Par Yves Mestas

Une situation inédite dans l’histoire du parc nucléaire français a culminé à la fin du mois d’août dernier, avec un pic de 32 réacteurs débranchés du réseau, sur 56 au total. Fin octobre, ils étaient encore 24 dans cette situation et 20 début décembre. Face au risque de « coupures » importantes de courant, en plein hiver, les pressions actuelles de l’Élysée sur EDF pour le redémarrage de tous les réacteurs sont irresponsables.

En août dernier, aux universités d’été du MEDEF, la Première ministre Élisabeth Borne mettait la pression sur les entreprises pour qu’elles baissent leur consommation d’énergie : « J’appelle chacune à établir en septembre son propre plan de sobriété. » Le ministre de l’Éducation nationale a précisé depuis : « Pas d’école le matin, en cas de coupures d’électricité. » La Macronie nous appelait alors à la  « sobriété de chacun » : mettre des cols roulés et baisser le chauffage, pour réduire la consommation d’électricité et de gaz.

Emmanuel Macron, le 6 décembre dernier, fustigea ensuite le « scénario de la peur », face aux risques de coupures d’électricité. La France « va tenir, si chacun fait son travail » et « en baissant (encore et toujours) la consommation ». « Stop à tout ça ! », s’exclamait-il, martial.

Tout cela nous rappelle les incohérences et impréparations au moment du COVID. Les masques, par exemple, étaient d’abord inutiles, puis nous risquions de prendre une amende pour non port du masque…

Les industriels et commerces qui ferment déjà, ce n’est pas par sobriété énergétique.

Aujourd’hui, le camp présidentiel préfère culpabiliser les Français sur leur consommation d’énergie. S’il y a des coupures, ce sera de votre faute. Si votre facture est trop élevée, se sera de votre responsabilité… Comme si avec l’explosion des prix du gaz et de l’électricité, les consommateurs prenaient plaisir à gaspiller, en particulier les 12 millions de nos concitoyens qui souffrent de la précarité énergétique. En revanche, la Macronie ne remet pas en cause le train de vie énergivore des ultra-riches des beaux quartiers de l’Ouest parisien ou Neuilly-sur-Seine qui consomment en moyenne 5 à 6 fois plus que l’Est parisien ou Bobigny. Les industriels et commerces qui ferment, ce n’est pas par sobriété énergétique mais à cause de la flambée des prix : le verrier Duralex, le géant de l’agroalimentaire Cofigeo qui possède William Saurin ou Zapetti, l’aciérie LME dans le nord, mais aussi des boulangeries, des boucheries…

Emmanuel  Macron et son gouvernement ne s’interrogent pas sur les causes de l’explosion des prix du gaz et de l’électricité, les conséquences de la libéralisation et dérèglementation du secteur de l’énergie, l’affaiblissement d’EDF par des mesures imposées par Bruxelles, ni sur le manque d’investissements dans des moyens de production et de transport de l’électricité pour assurer ce service public.

La politique énergétique menée depuis 20 ans conduit la France dans le mur, et dans le noir.

Depuis de nombreuses années, au Comité social et économique d’EDF (CSE) et à son conseil d’administration, certains représentants syndicaux interpellaient directions et gouvernements sur le risque que la continuité d’approvisionnement en électricité ne soit plus sécurisée en hiver et dépende dangereusement des conditions climatiques. Force est de constater qu’ils n’ont pas été entendus.

La réponse était toujours la même : « La France est en surcapacité de production d’électrique et nous en exportons. » De même, le gestionnaire du réseau de transport de l’électricité (RTE) admettait bien les difficultés, depuis 2017, mais comptait sur les importations et les « mesures d’effacement »[i] des industriels. Ce qui avait tout de même fait dire, en 2020, à la ministre de la transition écologiste de l’époque, Barbara Pompili : « Des vagues de froid pourrait obliger à des coupures. »

Désormais, le parc français de production d’électricité n’est plus en capacité de répondre à des périodes de froid comparable à celles de 2018 ou de 2012*. Il faut savoir que l’électricité ne se stocke pas à grande échelle et qu’il faut donc la produire en fonction de la demande, laquelle est très fluctuante d’un mois sur l’autre, mais aussi au cours d’une même journée (voir graphiques, ci-dessous). Il faut assurer l’équilibre du réseau électrique qui, à chaque seconde, doit permettre une égalité entre production et consommation. Sinon, c’est le black-out !

Nous sommes ainsi passés en situation de dépendance énergétique vis-à-vis de pays voisins, ainsi qu’à une régulation de la demande pour compenser les problèmes de l’offre. Nous sommes aux antipodes des fondements du service public d’Électricité de France (EDF) qui considérait, depuis 1946, que c’est bien la production qui devait être dimensionnée pour répondre aux besoin de la Nation. Dans ces conditions, il est maintenant impossible de construire une ré-industrialisation du pays, pourtant rendue nécessaire par les relocalisations… C’est au contraire l’organisation de plans massifs de rupture d’alimentation (poliment nommés « effacements ») qui est au programme des prochains hivers. RTE confirme  et considère même que l’hiver 2023/2024 serra encore plus difficile que celui de 2022/2023. L’avenir, en France, pour les années à venir est donc le rationnement de ce produit de première nécessité qu’est l’électricité. C’est le résultat, prévisible depuis plusieurs années, d’une politique énergétique menée selon la doctrine du marché et qui ignore les besoins.

Jamais autant de réacteurs nucléaires n’ont été à l’arrêt en même temps en France.

