La carte postale de Jeannine Tisserandot

1887-1900… Treize ans de guerre pour en arriver là, suivies de mutineries, de soulèvements, de coups de force sporadiques… Des évènements si lointains, qui se déroulaient à l’autre bout du monde, que peu de français de l’époque les suivaient et qu’ils étaient vite oubliés devant des préoccupations plus proches, d’autant que seulement 13 000 français y demeuraient en 1920 pour 20 millions d’habitants autochtones.

En ce temps-là, tout était simple ! On ne se posait pas de questions ! L’urgence était, pour tous les pays avancés, Angleterre, Allemagne, Pays-bas, Russie…  de mettre en place un mouvement d’expansion coloniale. Ne surtout pas prendre de retard !  Financiers, bourgeois, industriels se frottaient les mains.

Le prétexte officiel de l’intervention française en Indochine fut quelques incidents avec les missionnaires catholiques français et le massacre de deux d’entre eux au Vietnam.

Les véritables causes furent de trois ordres :

– Économiques, déjà. La survenue de la grande industrie, la très vive concurrence entre les grandes puissances avaient au début favorisé le protectionnisme, chacun s’entourant de barrière douanière très étroite. Mais il fallut rapidement chercher d’autres marchés, des colonies qui fourniraient la matière première, les denrées alimentaires nécessaires et des débouchés pour les produits manufacturés.

– Sociales également. Les hommes étouffaient dans la petite Europe surpeuplée, surtout avec les déplacements de population comme celle d’Alsace Lorraine après 1870 qui immigra majoritairement en Algérie, colonie de peuplement. L’Indochine, quant à elle, lointaine et d’un climat équatorial torride, inadapté à la présence d’une population européenne nombreuse fut une colonie d’exploitation chargée de favoriser l’émigration des capitaux dans des régions où la main d’œuvre bon marché et les réserves de matières premières, pas ou peu exploitées jusque-là, étaient importantes.

– Politiques enfin, puisque la grandeur d’un pays, sa capacité à se faire entendre dans le règlement des questions économiques et politiques mondiales ne se mesurait plus, dorénavant, à la place qu’il tenait en Europe mais à son rayonnement dans le monde, à l’importance de ses colonies qui assuraient sa prospérité et son prestige.

Ainsi disait Jules Ferry à l’Assemblée Nationale le 28 juillet 1885 :   

« Aujourd’hui, vous ne l’ignorez pas, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde…

Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! »

C’est pourtant l’affaire du Tonkin qui mit fin à la carrière de Président du Conseil de Jules Ferry. Une dépêche avait donné l’impression que le corps expéditionnaire du Tonkin avait été vaincu, alors que la situation fut rétablie rapidement. Jules Ferry tenta de profiter de cette occasion pour réclamer un crédit d’urgence pour renforcer le corps expéditionnaire du Tonkin, mais le débat qui s’ensuivit à l’Assemblée Nationale fut très virulent et entraîna la chute du Gouvernement Ferry.

Le soupçon, au sein de la classe française publique et politique, que les troupes françaises avaient été envoyées à la mort loin de chez eux, pour un profit difficile à évaluer, a ravivé le mouvement anticolonialiste en France pendant près d’une décennie.

Mais cette perte de popularité politique ralentit peu les forces militaires menant l’expansion coloniale française, qui ont maintenu malgré le climat politique, leurs pressions sur les États locaux. Deux ans plus tard, l’Indochine française était consolidée sous une administration unique dirigée par un Gouverneur général.

Les grandes maisons de commerce, telles que la société Maurel & Prom (pétrole) continuèrent à poursuivre leurs opérations à l’étranger en exigeant le soutien militaire de cette expansion. La création officielle en 1894 du groupe de pression politique de l’Union coloniale française, favorisa grandement les affaires commerciales de ses adhérents.

