La capacité du pouvoir à obtenir exactement le contraire de ce qu’il avait annoncé est réellement impressionnante. Ainsi, cent jours censés trouver les voies et moyens d’apaiser le pays se terminent par une radicalisation des actes et des discours. Comme toujours, c’est la radicalisation des intellectuels et idéologues organiques du régime qui en est le meilleur indice.
Le fascisme ne s’installe pas par les masses. Il faut résister à l’arnaque intellectuelle de l’anti-complotisme et de l’anti-populisme d’extrême-centre. Le fascisme est un phénomène bourgeois. La défense de ses biens par n’importe quel moyen. Ici, la satisfaction de l’avidité, la fuite en avant du saccage de la nature et de la culture, la neutralisation de toute contestation populaire.
« Que les choses continuent ainsi, voilà la catastrophe. » (Walter Benjamin)
Par Revermont
Inépuisable dialectique du renversement[1] ! La capacité du pouvoir à obtenir exactement le contraire de ce qu’il avait annoncé est réellement impressionnante. Ainsi, cent jours censés trouver les voies et moyens d’apaiser le pays se terminent par une radicalisation des actes et des discours. Mais peut-être que le pouvoir soutiendra qu’il lui faut maintenant user d’autorité pour « apaiser » une société décidément trop violente. Cette propension à s’exonérer de toute responsabilité dans les tensions sociales et civiles françaises a tout de la fuite en avant.
Le point de départ : un policier a tué de sang-froid, à bout portant, un conducteur refusant d’arrêter sa voiture. Depuis, les derniers masques tombent. La polarisation amis/ennemis, déjà prononcée, croît en intensité. Ce n’est plus seulement : « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi ». C’est : « tu es contre moi et je vais m’occuper de toi ! ».
Comme toujours, c’est la radicalisation des intellectuels et idéologues organiques du régime qui en est le meilleur indice. Sur les réseaux sociaux, le « politologue » Dominique Reynié compare des manifestants LFI à des « corps francs ». Nicolas Bouzou, le « consultant » multicartes de la doxa néolibérale décomplexée charge violemment Pap Ndiaye pour avoir qualifié Cnews de chaine d’extrême-droite. Louable initiative de la part du ministre, mais on attend toujours une réaction du pouvoir sur la grève de la rédaction du JDD qui est pourtant son canal dominical de référence.

Stèle Walter Benjamin, à Portbou (Catalogne / Espagne) © Ishta
Au diable les filtres, il faut dire les choses et surtout choisir son camp, ou révéler enfin le sien. Car nous sommes bien à l’heure où on sent monter l’hybris d’en découdre. Politiquement, le parti LR a choisi de se dissoudre dans l’extrême-droite de Zemmour et du RN. Et appelle de ses vœux une nouvelle phase de répression policière et judiciaire.
Désemparé face à des émeutes urbaines dont l’ampleur a changé de nature, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que de stigmatiser la mauvaise éducation donnée par les parents, les jeux vidéo, les réseaux sociaux et l’inefficacité de l’école (après l’école comme pourvoyeuse de main d’œuvre, voici l’école comme outil de contrôle social). Un préfet n’a pas craint le ridicule en s’exclamant, à propos des jeunes émeutiers : « Deux claques et au lit ! » Visiblement il ne connait pas le territoire sur lequel il est censé incarner l’ »autorité » de l’État. Mais incarne-t-il encore une réelle « autorité » ? Toutefois, être préfet n’est plus un « métier » qu’il faut apprendre, mais une « fonction », qu’on peut exercer quelque temps, entre un poste de DRH dans le privé et une année sabbatique consacrée à cultiver du bio.
Le pouvoir a en tout cas choisi : de l’argent public en cascade pour les entreprises, oui ; pour le tissu social urbain relégué dans l’anomie, non.
La convergence de l’extrême-centre et de l’extrême-droite débouche sur l’infamie morale d’un propos selon lequel le conducteur de la voiture qui a été assassiné pour refus d’obtempérer a eu ce qu’il méritait. Radicalisation authentiquement pré-fasciste au sens où une suspension de l’État de droit est clairement demandée pour tenter de restaurer une « autorité » que l’État et le gouvernement ont en grande partie perdue de leur fait.
