Ou deux jours d’échanges, de partage et de convictions…

Par Jean-Louis Cabrespines *

Un évènement attendu (Rencontre européenne de l’économie sociale) qui se concrétise : celui de regrouper, au niveau européen, les forces de l’économie sociale[1], mais aussi et surtout les décideurs politiques pour arriver à promouvoir l’économie sociale dans toutes ses dimensions, en prenant en compte l’évolution de la société et de cette forme d’économie qui, au fil du temps, s’adapte aux contextes nationaux, européens et internationaux.

Rencontre européenne de l’économie sociale, à Liège (Belgique) / DR

Durant ces deux jours (lundi 12 et mardi 13 février 2024), des acteurs de terrain, des scientifiques, des décideurs politiques et d’autres parties prenantes ont, ainsi, pu échanger « autour de modèles économiques innovants, résilients et inspirants pour une Europe plus sociale et plus durable ».

Et, disons-le, nous n’avons pas été déçu, tant par les rencontres, exemples et modèles présentés que par le niveau de réflexion et de proposition des représentants de chaque pays ou de chaque secteur d’activité ou entreprise.

Nous avons pu constater combien l’économie sociale est au cœur des changements en cours, sur tous les plans : économique, environnemental, social, voire politique (trop peu !). Mais nous avons pu mesurer combien il nous faut rester vigilants pour préserver un modèle économique en évolution, encore fragile car à contrecourant de la conception dominante de l’économie.

La Présidence belge du Conseil de l’Union européenne a fait de l’Économie Sociale une de ses priorités et c’est à ce titre qu’elle a voulu souligner le potentiel de l’économie sociale pour agir dans toutes les transitions « inclusive, verte et numérique ». Ces deux jours ont par conséquent été aussi l’occasion de réunion une Conférence des Ministres européens en charge de l’Économie Sociale, ainsi qu’une réunion du Comité de suivi de la Déclaration de Luxembourg.

Cette démarche s’inscrit pleinement dans les évolutions en cours pour l’économie sociale et particulièrement l’adoption d’une Recommandation du Conseil de l’OCDE sur l’économie sociale et l’Innovation sociale, l’adoption de la Résolution et des conclusions sur le travail décent et l’économie sociale, la résolution des Nations Unies sur l’Économie Sociale et Solidaire ou le plan d’action européen pour l’Économie Sociale, ou encore dernièrement la première recommandation du Conseil de l’UE relative à la mise en place de conditions-cadres pour l’Économie Sociale.

Si politiquement, au niveau européen, il semble qu’il y ait une véritable prise en compte de l’économie sociale, il est plus que jamais nécessaire que tous les acteurs et décideurs puissent se retrouver, échanger, construire ensemble un engagement profond pour promouvoir une économie autrement.

Ces deux journées sont une pierre à l’édifice d’une reconnaissance forte de l’économie sociale. Nous reprendrons donc, ici, des moments forts significatifs des avancées en cours.

L’intervention de Christie Morreale, vice-présidente du gouvernement wallon, ministre de l’emploi, est à ce titre tout à fait significative de l’investissement de gouvernements pour le développement de l’économie sociale comme forme économique à promouvoir car répondant à des besoins essentiels dans le respect de l’humain.

Elle souligne, en particulier, qu’il est important de ne pas travailler en silo pour les différentes formes d’entreprises et combien les valeurs et principes de l’économie sociale doivent modifier les conceptions et les actes des autres entreprises. Pour cela, les entreprises de l’économie sociale doivent travailler avec les entreprises classiques. Il faut du dialogue entre les différentes formes d’entreprises.

Intervention. Nicolas Schmit, commissaire européen emploi et droits sociaux, insiste sur le fait que l’ensemble de l’économie devrait être sociale et environnementale, « ce qui n’est pas le cas ». « Il faut une économie sociale qui occupe le terrain. Il faut faciliter son action, y compris pour le financement. La mise en œuvre du plan pour l’économie sociale doit être soutenue ». Il appelle à maintenir l’élan de l’UE au plan local, national et international.

Plusieurs acteurs, chercheurs, représentants de l’économie sociale ont apporté leurs regards et leurs expériences pour étayer ce besoin de se retrouver, expliciter les travaux à mener, construire ensemble un corpus partagé, ouvrir des pistes pour le présent et l’avenir.

