ceci m’amène à une importante remarque : il n’y a pas de lois, tel est le principe de la guerre errante, et ce jusqu’au moment où, finalement, il devient possible d’installer des gens suffisamment soumis quant au type de négation qu’ils incarnent.

     On ne voit pas ici d’empire de la loi fondé sur une centralisation juridique, comme dans le cas romain. C’est plutôt un empire à distance, que j’appellerais un « zonage ». C’est un régime de zones ; il crée militairement des zones et il faut ré-intervenir dans les zones si nécessaire, et par tous les moyens, jusqu’à ce qu’il soit certain qu’aucune négation forte n’y subsiste.

     Il me semble donc que ce que nous voyons aujourd’hui est nouveau, une nouvelle forme d’empire, une nouvelle forme de domination par la guerre errante, soutenue par la supériorité économique et militaire massive. Il est évident que les deux (l’économie et la puissance des armes) vont de pair, mais les États-Unis maintiennent obstinément la supériorité militaire. Sur ce point, ils sont inflexibles. Il y a eu des moments, il n’y a pas longtemps, où l’économie américaine se déterminait par ses clients et avait de possibles rivaux capitalistes. Il y a vingt ans, par exemple, on disait que les Japonais étaient les meilleurs de ces rivaux, avec les Allemands, et que les Chinois montaient. En revanche, pour les administrations américaines successives, qu’il s’agisse des Républicains ou des Démocrates, en ce qui concerne le pouvoir militaire, il n’y a jamais eu de discussion possible : le pouvoir militaire américain doit être absolument supérieur à tout autre.

      Ce sont là des phénomènes nouveaux qui nous posent de nouveaux problèmes de logique politique.

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Questions convergentes du public – I

Ce sont des interventions portant sur le concept du mal radical, de l’axe du mal, de l’État pervers et de la radicalisation du mal, depuis Clinton jusqu’au mal pensé en termes religieux, en tant que concepts intensifiés par les faits du 11 septembre 2001.

Réponse globale d’Alain Badiou

     Vous posez tous une question très importante : celle de l’idéologie à la base des actions des puissances d’aujourd’hui. Lorsqu’on parlait de rivalité entre les deux superpuissances, de conflit entre les États-Unis et l’URSS, il s’agissait d’un conflit de puissances, qui était accompagné d’un conflit idéologique. L’URSS prétendait représenter le socialisme, et les États-Unis représentaient la « démocratie » capitaliste traditionnelle.

   Il y a aujourd’hui une nouvelle question qui est l’importance renouvelée, de la référence religieuse dans le conflit idéologique. Particulièrement dans le cas de l’administration Bush, on fait appel systématiquement à un certain fondamentalisme religieux pour dénoncer le terrorisme, la barbarie, etc.

       Je souhaiterais faire deux remarques à ce sujet. La première est que tout cela relève de l’idéologie et non pas du réel, de ce qui se passe véritablement. Je pense d’abord que vers la fin de son existence, l’URSS n’était pas vraiment socialiste, mais que le socialisme restait, verbalement, une référence nécessaire. De la même façon, l’administration américaine a souvent recours aux mots de l’idéologie religieuse, mais, au fond, elle le fait dans un but qui relève non pas de la religion, mais d’une volonté de puissance brute.   

     Finalement, de quoi s’agit-il dans cette affaire ? Il s’agit du contrôle du pétrole, d’avoir des clients au Moyen-Orient, de maintenir un appareil militaire énorme, etc. Aujourd’hui, tout cela peut se faire au nom du Bien chrétien contre le Mal matérialiste, mais si ça ne marche pas dans l’opinion, on trouvera autre chose. D’ailleurs, Bush change d’argument : parfois c’est le bien contre le mal, parfois c’est la démocratie contre le totalitarisme. Il y a plusieurs noms idéologiques et ces noms peuvent changer de définition tout en étant interchangeables.

     Ma deuxième remarque c’est que si l’idéologie religieuse et morale s’impose actuellement, c’est qu’il n’y a pas d’idéologie politique globale vraiment cohérente. Finalement, l’idéologie religieuse est là parce que nous sommes là où nous en sommes. Nous avons quitté un monde, mais nous n’en avons pas encore trouvé un nouveau. Lorsqu’on est dans cette situation, on s’arrange avec ce qu’il y a. C’est comme quelqu’un qui, au milieu de la mer, se voit obligé de nager parce que son bateau est percé. C’est plus ou moins notre situation. Idéologiquement, depuis l’échec du « communisme » d’État, nous naviguons dans des bateaux percés : on retire l’eau à la petite cuillère et on fait ce qu’on peut.

