La carte postale de Jeannine Tisserandot

« Les feuilles
Qu’on foule
Un train
Qui roule
La vie
S’écoule… »

Guillaume Apollinaire

[Suite de « Je suis né dans le Morvan… »]

Mon grand-père s’est levé pour remuer les cendres avec son tisonnier, et ajouter du charbon. Puis il s’est rassis auprès de moi et a repris son récit…

« Oui, j’ai eu de la chance vois-tu…

A cause des guerres napoléoniennes, l’installation du chemin de fer sur le territoire avait été retardé et la France avait pris du retard sur les autres pays européens et particulièrement sur l’Angleterre.

Chantre du libéralisme, Louis-Napoléon Bonaparte avait bien compris qu’en désenclavant les villes, les régions, ce nouvel équipement accélérait la circulation des hommes et des marchandises, l’industrialisation, donc le développement économique du pays. Sa rapidité, inégalée jusque là, permettait le transport des produits fragiles comme les denrées alimentaires, qui ne peuvent, sans dommage, être transportées par voie de terre ou par voie fluviale, ce qui réduisait les risques de pénurie lors de mauvaises récoltes dues aux aléas climatiques.

Afin de combler ce retard préjudiciable au développement du pays, l’État fixa les grands axes à développer qui partaient tous de Paris et s’agençaient en étoile pour irriguer l’ensemble du territoire. L’axe qui permettrait de relier de Paris à Lyon puis à la  Méditerranée, nommé « ligne impériale » fut inaugurée en août 1849 par le président Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III.

Mais tout cela coûtait très cher. Aussi, il fut décidé également que l’État prendrait en charge tout ce qui relevait des déblaiements, creusement de tunnels… et que le reste, la mise en place des ballasts, des rails, la construction des gares, l’équipement en locomotives et wagons, l’entretien et l’exploitation de toute cette infrastructure, serait délégué à des entreprises privées, les compagnies.

Pour répartir les risques financiers entre les groupes privés, mais aussi pour ne pas permettre, en cas de contestation ouvrière une paralysie de tout le pays, six compagnies concessionnaires furent retenues pour des secteurs géographiques précis.

C’est par la compagnie privée « Paris, Lyon, Méditerranée », créée en 1857, et appelée communément « PLM » que, comme beaucoup d’autres, je fus embauché.

En 1873, déjà, le train rapide de Paris à Marseille parcourait ce trajet en 16 heures et 25 minutes, en s’arrêtant 15 fois à Montereau, Laroche, Tonnerre, Darcey, Dijon, Chagny et Mâcon, Lyon, Vienne, Saint-Rambert, Valence, Montélimar, Avignon, Tarascon, Arles.

Tu dois bien comprendre que l’arrivée du train dans une ville était synonyme de développement, d’attractivité. C’est pourquoi ces dernières se battaient pour obtenir une implantation du chemin de fer sur leur territoire…

Le tracé de la voie de Paris à Dijon fut un exemple flagrant de ces rivalités.

Tonnerre est juchée en hauteur, séparée de l’Armançon par une étroite bande de terrains plats, dégagés et arborés, formant à l’époque le marché aux fourrages et le « Pâtis », lieu de promenade des tonnerrois. De ce fait, la décision d’y placer les installations ferroviaires fit débat.

Les autorités militaires qui pensaient à de possibles invasions ennemies venues du Nord-Est ordonnèrent que les futures voies ferrées soient, si possible, toujours protégées par les voies d’eau naturelles ou artificielles qui constituaient un barrage naturel à l’avancée des troupes : les chemins de fer aux équipements vulnérables étaient ainsi protégés, tout en facilitant le transport de troupes vers la ligne de front.

Inauguré en 1832, le canal de Bourgogne traverse successivement les villes de Migennes, Saint-Florentin, Tonnerre et Montbard sur le versant « Yonne », puis rejoint Dijon. Le passage par Tonnerre était donc sécurisé par l’Armançon et le canal de Bourgogne dont les banquettes de halage constituaient un atout que ne pouvaient revendiquer les autres voies d’eau.