Nous retiendrons particulièrement les interventions de Nadine Richez-Battesti (voir son intervention dans la lettre du CIRIEC-France de février : « ESS et transition inclusive : vers un nouveau récit fédérateur ») et d’Alain Coheur.

Nadine Richez-Battesti, après un cadrage précis de ce qu’est l’économie sociale dans toutes ses dimensions et dans son organisation, rappelant ses règles et se valeurs, souligne que nous sommes face à trois compromis instituants faisant de l’action collective les fondements de la coopération : pérennité, justice sociale (égalité, autonomie et participation), création de valeurs encastrées dans le territoire et la proximité, partage négocié de la valeur (bien différent d’une économie financiarisée et prédatrice). Elle indique que l’économie sociale est potentiellement un vecteur de transition inclusive (sociale, diversité de ces organisations et pratiques démocratiques).

Elle propose alors de mobiliser 3 leviers :

  • Convertir l’acteur public aux pratiques de l’économie sociale.
  • Faire prendre conscience à l’économie sociale de sa modernité et l’assumer.
  • Faire mouvement.

Elle conclue en disant que « c’est bien tout l’enjeu de la nécessaire élaboration par l’économie sociale d’un nouveau récit fédérateur pour soutenir la conception des transitions inclusives et leur nécessaire élargissement au vivant ».

Pour sa part, Alain Coheur rappelle que l’économie sociale travaille pour l’ensemble de la société et pour la cohésion sociale de nos sociétés.

Dans nos sociétés, les différentes formes de précarité sont cumulatives pour les personnes et conduisent à une exclusion plus forte. Certaines catégories sont plus touchées : femmes, personnes âgées, chômeurs…

Il faut donc une relation entre le secteur public et le secteur privé pour éviter que les situations deviennent dramatiques, il faut travailler sur le long terme.

Il est plus que jamais nécessaire de mettre en place une base légale et un cadre fiscal, une administration plus formée, plus connectée, interlocuteur des entreprises de l’économie sociale. Pour cela, il faut de l’accompagnement, s’appuyer sur les territoires et, dans ce cadre, les élus locaux ont un rôle important à jouer.

L’économie sociale a des atouts en fonction du secteur dans lequel elle intervient, soit sur la manière de répondre aux besoins, soit sur les structures porteuses de ces réponses. Elle a des pratiques plus inclusives, a priori. Mais elle ne peut pas le faire toute seule.

Pour mieux vivre ensemble, il faut passer du toujours plus au toujours mieux pour un nouveau vivre ensemble, sortir du modèle de productivité. Il faut entrer dans des logiques plus servicielles. L’éducation populaire joue un rôle important en la matière.

Les travaux menés en ateliers ont conforté cette nécessaire réflexion ancrée dans la réalité de l’intervention des acteurs de l’économie sociale. Mais il est aussi important de faire reconnaître l’intervention de ces acteurs.

Pour cela, l’économie sociale doit se doter d’outils permettant cette reconnaissance, à la fois en sachant « raconter l’histoire et convaincre les non-convaincus », mais aussi en « changeant d’échelle tout en restant ancré et connecté ». Les participants ont partagé leur avis sur ce changement d’échelle qui nécessite de travailler à l’anticipation des actions. Pour eux, le changement d’échelle passe aussi par la recherche de nouvelles activités, en trouvant des personnes ayant les compétences pour le faire : pour développer, il faut diminuer au maximum les incertitudes.

Au terme de ces deux journées, les ministres ou représentants de 5 pays ont fait une présentation de la feuille de route de Liège, qui vient dans le prolongement des travaux engagés antérieurement à Luxembourg. Ce sont 21 pays européens qui ont signé cette feuille de route.