Dans les années qui suivirent, l’opinion publique fut orientée, osons dire manipulée, comme le montre cet extrait du livre de géographie générale La France, Métropole et colonies à l’usage des cours complémentaires, des écoles primaires supérieures et des candidats au Brevet élémentaire édité en 1924 qui énonçait fièrement :

« Nous avions perdu l’Inde au XVIIIe siècle nous avons gagné l’Indo-Chine au XIXe. Après 10 ans de lutte de 1873 à 1883 le Tonkin fut placé sous le protectorat de la France, grâce à Jules Ferry. La compensation n’est pas négligeable, puisque, cette colonie, avec 803 000 m² de superficie, est sensiblement plus grande que la France…

Orographiquement, elle se divise en trois parties, le Haut Tonkin et le Laos avec leurs montagnes enchevêtrées, l’Annam, parcourue du nord au sud par la cordillère Annamite qui sert de près la côte en forme de S et qui se termine à  l’ouest en plateau, le bas Tonkin, la Cochinchine et le Cambodge, trois plaines formées par les alluvions du Song-Koï (ou fleuve Rouge qui reçoit à sa droite la rivière Noire et à sa gauche,la rivière Noire ) et du Mé-Kong qui forme le lac poissonneux de Tonlé-Sap ou Grand Lac. Tous deux se terminent par un vaste delta aux nombreux bras navigables.

La plus grande partie de l’Indo-Chine est couverte par la jungle qui est une forêt dense atténuée qui fournit des essences de bois très variée, le bois de teck, le bambou, l’arbre à cachou, l’helvéa, l’aréquier dont le fruit sert à faire le bétel, le bois d’aigle, les arbres à gomme laque.

Mais la culture principale est le riz. C’est l’élément essentiel de l’alimentation et l’article d’exportation le plus important. La seconde place appartient au poivre, puis viennent les cultures que la colonisation s’efforce de développer : le café, le thé, le tabac, le coton et le jute, la canne à sucre, le mûrier au Tonkin, le caoutchouc.

Les ressources minières, dont l’exploitation est commencée, promettent d’être importantes, houilles d’excellentes qualité dans l’Amann et le Tonkin, or, argent, plomb, étain, fer, antimoine…

L’industrie indigène fabrique des produits originaux, ébénisterie laquée, bijoux, ivoires sculptés, poteries, tissus, etc.

La grande industrie prend de l’importance, usines à décortiquer le riz, distilleries d’alcool de riz, filatures de coton… »

Que de richesses à exploiter ! Que de marchés à remporter !

En 1927, « le commerce dépasse le chiffre de 1 milliard de francs. Il n’était que de 136 millions en 1891. La France fournit la moitié des importations (textiles, machines, objets manufacturés) et n’achète que le cinquième des exportations (riz, thé, poivre…) Saïgon, le Paris de l’Extrème-Orient » est une belle ville, un port de commerce, un point d’appui pour notre flotte de guerre… »

Succès économique pour la France, la balance commerciale de l’Indochine fut presque constamment bénéficiaire au début du XXe siècle et son économie connut une belle expansion vers1920, ce qui lui valut d’être considérée comme la « perle de l’empire », avant un déclin au moment de la crise de 1930.

Annam, Tonkin, Laos, Siam, Cochinchine… noms qui, en France, faisaient rêver les classes laborieuses et moyennes, ainsi que certains intellectuels. En cette « belle époque », la magie des mots, des images, fit s’émerveiller des citoyens épris de récits d’aventure, de renouveau, d’exotisme. Les pavillons de l’Indochine, lors des expositions universelles faisaient rêver.

Rêver…

Rêver à la jungle peuplée d’éléphants, de tigres, de léopards, d’ours, de rhinocéros, de singes, aux pluies diluviennes de la mousson, aux vastes rizières, aux fleuves majestueux et à leurs colères, à la population menue mais robuste, digne, souriante, aimable, de la société annamite, à sa culture et son histoire ancestrale, à ses techniques ingénieuses et adaptées au pays et ses habitants.

