La carte postale de Jeannine Tisserandot

 Le passé, du futur est le meilleur prophète. » (George Gordon Byron)

Oyez, oyez la grande histoire !

« Aujour d’huy est venu au Bureau de la Ville maistre Charles Leconte, maistre des œuvres de charpenterie de l’Hostel de ceste ville de Paris, lequel nous a dict et remonstré avoir fait charroyer d’une vente de boys par luy prinse de Madame la duchesse de Nevers, les boys des Garammes près Chasteau-Sans-Souef (aujourd’hui Château-Sansys), pays de Nivernoys, grande quantité de bois de chauffage dont à présent il en a faict admener du port du dict Chasteau-Sans-Souef, sur la petite rivière d’Yonne, tant par la dicte petite rivière d’Yonne, la grande rivière d’Yonne et rivière de Seyne, à flotte, liez et garottez, la quantité de trois grans quarterons de mosle au compte du boys, et arrivez ce jour d’hier en ceste ville de Paris, au port des Célestins, pour l’expérimentation et première foys qu’il ayt esté admene boys de chauffage en flotte du pays d’amont… »
Procès-verbal fait à Paris, le 21 avril 1547.

Il était temps ! Les Parisiens n’en pouvaient plus ! Plus de bois pour se chauffer, faire la cuisine, cuire le pain ! Il était introuvable, ou alors inabordable ! La vie n’était plus possible, il était temps de se révolter contre ce pouvoir qui devait être pour le moins capable de procurer aux habitants du pain et du bois de chauffage, minimum vital pour tous, pour le peuple de Paris !

Quelle était l’origine de cette situation ?

Depuis le haut Moyen-Age, de multiples générations de Parisiens avaient dévasté les forêts pourtant abondantes dans les alentours de Paris, sauf bien sûr les « forêts du Roi » réservées pour la chasse de ce dernier et que nul, sous peine de mort, n’avait le droit de toucher ! Il faut dire qu’en cette année 1547, la population de la capitale avait bien augmenté puisqu’elle comptait alors 300 000 âmes.

Bref, dès cette époque, à leur échelle, les hommes avaient déjà surexploité les ressources naturelles locales connues…

Les Parisiens pourraient-ils reprendre une vie normale ? Oui, grâce à la forêt abondante et même inextricable du Morvan… Conscient de cette pénurie qui l’inquiétait, en avril 1549, le roi François Ier, rassuré, a organisé une fête pour célébrer l’arrivée de la première flotte de bois, alors que la Ville de Paris et lui-même avaient refusé à Jean Rouvet toute avance financière pour soutenir son idée d’un transport de bois flotté sur l’Yonne puis la Seine.

Voilà, c’était parti, il n’y avait plus qu’à lancer le projet à grande échelle !

***

« C’est une triste chose de songer que la Nature parle et que le genre humain n’écoute pas. »
Victor Hugo

Arbre, je suis fier, haut de tige, majestueux, me tenant droit, bien vert en cet été magnifique. Mes branches abritent, comme il se doit, une nombreuse et diverse vie naturelle (« biodiversité », pour parler comme on le fait aujourd’hui) que je protège et nourris.

Mais hélas les bûcherons sont venus cet été avec le propriétaire et le « facteur de bois ».

Ils m’ont repéré, mesuré, marqué et lorsque que l’hiver sera là, ces paysans locaux que je connais si bien et que j’ai abrités, eux, leurs amours et leurs enfants, sous l’ombre accueillante de mes branches, viendront avec leurs cognées et m’abattront, moi et beaucoup d’autres, puis ils me débiteront, selon leurs ordres en bûches de 1,14 mètre de long.

À la Toussaint suivante, lors de la foire au bois de Château-Chinon, les bûches, mes restes, seront vendues par les propriétaires forestiers, à des marchands forains qui martèleront leurs marques dans ma chair.

Puis d’autres paysans, déjà des inconnus, me transporteront par charrettes attelées à des bœufs jusqu’aux berges des rivières où, avec de nombreuses victimes, nous serons empilées, encore saignantes de notre sève.