Christie Morreale (Vice-Présidente du Gouvernement wallon, Ministre de l’Emploi, de la Formation, de la Santé, de l’Action sociale et de l’Économie sociale, de l’Égalité des chances et des Droits des Femmes de Belgique), Amparo Merino Segovian (secrétaire d’État à l’économie sociale d’Espagne), Ivanka Shalapatova (ministre du travail et de la politique sociale de Bulgarie), Katarzyna Nowakowska (vice-ministre de la famille, du travail et de la politique sociale de Pologne) et Maxime Baduel (délégué ministériel à l’économie sociale de France)[2] ont ainsi, respectivement, apporté un éclairage sur les résolutions signées :

  • L’économie sociale bénéficie d’une reconnaissance internationale. L’état de chaque pays peut jouer un rôle en soutenant des dynamiques fortes dans l’économie sociale, notamment dans les circuits courts.
  • L’économie sociale est portée par des valeurs, profondément politique, est présente dans tous les secteurs d’activités.
  • Le sommet de Liège a permis de souligner que nous avons besoin de favoriser l’engagement, de faire société, de démocratie économique face à la montée des extrémismes
  • L’économie sociale a le pouvoir d’élargir et transformer l’économie traditionnelle. La force de l’économie sociale est sa gouvernance démocratique.
  • L’économie sociale n’est pas une économie sparadrap, elle est vertueuse. Elle apporte des solutions aux transitions.
  • Les pays signataires de la feuille de route européenne ont pris plusieurs engagements. Le texte comprend 25 recommandations engageant le pays signataires et l’union européenne. Les signataires veulent faire de l’économie sociale un pilier du développement de l’économie européenne.
  • La feuille de route permet de voir comment tenir les 25 objectifs.
  • Ces recommandations comprennent 3 axes :
  • Reconnaitre l’économie sociale dans les droits nationaux et européens
  • Renforcer les financements , faire des investissements dans l’économie sociale, « jouer dans la cour des grands »
  • Faire de l’économie sociale le moteur qui contribuera à faire de l’Europe la plus grande puissance économique et sociale et écologique

–       Cette feuille de route permettra de partager un projet commun dans 21pays. Elle favorisera la reconnaissance mutuelle des structures, permettra l’ouverture à tous les dispositifs pour les structures de l’économie sociale, cela pourrait passer par une réforme d’exemption pour toutes les catégories, encourager l’innovation sociale et l’entrepreneuriat social.

–       Il convient de développer les services d’intérêt économique général (Sieg) et les services d’intérêt général (Sig).

–       Il convient également de promouvoir et développer une économie de la coopération, de l’innovation sociale, des solutions du quotidien par et pour les citoyens.

–       Pour cela doit être mise en place une triple stratégie :

  • Développer des activités résilientes
  • Favoriser l’accès de l’économie sociale au droit commun ou l’accès à des dispositifs innovants,
  • Développer et promouvoir ce mode d’entreprendre

Pour conclure, il est indiqué que l’économie sociale est un exemple de démocratie et d’économie. Elle est un modèle féministe qui promeut l’inclusion, elle est la preuve de faire différemment et mieux.

 Il est demandé d’intégrer les orientations de l’économie sociale dans les orientations de la prochaine commission européenne, d’élaborer et de soutenir des outils statistiques adaptés à l’économie sociale qui permettent de prendre des décisions basées sur des faits. Il faut promouvoir l’accès au marché pour les entreprises de l’ESS. Pour cela, il est nécessaire d’avoir un commissaire responsable de l’économie sociale avec un calendrier clair pour le développement de l’économie sociale.

 A quatre mois des élections européennes, la résolution de Liège est un appel dans le cadre de ces élections. Les prochains responsables auront à poursuivre les travaux en faveur de l’économie sociale. Elle est le pilier de la reconstruction européenne. Être pro-européen est inciter à transformer l’Europe.

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* Éducateur spécialisé, psychologue clinicien et ingénieur de la formation des adultes, Jean-Louis Cabrespines a travaillé dans le secteur de la protection de l’enfance et de l’insertion des jeunes, dans le secteur public et celui de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il est impliqué dans les structures de l’ESS et a occupé, à ce titre, des responsabilités importantes : président du Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (CNCRESS), président du Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale (CEGES), secrétaire général de la Chambre française de l’économie sociale et solidaire (ESS France), président de la Chambre régional de l’économie sociale et solidaire Bourgogne-Franche-Comté, membre du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) Bourgogne-Franche-Comté…
En tant que membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), il a écrit des rapports sur les politiques publiques et sur l’animation des territoires. Il est engagé dans le secteur associatif local, national et international : président de Traces de vies, délégué général du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC-France), membre du Conseil d’orientation du LABO de l’ESS… Il a rédigé un certain nombre d’ouvrages ou d’articles sur la jeunesse, l’insertion, la solidarité internationale, l’économie sociale et solidaire. Il coordonne actuellement une recherche au sein du CIRIEC-France portant sur l’« économie collective et territoires ».