Rêver à la majesté des paysages, à leur étendue, à la splendeur des grands fleuves aux noms évocateurs, à la paix et au calme de la campagne annamite.

Rêver à l’environnement convivial de la communauté paysanne où chaque membre de la famille puisait son équilibre moral et social.

1930

Rêver à ces pagodes, lieu de culte bouddhiste, où l’on peut admirer des représentations de Bouddha, réalistes dans les proportions, les attitudes, mais soucieuses de la perfection et de la sérénité conduisant au divin. Ni religion, ni philosophie, l’enseignement du Bouddha prétend pourtant offrir un remède au mal-être des hommes.

Située au pied du mont Sai Son, la pagode Thay est posée sur un terrain en forme d’un dragon, et donne une vue pittoresque sur le lac Long Chieu (Étang du Dragon) au sud. Sur un îlot au milieu du lac verdoyant trône un pavillon à deux étages, au toit courbe, qui ressemble à un lotus pittoresque.  

Rêver à ces marchés quotidiens, marchés de terroir, si fréquentés, lieux de rencontre, de convivialité, de commérages bien sûr, mais aussi d’amusement, de divertissement, où bien abrité sous son chapeau conique fait de paille ou de bambou, l’on échangeait les produits locaux, le poisson, le riz, le thé, le café, l’alcool de riz, les herbes aromatiques ou les produits de l’artisanat local. Rêver aux marchés flottants si pittoresques du delta du Mékong.

1930

Rêver à Tu Duc, 4e empereur de sa dynastie, né en 1829 à Hué et mort en 1883, qui régna durant une période troublée, celle de la conquête, qu’il avait provoquée en condamnant à mort deux jésuites français.

Tu Duc fit construire son tombeau (120 000 m²) qu’il appela « Dix Mille Ans » – et qui fut également de son vivant un palais, sa seconde résidence privée -, dans une forêt de pins aménagée en terrasses, les stèles, tombes, pavillons, temples et même un théâtre, étant disséminés parmi les arbres sur les rives de lacs et de canaux.

Pour sa construction, Cent mille hommes de corvée et ouvriers durent travailler comme des esclaves malgré une nourriture insuffisante, des blessures occasionnées par le fouet. Le peuple en colère chantait :

« Comment fait-il Dix Mille Ans ?
Murailles en os des soldats, tranchées du sang des gens. »

Aussi, après leur soulèvement qui se termina par un bain de sang, l’empereur Tu Duc renomma le tombeau au nom de « Palais de Modeste ». Lorsque l’empereur Tu Duc décéda en 1883, le palais fut rebaptisé « Le tombeau de Modestie ».

1930

Rêver à Ninb Binb, à la « baie d’Ha-long terrestre » située sur la terre ferme, dans le delta du fleuve Rouge, et qui se distingue par ses formations rocheuses en forme de pains de sucre dressés au-dessus des rizières et des rivières environnantes.

1907

Et les chansons de variétés françaises entretenaient ce mirage, Rappelons-nous de la Sérénade indochinoise de Louis Lumière, du pousse-pousse de Tino Rossi, de la petite tonkinoise de Joséphine Baker, et de bien d’autres…

          Pour que j’finisse mon service
Au Tonkin je suis parti
Ah! quel beau pays, mesdames
C’est l’paradis des p’tites femmes
Elles sont belles et fidèles
Et je suis dev’nu l’chéri
D’une petite femme du pays
Qui s’appelle Mélaoli.  
    L’soir on cause d’un tas d’choses
Avant de se mettre au pieu
J’apprends la géographie
D’la Chine et d’la Mandchourie
Les frontières, les rivières
Le fleuve Jaune et le fleuve Bleu
Y’a même l’Amour, c’est curieux,
Qu’arrose l’Empire du Milieu.  