Le « petit flot »

Lorsque, au printemps, la compagnie de flottage du bois autorisera le jetage, le départ du petit flot ou flottage à bûches perdues, les femmes et les enfants, « les poules d’eau », auront pour tâche le travail épuisant de nous jeter, innombrables, dans les torrents et cascades turbulentes de la Cure et de ses affluents, de veiller à décoincer les bûches rebelles arrêtées par des rochers dans les eaux bouillonnantes, de repousser celles échouées sur la rive, de récupérer celles qui ont préféré couler pour les mettre à sécher avant de les relancer.

Toutes les vannes des retenues d’eau seront ouvertes afin qu’un fort courant nous entraîne rapidement et définitivement, loin du lieu où nous avons vécu si longtemps et où nous nous croyions protégées.

Lorsque, bûches toujours, nous arriverons sur un cours d’eau plus large, entraînées, nous partirons vers l’aval.

Les « flotteurs », munis de longues perches terminés par des « accros » de fer à deux dents, nous guiderons pour ne pas nous laisser nous échouer, ils piqueront celles d’entre nous qui se coinceraient dans les rochers et formeraient ainsi un embouteillage qui retiendrait les autres. Un poste très dangereux pour celui qui travaille en sabots bien sûr et qui, s’il glisse et tombe à l’eau, se retrouvera broyé.

À notre arrivée vers l’Yonne, nous serons sorties de l’eau et empilées pour ne reprendre notre chemin qu’au printemps suivant.

Quels regrets !, alors qu’immobiles et abandonnées nous rêverons à nos vastes forêts, au bienfait du soleil sur nos branches et nos feuilles, au chant des oiseaux qui tenaient à nous donner un concert afin de nous remercier de l’abri que nous leur offrions…

Le « grand flot »

Mais au printemps, l’activité reprendra. Les hommes lanceront alors le « grand flot » qui nous conduira jusqu’à Clamecy et ses environs. Anonymes, parmi cette marée qui recouvrira toute la surface de la rivière, nous serons, à l’arrivée, arrêtées par des barrages en bois ou en acier.

Les « triqueurs » nous sortiront alors de l’eau avec des crocs ou des picots, d’autres nous transporteront dans des brouettes vers les ateliers où nous serons triées, comptabilisées et empilées selon les marques des propriétaires.

Commencera alors, sous la direction du « maître-flotteur », aidé de six « compagnons », la fabrication des « trains de bois » formés de 200 stères de bois, longs de 72 mètres (deux « parts » de 36 mètres de longs, larges de 4,5 mètres, sur 40 à 60 cm d’épaisseur ). C’en est fait de nous !

Nous les bûches seront liées, assemblées par des rouettes, liens fabriqués à partir de fines tiges de bois défibrés. Les « tordeurs » et « tordeuses » fabriqueront les rouettes, un « approcheur » approvisionnera le chantier, un « garnisseur » et plusieurs compagnons nous assembleront… Une véritable usine ! Un travail à la chaîne.

À partir de ce moment-là, nous serons prisonnières et contraintes d’obéir aux « flotteurs », hommes adultes et très jeunes garçons qui, avec leur perche ferrée, vogueront vers la capitale pendant 11 jours, grâce à l’ouverture des barrages d’eau en amont qui grossira le flot.

Et nous descendrons ainsi l’Yonne et rejoindrons la Seine pour continuer jusqu’à Paris. Conduire ces « embarcations » était une tâche dangereuse, cause de nombreux accidents. Il fallait franchir les étranglements du parcours (pertuis) de jour comme de nuit, les ponts où le train de bois peut heurter les piles, les ouvertures d’écluse lorsque l’eau se précipite et nous déstabilise, éviter les échouages sur les hauts fonds de la rivière…

Arrivés à quai, à Paris, les trains seront séparés, « déchirés ». Chaque bûche, chacune d’entre nous, extraite de la rivière, retrouvera son individualité. Les « débardeurs » nous empilerons par rangées dans des conditions difficiles. Les flotteurs rentreront ensuite chez eux, à pied, en quatre jours, pour reconstituer un autre train et recommencer.

Enfin, un marchand de bois de Paris nous livrera chez des particuliers où nous serons entassées dans des bûchers ou des caves sombres. On ne nous en sortira que pour alimenter le feu de l’âtre ou la cuisinière. Nous crépiterons, nous nous plaindrons, mais la flamme nous dévorera et nous monterons en fumée vers le ciel gris de l’hiver. Ce sera fini.

