Par Laurent Gutierrez

Jeunesse du Bund, Varsovie, juin 1932.

En voilà un titre qui pose une problématique politique…

Il y a 80 ans, tombaient, les armes à la main, les héros juifs du ghetto de Varsovie J’avais lu la vie de Pierre Goldman, égérie du gauchisme dans les années 1970, l’histoire du Bund, le ghetto de Varsovie, des biographies et « vies » des dirigeants bolchéviks comme Radek, comme Rosenfeld dit « Kamenev », ou Apfelbaum dit « Zinoviev », ou encore Uritsky, Volodarski, Sverdlov (Yankel) et Nakhamkes (Steklov), et bien sûr Lev Davinovitch Bronstein, connu du monde sous le nom de Léon Trotsky. Avec l’histoire les résistants de la MOI, de nombreux dirigeants et militants du Parti communiste français (PCF), et la sordide vérité des camps nazis racontée à travers des témoignages terribles et émouvants, une question surgissait : pourquoi tant de Juifs dans le mouvement révolutionnaire ?

« Notre mission historique »

Alors, je prends la problématique par un petit bout de la question posée. Léon Trotsky écrivait en avril 1939, au seuil de la Deuxième Guerre mondiale : « Les Juifs, par exemple, sont souvent à moitié étrangers, pas tout à fait assimilés : ils adhèrent volontiers à toute tendance nouvelle, critique, révolutionnaire ou à moitié révolutionnaire, que ce soit en politique, en art ou en littérature. Une tendance révolutionnaire nouvelle, qui va contre le courant général dominant de l’histoire à un moment donné, se cristallise d’abord autour d’hommes qui sont plus ou moins coupés de la vie nationale, dans quelque pays que ce soit : et c’est précisément pour eux qu’il est le plus difficile de pénétrer dans les masses. Bien entendu, nous devons critiquer la composition sociale de notre organisation et la modifier, mais nous devons aussi comprendre qu’elle n’est pas tombée du ciel, qu’elle est déterminée, au contraire, aussi bien par la situation objective que par le caractère de notre mission historique en cette période. »

Dans l’histoire du trotskisme en France – et cela vaut aussi pour l’ensemble du mouvement communiste issu de la révolution d’Octobre (1917), dont le trotskisme fait partie intégrante –, un fait est à relever : à savoir la place importante des Juifs dans le mouvement. Âmes damnées des pogroms de l’Est, ils furent des cadres solides, des internationalistes sincères.

« Maman » s’appelait Luxemburg. Elle était cousine de la grande Rosa, en Allemagne, mais avez-vous entendu parler d’elle ? Maurice et Charly Najman, anciens leaders pablistes intimes de Michel Raptis, autrement dit « Pablo », étudiants et lycéens de 1968 à 1978, engagés dans les Comités Vietnam, racontaient que leur mère Solange chantait avec un certain accent yiddish. À Lodz, en Pologne, elle faisait la grève, et sa grande amie de l’époque était une cousine de Léon Trotsky.

Fondateurs

Les parents de Daniel Gluckstein (responsable du POID, ex-membre de la Ligue communiste passé aux Lambertistes) ont croisé ceux des frères Najman dans les ghettos de Lotz et Radom. Ce sont des militants du Bund, le Parti socialiste révolutionnaire juif. Henri Weber, sénateur socialiste, est cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, devenue Nouveau parti anticapitaliste – NPA). Ses parents, horlogers juifs, étaient de Czanow en Haute-Silésie. La famille Krivine – Alain, Hubert, Jean-Marie – est arrivée en France au début du siècle, fuyant les pogroms de Russie. « Barta », de son vrai nom David Korner, est né en 1914, à Buhuşi, en Roumanie, dans une famille de petits commerçants juifs. Il sera le fondateur de ce que sera un jour le journal Lutte ouvrière, et d’une organisation, l’Union communiste. Il a dit dans une interview : « J’ai eu cet énorme avantage d’être né dans un pays où les révolutionnaires peuvent exister psychologiquement (…) Une société avec une véritable haine des possédants… » Il s’est plus tard éloigné d’« Hardy », (Robert Barcia), le vrai fondateur de Lutte ouvrière (LO).

Pierre Frank, fondateur, avec Ernest Mandel, le dirigeant belge de la IVe Internationale, (Juif, lui aussi), du PCI (précurseur de la LCR), est né à Paris en 1905. Ses parents, venant de Vilnius en Lituanie, étaient des artisans tailleurs juifs. Après la Révolution de 1917, ils l’emmènent aux meetings du Parti communiste. Puis il y ira seul, pour convaincre ses camarades…

Pierre Lambert, de son vrai nom Pierre Boussel, est né le 20 juin 1920, à Paris, de parents juifs russes fraîchement débarqués, dans une misère noire. Il vivait à Montreuil. Ses copains adhéraient à Hachomer Hatzaïr, « la Jeune garde ». Lui, préféra les Jeunesses communistes.