[1] Rappelons que le terme « économie sociale et solidaire » (ESS) est peu usité au plan européen et que c’est « l’économie sociale » qui est privilégiée. Nous utiliserons donc ce terme.

[2] On peut lire l’interview de Maxime Baduel, publié le 30 janvier 2024, qui trace sa feuille de route pour la France : https://www.carenews.com/carenews-pro/news/maxime-baduel-nous-souhaitons-rendre-l-economie-sociale-et-solidaire-plus-visible

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Économie sociale et transition inclusive
Vers un nouveau récit fédérateur


Liège, 12 février 2024
Mon intervention à la Rencontre européenne de l’économie sociale

Merci aux organisatrices, et organisateurs, merci aux services de support dont un certain nombre d’entre eux sont des acteurs de l’économie sociale (ES).

Je suis très honorée de cette invitation, d’autant que la Belgique a su se doter de belles équipes de recherche en ES, qui rayonnent à l’échelle européenne et internationale

Mon propos : La transition inclusive une remarquable opportunité de faire de l’ES le fondement d’un nouveau récit fédérateur et, en reprenant la formule de Jérôme Saddier, la norme de l’économie de demain.

Le plan de mon intervention

Les transitions, inclusives.

L’ES au cœur de 3 compromis.

L’ES comme promesse d’une transition inclusive ?

I / La question des transitions

Pour offrir une planète vivable à nos enfants, pour garantir son habitabilité, pour préserver la diversité du vivant, nous devons réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, ce qui suppose des transformations radicales des comportement individuels et collectifs, des modes de fonctionnement des entreprises. Cela suppose aussi d’adopter une vision systémique et holistique : on ne peut plus penser l’économique, le social et l’environnemental de façon isolé, dans des tuyaux, on ne peut plus penser l’humain sans prendre en compte ses interactions avec son environnement et donc le vivant et la nature, sans prendre en compte l’ensemble des externalités que son activité génère. En d’autres termes, à l’ère de l’anthropocène, la transition écologique est forcément sociale et politique. Sociale au sens des inégalités qu’elle exacerbe, mais aussi de l’enjeu de son acceptabilité (cf. la crise agricole) et politique au sens des choix relatifs au vivre ensemble, au modèle de société dans lequel nous souhaitons vivre, à la place accordée à la démocratie dans les prises de décisions. Dans cette perspective, la question du caractère inclusif de la transition, ou encore d’une transition juste un (cf. le rapport récent « Pour la solidarité ») devient centrale.

Et avec elle, la question de comment agir.

L’urgence des transitions rebat les cartes, redistribue les questionnements. On ne peut traiter des transitions, de l’orientation vers une économie plus verte, sans intégrer la question des inégalités, dans ses différentes dimensions (pauvreté, égalité femmes hommes, travail décent…) , et sans prendre en compte l’ensemble du vivant. Plus largement, les enjeux des transitions nous amènent à réfléchir à comment dépasser un modèle industriel et financier orienté vers la recherche du « toujours plus » tel qu’il a fonctionné dans les deux derniers siècles pour poser les bases d’une alternative qui ne peut se limiter à la seule réponse de grappes d’innovations technologiques salvatrices. Dès lors comment bifurquer ?

Qu’entend-ton plus précisément par transition inclusive ?

Nous considérons la dimension inclusive des transitions selon 3 composantes :

Elle vise à répondre au risque d’exclusion sociale et s’inscrit dans une perspective de contribution à plus de justice sociale qui pourrait s’élargir à une inclusion de l’ensemble des formes du vivant, pas seulement en réparant mais en adoptant des comportements intégrateurs.

Elle exprime aussi le choix d’accueillir une diversité d’organisations productives et d’en organiser la cohabitation.

Elle exprime enfin une dimension démocratique et de participation de l’ensemble des acteurs comme processus du faire ensemble.

La transition inclusive comme processus a donc une dimension relationnelle -d’interaction entre égaux- organisationnelle, d’acceptation de la diversité entrepreneuriale- et institutionnelle autour des valeurs de la démocratie pour construire le vivre ensemble.