     Lorsque nous trouverons la logique politique nouvelle, nous n’aurons pas besoin d’aller chercher des affaires à caractère religieux ou moral. Nous n’aurons pas besoin de dire, en bombardant un pays, que c’est pour le Bien ou parce que Dieu le veut. On n’aura pas besoin non plus, pour trouver des activités révolutionnaires nouvelles, de s’installer dans un messianisme apocalyptique. Lorsqu’il y aura un monde capable de donner des noms politiques positifs aux secteurs populaires de la terre entière, nous verrons clairement que les vieux noms religieux, moraux – le Bien, le Mal, les fondamentalistes, les islamistes –, oui, nous verrons que tout cela aura été utilisé dans la période de transition, parce qu’on n’avait pas à disposition les bons mots, politiquement actifs.

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Questions convergentes du public – II

 Ce sont des interventions sur les villes-dortoirs, avec des exemples d’agglomérations très pauvres, qui s’interrogent sur ce que pourrait être une sortie politiquement logique de ce phénomène.

Réponse globale d’Alain Badiou

      Vous citez le meilleur exemple possible de ce qu’est l’absence d’une véritable nomination politique. Au XIXe siècle, les quartiers ouvriers étaient des lieux vraiment terribles. Ne croyons surtout pas que la misère et la pauvreté soient des phénomènes d’aujourd’hui : nous avons des descriptions de ce qu’était la misère du peuple anglais au XIXe siècle. C’était une misère épouvantable : on exploitait les enfants, qu’on obligeait à travailler douze heures par jour, les maisons étaient absolument répugnantes, avoir de quoi se nourrir était une question lancinante, il n’existait pas d’enseignement public gratuit, etc. Or, même ainsi, dans cette misère, a surgi peu à peu la possibilité d’une fierté politique. Ce n’est pas que les gens ont eu plus d’argent ou que leur logement soit devenu meilleur, c’est qu’ils se sont organisés sous un nouvel étendard politique, celui des prolétaires, avec la conviction d’être en capacité de créer, par eux-mêmes, sur leurs propres forces apparemment misérables, un autre monde.

     Ils n’étaient pas dans l’idée de demander aux puissants de créer cet autre monde : leur idée était de le créer par eux-mêmes. Ils continuaient à vivre des choses horribles, mais il y avait cette nomination politique, qui a persisté un certain temps, avec nombre de difficultés, de contradictions, d’avancées et de reculs. Dans le genre de situation que vous décrivez et que nous connaissons tous, ces grandes situations de misère de vie, de divisions, de désordre, de chaos subjectif, dans les grandes métropoles populaires du monde, la question n’est pas centralement économique. Elle ne deviendra économique, et donc modifiable, que lorsque le problème politique sera résolu. Quand il y aura une véritable réalisation collective du refrain de la chanson des prolétaires, à savoir l’Internationale : « Le monde va changer de base, nous ne sommes rien soyons tout ! »

      Il n’y a pas le moindre doute : on ne fera rien sans une nouvelle subjectivité. On ne peut pas dire : « Résolvons le problème de la misère ! », car qui va le résoudre ? A qui demandera-t-on ? A Bush ? A Chirac ? En réalité, cela n’a pas de sens. Ce ne seront pas non plus les gens pauvres, tels qu’ils sont, qui résoudront immédiatement le problème de la pauvreté. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des améliorations par-ci par-là. Mais la vérité, c’est qu’il faut commencer autrement – c’est sans doute la chose que nous avons le mieux apprise depuis le XIXe siècle. Il faut commencer en créant une espérance politique propre, là où elle n’existe pas. Et là où elle existe – parce qu’elle existe aussi, parfois, quelque part – il faut la consolider, la développer, l’organiser, la doter des moyens de son pouvoir, et donc inventer et distribuer partout les nouveaux noms politiques.