Cette situation inédite dans l’histoire du parc nucléaire français a culminé à la fin du mois d’août dernier, avec un pic de 32 réacteurs débranchés du réseau, sur 56 au total. Fin octobre, ils étaient encore 24 dans cette situation et 20 début décembre. Une partie de ces arrêts était programmée. EDF profite toujours de la moindre demande en électricité, lors de la période estivale, pour mener des opérations de routine (rechargement du combustible en prévision de l’hiver et maintenance). Mais l’épidémie de COVID est passée par là. Le confinement et le respect des mesures-barrières ont obligé l’exploitant à modifier son planning. Des travaux reportés se sont ajoutés à ceux qui étaient prévus plus tard.

A cela, se superpose, depuis 2019, un programme de travaux conséquent, le « grand carénage ». Pour prolonger la durée de vie des 32 réacteurs de 900 MWe, conçus à l’origine pour une durée de vie de 40 ans, EDF et les pouvoirs publics ont décidé de prolonger leurs durées  jusqu’à 50, voire 60 ans. Des travaux importants et couteux sont donc nécessaires, pour éviter des accidents similaires à celui de Three Mile Island survenu en 1979. L’objectif d’EDF est qu’ils aient tous passé leur visite décennale d’ici à 2027. Puis viendra le tour des réacteurs de 1300 MWe…

Un sérieux problème : les fissures.

Mais un autre problème, jugé « sérieux et inattendu » par le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), a été relevé sur des circuits essentiels au fonctionnement des centrales : il s’agit d’un phénomène dit de « corrosion contrainte », que l’on ne pensait pas susceptible d’apparaître à ces endroits-là, selon les ingénieurs. Les centrales de Civaux, Chooz, Penly, Flamanville et Chinon sont concernées. Des réacteurs mis en fonctionnement à la fin des années 1990, les plus puissants et paradoxalement les plus récents du parc nucléaire Français, sont mis à l’arrêt.

Selon Karine Herviou, directrice générale adjointe de L’Institut de radioprotection et de sécurité nucléaire (IRSN), « le problème pourrait tout à fait se reproduire ». C’est pour cela que « des mesures (d’arrêt) seront prises et sans doute à une fréquence beaucoup plus rapprochée que par le passé ».

Pour mener à bien les réparations nécessaires, EDF a dû faire appel à de la main-d’œuvre étrangère. Une centaine de soudeurs, venus des Etats-Unis et du Canada, ont été embauchés par Westinghouse. Les autres entreprises mobilisées sont Framatome, Endel, Sigedi, Onet et Monteiro, ce qui représente, en tout, 600 personnes appelées en renforts sur les chantiers, dans toutes la France. Comme l’avait déclaré l’ex PDG d’EDF, J.-L. Lévy : « On a beaucoup de chantiers à mener en parallèle et, d’une certaine manière, on manque de bras, car on n’a pas assez d’équipes. » Sachant que les zones sur lesquelles interviennent ces agents sont radioactives, à proximité du cœur du réacteur et du circuit primaire, la durée des interventions doit être limitée, en fonction de la toxicité de la zone de travail.

En principe, le redémarrage de ces réacteurs est prévu au cours de l’hiver. Le dernier devrait être celui de Golfech 1, en février 2023. Il n’est donc pas certain que la France disposera de suffisamment d’électricité pour la période à venir. Tout dépend de la rigueur de l’hiver…

Coupures ou pas coupures ?

Traditionnellement, les coupures d’électricité surviennent en raison des conditions météorologiques (tempête, neige), mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Selon la situation, RTE ayant une vision d’ensemble du réseau électrique, c’est le « dispatching central » qui détermine l’ampleur des délestages à réaliser géographiquement. Ce sont ensuite, les gestionnaires de réseau de distribution qui agissent en répartissant les demandes de coupures sur différentes parties de leurs réseaux. En principe, elles sont limitées en temps et sans différence de traitement entre les villes et la campagne. Seuls, sont épargnés les hôpitaux, les clients jugés prioritaires par les préfectures…

En réalité, les pressions de l’Elysée sur EDF pour le redémarrage de tous les réacteurs sont irresponsables ! Le parc nucléaire est jusqu’ici exploité avec sérieux et professionnalisme sous le contrôle de l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), organisme indépendant du pouvoir et de l’entreprise.

Cette situation mérite réflexion, en particulier chez les adeptes du nucléaire civil, dont je faisais partie durant de nombreuses années.

Emmanuel Macron prévoit la construction de six EPR à l’horizon 2035, malgré les déboires de l’EPR de Flamanville. Celui-ci nous a été vendu pour un budget de 3,4 milliards d’euros et livré pour fonctionner en 2012. Suite à une multitude de malfaçons et d’incidents, il ne sera pas en fonctionnement avant fin 2023 et pour un budget de 12,7 milliards, selon une estimation de janvier 2022 !                          

Yves Mestas                                                

* Le système électrique français, en raison du développement excessif du chauffage électrique, est très sensible aux variations météorologiques. Un degré de moins se traduit par une consommation de 2 500 MW en plus, soit l’équivalent de la production de trois réacteurs nucléaires.


[i] En échange de tarifs avantageux et de contreparties financières, les sites industriels s’engagent à arrêter de soutirer de l’électricité au réseau à certains moments de l’année, selon un calendrier défini à l’avance.

LIRE AUSSI LE PREMIER VOLET DE L’ENQUÊTE « EDF – Face aux coupures d’électricité : la débâcle énergétique », par Martine Orange / Mediapart