II / Dès lors quelle place pour l’ES dans cette transition inclusive ?

Nous allons montrer que l’ES coche les 3 cases de ce que nous appelons transition inclusive (inclusion sociale, diversité des organisations, contribution à la démocratie).

Au-delà nous considérons la transition comme une remarquable opportunité pour faire de l’ES, la norme de l’économie de demain.

Qu’est-ce que l’économie sociale cadrage général

L’Économie sociale est un mode d’entreprendre original et singulier qui s’inscrit dans une conception de l’économie plurielle, au côté du marché et de l’État. Elle participe d’un encastrement de l’économie dans la société, en ce sens que le projet économique est au service des hommes et des femmes qui l’impulsent et plus largement du territoire au sein duquel ils agissent. Il s’agit bien de produire des biens pour produire des liens dans le cadre d’une production conjointe volontaire, il s’agit aussi de penser le travail au delà du seul travail salarié pour le combiner avec l’engagement, pointant l’importance du sens accordé à l’activité. De ces différents points de vue, l’ES est à la fois un mode d’entreprendre et de faire société,

  • largement présent dans toute l’Europe, et au cœur des territoires locaux,
  • dans une diversité de formes organisationnelles, associations, coopératives, mutuelles fondations, entreprises sociales,
  • qui concerne l’ensemble des secteurs de l’économie,
    • et tout particulièrement le champs des services, dans la mise en œuvre d’une économie du prendre soin, du care, qui met la solidarité au cœur  : une dimension de réparation, directement orientée vers l’inclusion (Wises), mais aussi de transformation sociale (accès à la santé, accompagnement à l’entrepreneuriat pour tous, émergence de l’entrepreneuriat salarié) [on identifie ici la dimension anthropogénétique de l’ES (Boyer, 2022) qui vient soutenir l’engagement dans les transitions],
    • dans des manières renouvelées (décentralisée, démocratique) de produire des biens tels que l’électricité,
    • dans un engagement de  longue date dans la protection de l’environnement.
  • Au cœur d’innovations sociales : des premières formes de protection sociale, en passant par la finance solidaire, les circuits courts, l’aide à domicile, l’éducation populaire, les coopératives d’activité et d’emploi, les coopératives multiparties prenantes… On y retrouve l’importance accordée au projet d’émancipation, en rupture avec une économie financiarisée, deterritorialisée et prédatrice. Ces innovations sociales concernent aussi les méthodes : participation des usagers à la production du service, conception du service orienté usages, qui font aujourd’hui l’objet d’une appropriation croissante.

Certaines de ces innovations ont été institutionnalisées et l’on a parfois oublié que l’ES en avait été le moteur, portées par des mouvements sociaux qui ont contribué à les légitimer.

Caractérisons maintenant de façon plus précise le modèle d’affaire de l’ES.

Cette ES s’appuie sur un ensemble de règles (dispositif institutionnel de nature politique) :

  • Acapitalisme : Propriété collective, débat sur le partage de la valeur et son affectation qui soutient l’investissement et la rémunération du travail, lucrativité limitée.
  • Gouvernance démocratique, partagée, au service du progrès social, apprentissages du débat.
  • Double qualité : usager et administrateur, salarié et détenteur de part sociale… : vison holistique de l’activité.
  • Intercoopération : solidarité de proximité entre organisations engagé dans les mêmes valeurs.

Ces règles s’incarnent dans des pratiques lors de l’activité productive qui viennent nourrir de façon articulée un projet économique productif Et un projet social,

  • du point de vue du travail, plus d’égalité salariale et plus d’autonomie dans le travail ou l’activité,
  • du point de vue du capital, le principe d’un capital patient, sobrement investi dans des activités débattues en commun, favorise la pérennité de l’entreprise,
  •  du point de vue de la territorialisation : la contribution à des chaines locales de valeurs, avec des processus d’intégration horizontal  et ancrage local, en support de la relocalisation, je pense ici par exemple à des coopérations horizontales interorganisationnelles telles que celle portées en France par les Licoornes, ou encore aux développement de clusters d’innovation sociale et écologique.

On est donc en présence d’un modèle d’affaire caractérisé par trois compromis (au sens d’échange de promesse, de résultat d’une négociation pour arriver à une solution commune) instituants qui résultent de stratégies de mise en débat, d’acceptation des controverses dans une démocratie du quotidien et qui fait de l’action collective les fondements de la coopération.