La Petite Tonkinoise, chanson française populaire, a été interprétée par Polin, Joséphine Baker et bien d’autres, et a connu un immense succès.

Hélas, sur place, tout n’était pas aussi idyllique que l’on voulait bien le croire ou le chanter…

Très inégalitaire à l’origine, la société indochinoise le demeura après l’arrivée des français qui n’ont fait qu’aggraver la situation. Ce sont eux qui occupèrent le sommet de l’échelle sociale, les postes subalternes étant réservés aux autochtones. Et bien sûr, à compétences égales le salaire des Annamites étaient toujours inférieurs à ceux des Français. Le code de l’indigénat, appliqué un certain temps ne fit qu’exacerber les ressentiments.

Le boom démographique, dû aux progrès du système de santé, provoqua des déplacements de population. Les paysans annamites étaient en majorité propriétaires, mais la plupart étaient de tout petits exploitants qui basculaient facilement dans la misère. Par ailleurs, l’affaiblissement des structures traditionnelles, familles, villages fragilisaient une population alors attirée (ou poussée ?) vers les villes, les mines, les grands chantiers !

Mais qui était réellement Jules Ferry ?

Le 28 juillet 1885, à l’Assemblée Nationale, il déclarait :

« Messieurs, il y a un second point que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question.

Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures…

Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.« 

Civiliser les races inférieures !

Jules Ferry, lui qui a repris les idées présentées par Condorcet dans son Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’Instruction publique présenté à l’Assemblée Législative des 20 et 21 avril 1792, Jules Ferry, l’initiateur, entre 1979 et1885, en tant que président du Conseil ou que ministre de l’Instruction publique, des lois fondatrices de l’Instruction publique française, gratuite, laïque et obligatoire, pouvait-il parler ainsi ?

« L’inégalité d’éducation est, en effet, un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance. Avec l’inégalité d’éducation, je vous défie d’avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité théorique, mais l’égalité réelle, et l’égalité des droits est pourtant le fond même et l’essence de la démocratie. »

Ces beaux principes, appliqués en France, n’ont pas pu l’être en Indochine. En 1939, moins de 20% de la jeunesse des classes supérieures, celle de l’ancienne aristocratie, était scolarisée et non les autres. Le nombre d’analphabètes demeurait très élevé.

Il suffisait donc de former un nombre réduit de cadres indigènes, relais entre l’administration et la population. Mais, ceux-ci s’aigrirent de ne pouvoir accéder à des postes de responsabilités en dépit de leurs diplômes, et de devoir rester relégués à un rang social inférieur, par les colons qui se méfiaient des effets de l’instruction sur les colonisés.

Bien entendu, jusqu’en 1930, les programmes d’histoire n’ont pas échappé à « Nos ancêtres les Gaulois » et l’heure de « littérature annamite » était consacrée à l’enseignement de valeurs confucéennes conservatrices.

Il fallut attendre 1930, un peu trop tard, pour que le Gouverneur général Pasquier exprime ses doutes sur ce point :

 « Depuis des milliers d’années, l’Asie possède son éthique personnelle, son art, sa métaphysique, ses rêves. Assimilera-t-elle jamais notre pensée grecque et romaine ? Est-ce possible ? Est-ce désirable ? Nous, Gaulois, nous étions des barbares. Et, à défaut de lumières propres, nous nous sommes éclairés, après quelques résistances, à celles qui venaient de Rome. Le liant du christianisme acheva la fusion. Mais en Asie, sans parler des éloignements de race, nous trouvons des âmes et des esprits pétris par la plus vieille civilisation du globe . »

Nous laisserons la conclusion à Jules Ferry :

« La politique coloniale est fille de la politique industrielle…. La politique coloniale est une manifestation internationale des lois éternelles de la concurrence. »

Karl Marx ne pouvait mieux dire…

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.

Les articles de Jeannine Tisserandot dans Le Jacquemart