Il fut décidé que le tracé définitif traverserait Tonnerre, au prix d’une large amputation de la promenade des Tonnerrois, le Pâtis où s’imposait l’emplacement de la future station qui comprendrait la gare, une rotonde, les ateliers, une halle à marchandises… Mais le périmètre était restreint, sans possibilité d’extension future…

Tonnerre était à ce moment-là, une station classée « gare exceptionnelle ». Plus de 40 agents dont le nombre ne cesserait d’augmenter pour arriver à plus de cent, y travaillaient. Contrairement à d’autres villes, où la gare, souvent excentrée, avait créé autour d’elle un nouveau quartier, à Tonnerre faute de place, cheminots, employés et ouvriers se logeaient dans la ville, dans les vieilles maisons ou dans les faubourgs rayonnants en extension entraînant une dispersion de la population cheminote.

Ainsi, à l’évidence, Tonnerre ne pouvait connaître un grand destin ferroviaire, et c’est en 1874, que, compte-tenu du développement du trafic et de l’ouverture complète de la ligne de la Bourgogne, le projet de transférer, à moyen terme, le dépôt de machines de Tonnerre à Migennes devint officiel. Cette délocalisation tardive, consécutive à la politique de rationalisation des dépôts du PLM, a réduit l’importance de Tonnerre. Mais le chiffre du personnel est resté sensiblement le même qu’au début de sa création.

De même, la desserte par Dijon n’a été retenue que dans un second temps. Le projet initial prévoyait un passage par la vallée de l’Yonne, Pont-d’Ouche et Beaune avec contournement du mont Afrique ou percement d’un souterrain sous cet obstacle. La plus grande ville de Côte d’Or ne devait être desservie que par une voie annexe qui rejoindrait la voie principale.

Henry Darcy, ingénieur en chef du département de la Côte-d’Or et Dijonnais qui jouissait d’un grand prestige, proposa alors un autre tracé, passant par Blaisy-Bas. Il nécessitait aussi le percement d’un souterrain (tunnel de Blaisy-Bas) mais était moins coûteux que le précédent et fut donc, en définitive, retenu.

J’appris vite que, à cette époque comme maintenant d’ailleurs, hormis les ingénieurs et cadres, il existait aux PLM trois corps de métier, les chauffeurs, les « gueules noires », souvent d’anciens compagnons du Tour de France, forgerons ou serruriers, qui conduisaient et vérifiaient les machines, les hommes de la voie, des commis, souvent des paysans, qui posaient les rails, entretenaient les ballasts, les aiguillages, et enfin les hommes de l’exploitation, les gens des gares, recrutés parmi les candidats qui avaient une belle écriture et avaient au moins réussi brillamment leur certificat d’études.

Et c’était mon cas ! A Tonnerre, je fus donc affecté en gare comme stagiaire. En contact avec le public, nous portions un bel uniforme ce qui n’était pas le cas, bien évidemment, des autres catégories de cheminots… qui nous appelaient les « Messieurs de l’exploitation »…

Sous l’autorité du Chef de gare, notable local quelle que soit la taille de la station, qui demeurait en gare dans un appartement de fonction, nous avions un double rôle, technique et commercial. La fonction technique consistait à assurer la circulation des trains, à les recevoir, les aiguiller, les former en changeant, si cela était nécessaire, les wagons des locomotives, à les expédier en temps voulu. L’activité commerciale consistait à assurer la liaison avec le client, vendre les billets, enregistrer les marchandises guider et conseiller les voyageurs, les contrôler, siffler les départs des trains, faire respecter les « avis » et « règlements »… 

Peu de femmes aux PLM ! A l’exploitation, c’était elles qui faisaient le ménage, entretenaient les salles d’attente, les bureaux. On trouvait aussi souvent une « bibliothécaire » plus éduquée qui tenait le kiosque à journaux sur le quai de la gare. Ces postes étaient réservés aux veuves d’agents décédés en service, restées seules avec leurs enfants et avec peu ou pas de ressource.