Ô bois, tu n’es pas sage et tu te plains à tort.
Nos mains en te coupant ne sont pas assassines…

(…)

Vivant, tu demeurais planté là comme un marbre,
Captif en ton écorce ainsi qu’en un réseau,
Et tu ne devinais l’essor que par l’oiseau.
Nous t’avons délivré du sol où tu te rives,
Et te voilà flottant sur l’eau, voyant des rives
Avec leurs bateliers, leurs maisons, leurs chevaux.
Ô les cieux différents ! les horizons nouveaux !

(…)

Et toi qui regrettais le grand ciel et l’air pur,
Ô vieux bois, tu deviens un morceau de l’azur.


Jean Richepin

***

Les années ont passé, sans changements notoires. Pourtant, de sa baguette dorée, une fée avait touché le village de Clamecy. Situé dans le nord de la Nièvre, il domine la vallée de l’Yonne, là où se situe le confluent du Beuvron et de l’Yonne qui, navigable à partir de Clamecy, se jette bien entendu dans la Seine. Dès lors, Clamecy, centre névralgique des opérations, prospérera en se spécialisant dans le flottage du bois.

Des quartiers entiers furent créés, occupés par des familles de flotteurs qui s’entassaient dans de petites maisons de deux pièces et un grenier.

« L’Yonne est une des mères nourricières de Paris », déclare Vauban, en 1698.

Et la consommation de bois ne fait qu’augmenter. En 1789, c’est 1,5 million de stères qui seront nécessaires pour l’année. Pour subvenir à ces besoins, et faciliter le flottage du bois provenant des forêts morvandelles jusqu’à Paris, les hommes changeront les paysages.

En tête des bassins versants, les ruisseaux furent barrés par des digues pourvues de vannes, curés, si besoin rectifiés, détournés, ou même élargis pour éviter le plus possible l’embouteillage des bûches, tandis que des bras secondaires étaient bouchés, pour assurer un débit correct dans le canal utilisé, les étangs de flottage furent équipés de chaussées de pierre ou d’argile.

Les hommes créèrent des retenues, des barrages, ainsi qu’une cinquantaine d’étangs là où il n’y en avait pas, et, entre autres, construisirent, entre 1850 et 1858, un barrage de 30 mètres de haut et de 267 mètres de long qui forme le lac des Settons, ou des « chettons » en morvandiau.

Le canal du Nivernais, dont les travaux, décidés après la disette des bois de chauffage de 1783 ont commencé en 1784, était conçu, à l’origine, comme un simple dispositif de flottage. Après plusieurs décisions modificatrices importantes et en particulier celle de le rendre navigable, le chantier, abandonné de 1792 à 1807, sera repris. Le canal ne sera inauguré qu’en 1841…

Ainsi donc, les paysages du Morvan ont été largement modifiés par l’homme à cette époque, pour une question de profit immédiat. Profit, pour certains, bien entendu…

Cette activité, comme elle a modifié les écoulements du bassin versant, comme elle a marqué l’économie des départements de l’Yonne et de la Nièvre, a mobilisé plusieurs milliers d’ouvriers, véritable prolétariat rural ! Ces ouvriers étaient nombreux et spécialisés puisque de la forêt à Paris, les étapes que nous venons de voir étaient innombrables.

Propriétaires forestiers et marchands de bois se sont enrichis grâce à cette activité, alors que des milliers d’ouvriers ne vivaient pas correctement des tâches pénibles qui leur étaient imposées et avec les maigres salaires qu’ils rapportaient. Payés à la tâche, sans aucune protection sociale, ils étaient obligés de compléter leurs revenus l’été avec des activités agricoles (vendanges, moissons…).

Néanmoins, les « flotteurs », en contact avec les milieux populaires des villes traversées, avec les idées avancées de la capitale, ont bénéficié d’une réelle ouverture d’esprit.

Bien organisés dans les faubourgs ouvriers de Clamecy, ils ont montré des convictions progressistes et n’ont pas hésité à recourir à la grève, voire à l’insurrection, pour faire avancer leurs revendications. Ces « flotteurs » ont été de fervents partisans de la Révolution française et se sont toujours trouvés à la tête des combats ouvriers.

On peut les comprendre… Trempés, travaillant dans la boue, lors des mauvaises saisons, en sabots de bois sur les berges détrempées, sur les bûches ou sur les « trains », risquant leur vie par noyade ou par choc quand ils tentaient de réguler les fréquents bouchons de bûches ou de troncs, leur vie, dangereuse et pénible n’était pas enviable !