Le pouvoir se radicalise en effet à mesure qu’il se montre incapable d’apaiser quoi que ce soit, de comprendre quoi que ce soit, d’entreprendre réellement quoi que ce soit, à part le triptyque usé jusqu’à la corde de ces six dernières années : phrases clivantes et provocations verbales en guise de discours de la réforme, communication psittaciste avec abus d’EDL (cabinets conseils), déversement d’argent public pour éteindre les incendies qu’on a allumés ou gaver les entreprises, « Grenelle de ceci », « Beauvau de cela », annonce de nouvelles lois…, et hop ! On passe à un nouvel « agenda », car on a traité le « problème ». La transition énergétique n’est pas financée, la réindustrialisation ne trouvera pas sa main d’œuvre qualifiée, l’école et l’hôpital verront partir les professeurs les plus motivés et les soignants les plus dévoués. Tant pis, on sera passé à autre chose, jusqu’au prochain « plan », au prochain « chantier », jusqu’à la prochaine « mobilisation ».

Stèle Walter Benjamin, à Portbou (Catalogne / Espagne) © Ishta
La surenchère régalienne est autant le repli du pouvoir sur ce qu’il est en capacité de maîtriser que la défense de l’État contre une contestation désormais structurelle.
La classe dirigeante et possédante doit se sentir à ce point en danger pour se radicaliser à ce point. Elle revient en quelque sorte à l’expression la plus directe de son habitus social, la possession, la prédation et la guerre impitoyable à tout ce qui prétend se mettre en travers de son chemin. Elle applaudit d’ailleurs des deux mains le devenir martial du régime. Elle se prépare à consentir aux pleins pouvoirs de l’article 16 (même si c’est quasiment le cas dans la pratique) ou à d’autres mesures liberticides. Elle renoue par là avec son histoire, en particulier celles des heures de la répression sociale à laquelle elle s’est adonnée tout le long du XIXe siècle quand son hybris de domination a commencé d’être contestée par les masses populaires s’organisant et se politisant.
Cette bourgeoisie sait que l’heure est proche de l’hybridation qui a ses faveurs : celle du « grand remplacementisme » zemmourien, du « républicanisme » blanquérien et du lemairisme économique. Cette hybridation donne à peu près cela :
- Les immigrés, dehors ! (et ces temps derniers un immigré est un « non blanc »),
- les écoterroristes d’extrême gauche, en prison !,
- les pauvres, les jeunes, les oisifs, au boulot !
Le fascisme ne s’installe pas par les masses. Il faut résister à l’arnaque intellectuelle de l’anti-complotisme et de l’anti-populisme d’extrême-centre. Le fascisme est un phénomène bourgeois, la défense de ses biens par n’importe quel moyen. Ici, la satisfaction de l’avidité, la fuite en avant du saccage de la nature et de la culture, la neutralisation de toute contestation populaire.
Mémorial et stèle Walter Benjamin, à Portbou (Catalogne / Espagne) © Ishta
La bourgeoisie entre dans son moment pasolinien, le moment où plus aucun compromis ne sera possible : pour continuer à jouir, elle doit punir ! Et elle pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop bonne, trop patiente, trop conciliante.
Quand le pouvoir dit apaisement, il faut donc entendre rigoureusement le contraire. C’est littéralement la réalisation de la prophétie orwellienne de l’inversion du sens des mots (comme cet « arc » qu’on dit « républicain » à mesure qu’il l’est de moins en moins !). Qui pensait assister à cela il y a encore quelques mois, avec une telle rapidité et un déploiement aussi massif, sans quasiment d’opposition ? Qui aurait pensé aussi qu’une bourgeoisie dite progressiste estimerait que le combat le plus urgent n’était pas justement contre ce fascisme qui s’installe mais contre sa contestation plébéienne à sa gauche. Grave faute morale et politique. Prétendre se situer à l’extérieur de l’extrême-centre tout en passant son temps à taper sur la seule force politique qui la conteste réellement, c’est une tartufferie pure et simple, une forfaiture. Et elle sera lourde de conséquences.
Paris, le 14 juillet 2023
Nicolas Revermont (pseudonyme) est un haut fonctionnaire français.
[1] « L’extrême-centre en sa forteresse », mai 2023.