C’était le cas de ton arrière-grand-mère dont le premier époux, deux ans après son mariage, en 1875, avait été coincé, broyé entre deux wagons, lors de la périlleuse manœuvre d’attelage qui consistait à accrocher trois maillons d’une simple chaîne robuste à des crochets fixés sous les tampons des wagons qui, arrivaient sur la voie de réception… Léontine, couturière de son état, est restée seule avec un enfant d’un an, Louis.

Son deuxième époux, artisan serrurier renommé dans la région, – A Besançon la plaque sur la maison natale de Victor Hugo est son œuvre -, était divorcé grâce à la loi Naquet de 1884. Malgré les interdictions religieuses, Léontine s’était remariée avec lui en 1886. Mais il décéda en 1898, ruiné par les agissements de son ex-épouse et de sa famille, en lui laissant à charge deux enfants de 11 et 9 ans, dont ta grand-mère Jeanne…

Heureusement, son frère Alexandre, déjà sous-chef de gare aux PLM, lui obtint cette place de bibliothécaire à Tonnerre, qui était la bienvenue et qu’elle a gardé jusqu’à sa retraite !

Léontine, qui demeurait 33, rue Général Campenon, non loin de la gare, avait justement une chambre à louer au rez-de-chaussée de sa maison, ce qui faisait bien mon affaire, et c’est là que j’emménageais. Elle me préparait aussi un repas chaud par jour pour une somme modeste.

C’est ainsi que je fis connaissance avec ses enfants, Jeanne et Victor, avec sa mère qui demeurait avec eux, et avec ses frères, Albert, mécanicien PLM à Laroche, et Alexandre dont je t’ai déjà parlé.

« C’est vrai que les histoires d’amour c’est comme les voyages en train,
Et quand je vois tous ces voyageurs parfois j’aimerais en être un,
Pourquoi tu crois que tant de gens attendent sur le quai de la gare ?
Pourquoi tu crois qu’on flippe autant d’arriver en retard ? »

Grand Corps malade

Jeanne, née en 1886, était une jolie brune, intelligente, mince, enjouée et vive, parfois même « soupe au lait », qui venait d’obtenir son certificat d’études primaires et devait commencer un apprentissage d’ouvrière en robes. Dès le début je l’admirai et je devins son ami et celui de toute la famille…

Je restai durant quatre ans à Tonnerre comme stagiaire, puis comme commis, mais en 1903, je fus recensé avec les jeunes de ma commune de Villapourçon, et je dus partir début 1905 pour effectuer un service militaire de 2 ans puisque la loi qui supprimait le tirage au sort en vigueur jusqu’alors, le rendait obligatoire pour tous les citoyens. Cette loi prévoyait aussi de pouvoir garder les jeunes mobilisés un an supplémentaire et ce fut mon cas…

Mais là aussi, vois-tu, j’ai eu de la chance car je n’ai pas été affecté en Algérie comme certains à cette époque. C’est à la 5° compagnie du 153° de ligne, à Toul que je fus envoyé. Je n’ai pas de mauvais souvenir de cette période. Bien sûr, j’eus vite fait de me faire des copains et la vie dure, la discipline, les logements pas toujours décents, la nourriture grossière, les longues marches ne me rebutaient pas car j’avais été entraîné à cela lors de mon enfance.

Et puis je pouvais correspondre facilement avec mes parents et surtout avec Tonnerre, avec la famille de Jeanne au départ puis, par la suite, plus particulièrement avec elle. 

C’était l’époque du développement de la photographie, donc des cartes postales. Un moyen de correspondance peu onéreux et pratique qui nous a permis de communiquer fréquemment et d’approfondir nos sentiments réciproques. D’ailleurs je passais par Tonnerre à chaque permission, peu fréquentes, il est vrai !

Si bien qu’à mon retour, avec l’accord de nos deux familles, nous nous sommes fiancés, puis mariés le 21 avril 1908, et depuis, nous n’avons cessé de nous aimer et de nous soutenir, mon caractère calme s’accordant bien avec le sien !

Nous avons donc eu le temps de profiter de notre bonheur avant les périodes plus difficiles qui s’annonçaient. »

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.