Mais d’un autre côté, l’année 1763 a vu la création, par des marchands de bois locaux, de la Compagnie de la Haute-Yonne. Ils voulaient conserver leurs privilèges et leurs bénéfices, et échapper à la tutelle des échevins de l’Hôtel de Ville parisien. Corporative, cette compagnie qui avait le quasi-monopole du flottage sur l’Yonne n’a pas disparu avec la Révolution. D’autres compagnies furent créées au cours du temps, consolidant le pouvoir de la petite corporation des propriétaires et marchands et rendant le plus lucratif possible le commerce du bois flotté.

Ces familles ne manquèrent pas, dès qu’elles en eurent les moyens financiers, d’acheter des terrains, des domaines, ajoutant des noms de terres à leurs patronymes et permettant ainsi à leurs enfants d’accéder à des charges civiles ou militaires. A ce titre, ils devinrent les nouveaux seigneurs de la région… Une nouvelle aristocratie était née.

On peut citer par exemple la terre de Vaux-la-Belle, transformé enVaulabelle. Ce nom a même propulsé certains des membres de la famille au niveau national. Achille Tenaille de Vaulabelle(1799-1879), député de l’Yonne, devient ministre de l’Instruction publique du gouvernement républicain de Cavaignac, en 1848. Il appartenait à la famille Tenaille, « marchands de bois pour la fourniture de Paris » dès le XVIIe siècle. Son frère, Eléonore Tenaille de Vaulabelle (1801-1859), fut un littérateur d’un certain renom en son temps.

Et on pourrait reprendre bien d’autres exemples de réussites familiales autour de ce commerce lucratif qui consistait à exploiter le travail et les dangers encourus par des ouvriers que propriétaires et marchands n’avaient pas de mal à recruter – le Morvan étant une terre pauvre à cette période surtout – pour acquérir la fortune et un rang plus élevé dans la société.

Le capitalisme, système économique, mais aussi type d’organisation sociale, repose sur l’intérêt personnel qui pousse des individus comme nos marchands de bois à agir selon leur propre intérêt, à accumuler le plus de biens matériels ou immatériels possibles, quels que soient la pression sociale et le sort des salariés. L’objectif est donc de rémunérer ces derniers moins que la valeur créée par leur travail. On a donc d’une part les dominants, d’autre part les dominés rémunérés par un salaire…

La division du travail en multiples tâches, comme dans cet exemple d’exploitation du bois, permet à la fois d’avoir des salariés performants, c’est à dire capables d’exécuter leur tâche rapidement et sans une longue formation, possédant des compétences professionnelles techniques et acceptant une rémunération minimale dont ils restent complètement dépendants, ce qui garantit une soumission totale au patronat.

Des travailleurs pauvres et vulnérables comme ces Morvandiaux ne pouvaient qu’accepter d’endurer des conditions sévères d’exploitation.

Cependant, les flotteurs les plus informés, donc les plus ouverts, ont manifesté leur volonté de s’organiser, de s’opposer aux logiques exploitatrices, voire déshumanisantes d’un système dont ils sont un des maillons essentiels.

Réunis en association, la Société saint Nicolas, du nom du saint patron de leur corporation, ils ont fait grève, ont lutté pour améliorer leurs conditions de travail et leur vie quotidienne.

Lors du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, des habitants de Clamecy, assistés par de nombreux habitants des communes environnantes, lancèrent une insurrection qui fit des morts tant du côté des insurgés que des forces de l’ordre. La révolte fut durement réprimée puisqu’un peu plus d’un millier d’émeutiers furent emprisonnés et, pour certains, déportés.

***

Mais, Paris ne se chauffera au bois que jusqu’au début du XXe siècle. Le transport par péniche et l’avènement du charbon sonnera la fin du flottage du bois. Le dernier demi-train de bois partira de Clamecy en 1876, et le dernier « grand flot » arrivera à Clamecy en 1923.

Jeannine Tisserandot

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.

LIRE : Jean-Claude Martinet, Clamecy et ses flotteurs, de la monarchie de Juillet à l’insurrection des Mariannes (1830-1851), Delayance, 1975, Éditions de l’Armançon, 1995, 2003…

REGARDER : Thierry Martinet, « La véridique histoire de Joseph Boiseau, flotteur », Artemus Productions, 2017.