     Le problème du monde contemporain est un problème de capacité politique. Ce n’est pas un problème économique, même si l’économie est le substrat de tout cela. Économiquement, vous pouvez freiner un peu les choses, les gens de bonne volonté diront que c’est moins terrible, etc. Mais ce qui est à la mesure du problème est la création d’une nouvelle subjectivité politique, dotée de nouveaux noms. Ce dont nous discutons ici c’est : quelles sont les conditions, aujourd’hui, pour l’invention et la distribution active des nouveaux noms politiques ?

     Je dis souvent que nous sommes beaucoup plus proches de la situation où était le jeune Marx que de celle où nous étions il y a trente ans. On a beaucoup reculé. Le jeune Marx, vers la fin de la première moitié du XIXe siècle, avait à résoudre tous les problèmes que nous avons évoqués. Pendant toute la période qui a suivi, notamment avec l’apparition, en Angleterre, en France, en Allemagne, de grands partis sociaux-démocrates, on a cru que les problèmes étaient résolus, ou en tout cas que l’on savait comment faire : il fallait construire un parti discipliné de la classe ouvrière, établir des alliances, gagner les élections, etc. Les gens discutaient beaucoup, mais, majoritairement, ils partageaient cette idée.

    Or cette idée s’est écroulée, en même temps que se sont achevées dans la restauration du capitalisme, notamment en Russie et en Chine, les expériences historiques les plus importantes initiées par le XXe siècle. Maintenant, il faut expérimenter d’autres concepts et d’autres actions. Cette expérimentation ressemble plus au mouvement ouvrier du XIXe siècle qu’au mouvement ouvrier du milieu du XXe siècle. Parce que Marx aussi avait derrière lui un monde déjà ancien, le monde du capitalisme, tel qu’il s’était constitué depuis le XVIe siècle. Marx tentait de proposer un nouveau monde, et d’avoir à sa disposition de nouveaux noms politiques. Il était dans la même situation que nous. Par conséquent, il faut faire le même effort d’invention, à la fois logique, expérimental, et directement politique.

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Questions convergentes du public – III

    Ce sont des questions sur le surgissement vigoureux, en Asie, de sociétés ayant une vision différente. Est-ce que ça modifie le rapport de forces ?

Réponse globale d’Alain Badiou

      La question immédiate n’est pas la modification des rapports de forces, parce que si vous êtes en état de parler de rapports de forces, c’est que vous avez déjà une idée de ce que sont ces forces. Dans le monde d’aujourd’hui il n’y a pas de typologie donnée des forces. En fait, la force populaire n’est pas constituée de façon politiquement unifiée. Par conséquent, la question c’est, non pas les rapports de forces, mais la naissance d’une force. Ce n’est pas la même chose. Et si on dit qu’une force ne peut plus être constituée par simple négation de l’adversaire, alors, on dit aussi qu’on ne peut pas constituer cette force en niant la force du capitalisme, de l’impérialisme, etc.

     Il faut travailler sur soi-même d’abord, trouver et donner les nouveaux noms politiques. C’est un travail d’auto-constitution, de constitution intérieure d’une force réellement nouvelle, d’une force qui n’est pas définie par le même type de négation qu’autrefois, une force qui sera constituée par expérimentation interne.

     J’ai dit que j’étais intéressé par le zapatisme, que j’étais intéressé aussi par d’autres petites expériences que j’ai connues personnellement ou auxquelles j’ai participé en France, à savoir l’essai de constituer un lieu politique indépendant, un lieu qui n’a pas été défini dans son devenir par les actions de l’adversaire. C’est ça le point. On peut dire que c’est un lieu – c’est à mon avis le meilleur terme –, un lieu politique. Un lieu politique nouveau qui se développe à partir du rapport des forces populaires disponibles avec elles-mêmes, et qui se consolide en suivant cette ligne, qui ne se laisse pas définir par la contradiction avec l’adversaire et qui, comme lieu politique, est une sorte d’affirmation nouvelle, d’invention de nouveaux noms politiques, et non pas la simple conséquence d’une négation de l’adversaire.

     Chers amis, créons, partout, des lieux politiques !

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Tomás Urbina (à gauche) aux côtés de Pancho Villa et Emiliano Zapata, au Palais national de Mexico, le 6 décembre 1914. DR

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Le Jacquemart éditeur, janvier 2023