Les exemples pourraient se multiplier ; ils sortent tous du « monde juif révolutionnaire ». Dans les années 1970, l’humour résumait bien cette situation : « Pourquoi ne parle-t-on pas Yiddish au Bureau politique de la Ligue communiste ? Parce que [à part Michaloux, Weber, Krivine, Frank…] Daniel Bensaïd est séfarade. »[1]

Messianisme

Il est vrai qu’à part Alain Krivine, beaucoup des cadres de la LCR sont passés par Hachomer Hatzaïr. C’est aussi l’une des racines de LO, forgée au « kibboutzisme ». Cela se voit, par exemple, dans l’itinéraire de Michel Rodinson, directeur de l’hebdomadaire de LO. Ils y faisaient de l’entrisme en force et recrutaient à tout va. L’Hachomer, une sorte de scoutisme sioniste de gauche, avait une atmosphère « militaro » qui séduisait beaucoup…

Pour l’écrivain et réalisateur Charly Najman, « le messianisme trotskiste est le fruit d’une rencontre entre la mystique juive et la mystique révolutionnaire ». Daniel Bensaïd disait que « l’idée révolutionnaire se rattache à une tradition ». Mais avons-nous oublié qu’aux origines du PCF, à son congrès fondateur de Tours (1920), c’est le camarade Boris Souvarine qui sera l’un des tenants majeurs du ralliement au Komintern et à la création de la SFIC (Section française de l’Internationale communiste). De son nom Boris Lifschitz, né le 5 novembre 1895 à Kiev, issu d’une famille juive, il est le fils de Kalman Lifschitz, ouvrier joaillier, et de Mina Steinberg. En 1897, la famille Lifschitz quitte la Russie pour la France. Elle obtient la nationalité française par naturalisation en 1906. Militant communiste, exclu du PCF en 1924, Souvarine est, dès les années 1920, l’un des plus grands critiques du stalinisme, auteur en 1935 d’une biographie pionnière de Staline.

PCF et Kulturliga

En France, dans les années 1930, la communauté juive est dominée par le PCF, où l’on trouve des chorales, un théâtre juif, des écoles en langue yiddish, une université populaire, des conférences, un club sportif… Tout cela disparaîtra tragiquement dans les camps de concentration et d’extermination fascistes.

Les animateurs de la Kulturliga [Kultur Lige] travaillaient avec la Main d’œuvre étrangère (MOE) qui deviendra la Main-d’œuvre immigrée (MOI) en 1932… En 1937, le PCF organise un congrès mondial de la culture juive où défilèrent figures culturelles et artistes de premier plan.

N’oublions pas Thomas Elek, né à Budapest et fusillé par les nazis aux côtés de Manouchian, et dont « L’Affiche rouge », collée en 15 000 exemplaires sur les murs de Paris, porte un bien triste témoignage.

Ce sont donc les enfants de la Shoah qui, en France ont largement structuré le mouvement communiste, y compris sa composante trotskiste. Parmi les milliers de jeunes qui se sont tournés vers l’extrême gauche dans les années 1960 et qui, précédemment, plus nombreux encore, ont rejoint le PCF, il y avait un nombre important de camarades juifs. En Israël, on retrouvait la trace de cette tradition révolutionnaire, comme en témoignent certains scores du Parti communiste israélien.

Toute cette colère

Je pense à d’autres camarades d’origine juive, qui s’appellent Chorowitz, Cyroulnik, Glichtzman et Feldhandler. Leurs familles avaient émigré en France dans les années 1920 et 1930 pour fuir la misère et l’antisémitisme. Elles venaient de Pologne, de Russie, de Lituanie. Elles ont été plongées dans l’horreur de la Shoah. Nés dans la France de l’après-guerre, ils ont nourri une profonde colère et, pour certains, une soif de vengeance. Qu’est-ce qu’on fait de toute cette colère, quand on a vingt ans, dans les années 1960-70, et qu’on a envie de changer le monde ? Eux aussi sont devenus des militants marxistes révolutionnaires.

Ici, pour montrer que ce phénomène n’est pas que français, je citerai, bien sûr, notre cher camarade, Edward « Ted » Grant, de son vrai nom Isaac Blank, né le 9 juillet 1913 dans une famille anglophone et juive, en Afrique du Sud. Ted Grant est mort le 20 juillet 2006, en Grande-Bretagne.

Pour conclure, je voudrais rappeler la chanson révolutionnaire Zog Nit Keynmol (yiddish : זאג ניט קיין מאל / « Ne dis jamais », également dénommée Partizaner Lied ou Chant des partisans), écrite en yiddish en 1943 par Hirsh Glick, ce jeune Juif du ghetto de Vilnius où il apprend le soulèvement du ghetto de Varsovie contre les nazis. La mélodie est du russe Dmitry Pokrass, écrite en 1935…

Ne dis jamais que c’est ton dernier chemin

Bien que les cieux de plomb cachent le bleu du jour

Car sonnera pour nous l’heure tant attendue

Nos pas feront retentir ce cri : nous sommes là !

Du vert pays des palmiers jusqu’au pays des neiges blanches

Nous arrivons avec nos souffrances et nos douleurs

Et là où est tombée la plus petite goutte de sang

Jailliront notre héroïsme et notre courage

Le soleil illuminera notre présent

Les nuits noires disparaîtront avec l’ennemi

Et si le soleil devait tarder à l’horizon

Ce chant se transmettra comme un appel

Ce chant n’a pas été écrit avec un crayon, mais avec du sang

Ce n’est pas le chant d’un oiseau en liberté :

Un peuple entouré de murs qui s’écroulent l’a chanté, l’arme à la main

Aussi ne dis jamais que c’est ton dernier chemin

Bien que les cieux de plomb cachent le bleu du jour

Car sonnera pour nous l’heure tant attendue

Nos pas feront retentir ce cri : nous sommes là !

Annie Lederhendler sings the Partisan Anthem during a reception for former Partisan and Yiddish Poet Abraham Sutzkever, April 17, 1959 at the Jewish Public Library of Montreal.

Le chant, par Chava Alberstein – ZOG NIT KAYN’MOL (Jewish Partisan’s Anthem) : https://youtu.be/-wgYnYSg3Zs

Et par Annie Lederhendler : https://youtu.be/_dZESa1NavU


[1] Joseph Klatzmann, L’Humour juif, PUF, collection « Que sais-je ? », 2002 [2020], p. 60.