* Pérennité : inscrit dans le temps long et la durabilité (stratégie de profit soutenable, sobriété dans l’usage des ressources),

* de justice sociale (égalité, autonomie et participation),

* de création de valeurs encastrées dans le territoire et la proximité et de partage de la valeur négocié (bien différent d’une économie financiarisée et prédatrice).

L’ES est donc potentiellement un vecteur de transition inclusive (sociale, diversité de ces organisations et pratiques démocratiques).

III / L’ES comme promesse d’une transition inclusive

Ces 3 compromis et l’importance accordée à la mise en débat sont autant de promesse du rôle moteur de l’ES dans un processus de transition inclusive.

Mais cette promesse pour devenir réalité doit dépasser 3 écueils et mobiliser 3 leviers :

  • Réinventer des circuits de financement, Mobiliser des ressources financières pour soutenir le financement de l’investissement nécessaires aux transitions.
  • Renforcer la connaissance de l’ES au titre de sa contribution à la richesse (comptes satellites, contribution de l’ESS à la VA, contribution à des coûts évités…) et pas seulement du nombre d’entreprises ou d’emplois. Parce compte ce qui compte. Se compter, mais aussi se raconter : un écueil de connaissance.
  • Remettre le travail à l’ouvrage : qualité du travail, égalité femmes hommes… : l’exigence en direction des usagers dépasse parfois l’attention accordée aux salariés ou aux bénévoles. L’ES ne peut faire l’économie de la qualité du travail.

Et s’appuyer sur 3 leviers

C’est pour partie au titre de sa contribution à un entrepreneuriat plus inclusif et plus durable que cette ES fait d’ores et déjà l’objet d’une reconnaissance à l’échelle internationale tant par le BIT que l’OCDE et plus récemment les Nations unis. C’est la même inspiration qui s’exprime à l’échelle européenne avec l’adoption en décembre 2021 du premier plan d’action pour une économie sociale et de la reconnaissance de l’ESS en tant que l’un des 14 écosystèmes industriels pour la relance durable de l’UE.

Ces initiatives pourraient contribuent à légitimer la mise sur agenda de l’ESS dans les politiques publiques nationales et infranationales et leur rôle dans les transitions (sociales et écologiques), dans les transitions justes.

  • Il y a dans ce lien avec les politiques publique un premier levier : encore aujourd’hui les politiques publiques restent peu engagées en direction de l’ES, par méconnaissance, ou du fait de la prédominance d’un imaginaire néolibéral marqué par la croyance dans les vertus de l’entreprise capitaliste. Et quand elle intègre l’ES, c’est pour la soumettre à des procédures de mises en concurrence… Il importe de convertir l’acteur public aux pratiques de l’ESS.
  • Le 2e levier s’appuie sur la prise de conscience par l’ESS de sa modernité et de l’assumer : par ses valeurs et ses pratiques, par ses raisons d’agir elle est au cœur des priorités de la société, et c’est normal puisqu’elle en est l’émanation. Elle est dès son origine inspirante d’une forme particulière de RSE, ou encore d’une participation des salariés dans l’entreprise, de méthodes participatives, de processus de coopération, elle dépasse la raison d’être pour afficher sa raison d’agir. Plus que de pointer les formes de récupération ou de dénaturation de ces innovations, elle pourrait en promouvoir les spécificités et favoriser leur légitimation.
  • Enfin le 3e levier est politique : il porte sur faire mouvement. La contribution de l’ESS à un modèle économique et social plus juste et son potentiel de transformation reste souvent peu connu, voire invisibilisé en l’absence d’un vrai portage politique par les acteurs eux-mêmes à différentes échelles territoriales européenne, nationale et locale. L’enjeu est bien de nouer des alliances (avec le monde syndical, et les forces sociales sur les territoires) et de faire mouvement pour que les capacités transformatrices de l’ESS deviennent instituantes.

C’est bien tout l’enjeu de la nécessaire élaboration par l’ES d’un nouveau récit fédérateur pour soutenir la conception des transitions inclusives et leur nécessaire élargissement au vivant.

Je vous remercie.

Jean-Louis Cabrespines