Par Yves Mestas

Au lendemain d’une onzième mobilisation populaire massive, le passage en force du gouvernement pour imposer la réforme des retraites et les difficultés de la mise à l’arrêt de l’économie par le mouvement social méritent réflexion, en particulier, sur le déni de démocratie par l’usage dévoyé de la Constitution, ainsi que sur les stratégies d’opposition de l’intersyndicale et des forces politiques de gauche (Nupes). Si la réforme imposée par Emmanuel Macron passe définitivement, quelles seront les conséquences sociales et politiques pour les années à venir ? Car, jamais une réforme n’aura été aussi unanimement contestée dans l’opinion publique.

Manifestation intersyndicale, à Dijon (Côte-d’Or), le 28 mars 2023. Photo : Yves Mestas

Déni de démocratie

Tous les gouvernements ont utilisé, par le passé, l’article anti-démocratique 49.3 de la Constitution, mais, avec les macronistes, tout l’arsenal de la Ve République aura été mis en œuvre. Il n’y a pas de précédent. Après avoir utilisé dix fois l’article 49.3 durant l’automne 2022, l’exécutif a brutalisé, dès janvier 2023, l’Assemblée nationale et le Sénat, en verrouillant les débats par l’abus de l’article 47.1, une arme juridique fatale pour accélérer un vote et passer en force un projet de loi. Même au Sénat, où les débats étaient censés être « apaisés », le gouvernement a usé de l’article 38 pour clore presque immédiatement les discussions, puis de l’article 44.3 qui impose un vote bloqué. Ce fut un coup de force parlementaire. Au retour à l’Assemblée nationale, la Première ministre Élisabeth Borne a refusé le vote du projet de loi en utilisant le 49.3. Le débat démocratique au sein des deux assemblées a donc été bafoué, dans un pays qui donne régulièrement des leçons de démocratie au monde entier.

En refusant de recevoir les dirigeants des confédérations syndicales ainsi que l’organisation d’une consultation démocratique des français par référendum, Emmanuel Macron a montré son mépris pour le peuple et le caractère autoritaire de sa présidence. Pourtant, n’avait-il pas déclaré, le soir du deuxième tour de la présidentielle 2022 : « Je sais que nombre de nos compatriotes ont voté à ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à l’extrême droite. Je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que leur vote m’oblige pour les années à venir. »

Le 17 février, après neuf jours seulement de débats à l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron et Élisabeth Borne n’ont pas réussi leur coup : obtenir un vote en faveur du projet de loi, ou, au moins de l’article 7 qui repousse l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Le 10 mars, le Sénat adoptait le projet de réforme des retraites par 195 voix pour et 112 contre. Le 15 mars, la commission mixte des deux chambres validait le texte du gouvernement. Le 16 mars, le Sénat le votait par 193 pour et 114 contre. L’après-midi du même jour, à l’Assemblée nationale, le gouvernement, étant dans l’incertitude du résultat d’un vote, enclenchait le 49.3.

Le gouvernement faisait ainsi un bras d’honneur au Parlement et au peuple. Peu importent les 70% de Français, les 93% des actifs, une intersyndicale unie et des millions de personnes dans les rues qui s’opposaient à cette réforme. Le 20 mars, lors du vote d’une motion de censure transpartisane à l’Assemblée nationale, il n’a manqué que neuf voix pour renverser le gouvernement. Ensuite, le service après-vente a été assuré par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, par la répression, à grand renfort de violences policières, d’arrestations et de réquisitions de grévistes. La stratégie du pourrissement était évidente, pour affaiblir, voire briser, le mouvement social.

Ce déni de démocratie est rendu possible avec les institutions de la Ve République. Elles sont devenues dangereuses, la confiance étant complètement rompue entre le peuple et les institutions représentatives. Une nouvelle Constitution, rédigée par une Assemblée constituante, s’impose, afin de passer à une VIe République authentiquement démocratique. Mais, pour cela, il faudra gagner les élections, la présidentielle et les législatives.

Le mouvement social

Toutes les conditions sont réunies pour que le mouvement social historique levé depuis janvier soit victorieux. La réforme des retraites touche toutes les générations, les actifs, les chômeurs, les précaires et les retraités. Son impopularité est maximale. L’unité syndicale actuelle n’avait pas été vue depuis très longtemps. Alors, pourquoi le mouvement social n’a pu, jusqu’à maintenant, faire reculer le gouvernement et le président, à l’image de ce qui s’est passé en 2010 (allongement de l’âge de départ de 60 à 62 ans) ?

Les raisons de ce paradoxe sont multiples. Parmi celles-ci, il y a bien sûr la succession des défaites des grandes luttes sociales de ces vingt-cinq dernières années qui pèse négativement. Si on excepte le rejet du CPE en 2006, il faut en effet remonter au retrait du « plan Juppé » sur les retraites, en 1995, pour trouver une contestation sociale victorieuse. Il y a ensuite la nature autoritaire du pouvoir macronien, qui avance comme un rouleau compresseur et met à mal la démocratie en méprisant Parlement et syndicats.

Avec la réélection de Macron en 2022, l’offensive contre les droits et acquis sociaux était prévisible. Face à une telle perspective, la convergence des forces progressistes (syndicales et politiques) était nécessaire pour résister, tout en préservant le rôle et les différences de chacune. Force est de constater que l’idée s’est soldée par un échec.

Dès l’été 2022, Jean-Luc Mélenchon, conscient des projets à venir, proposait une grande marche à Paris contre la vie chère et pour le pouvoir d’achat, lors d’un week-end d’octobre 2022. Si les composantes de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) ont répondu positivement et participé, le 16 octobre, à cette marche nationale, les forces syndicales se sont réfugiées derrière la charte d’Amiens.  Philippe Martinez, alors secrétaire général de la CGT, s’est distingué en déclarent : « Il ne faut pas mélanger les genres. (…) Les mobilisations sociales sont du rôle des syndicats. » Le 19 février 2023, dans l’émission « BFM Politique », le même ajoutait : « Jean-Luc Mélenchon ne favorise pas la clarté des débats. »  Avant de regretter la stratégie de LFI de maintenir des milliers d’amendements au projet de loi : « Le fait de ne pas être allé à l’article 7 pour que chacun puisse afficher sa position, c’est un problème. » Jean-Luc Mélenchon, ne souhaitant pas polémiquer en plein mouvement social, avait alors tweeté : « Oublions ces propos diviseurs, merci aux députés qui ont bloqué l’adoption de la retraite à 64 ans. »

La stratégie intersyndicale

L’unité des syndicats a permis de mettre des millions de personnes dans la rue, au cours de onze temps forts (19 janvier au 6 avril), en particulier les 7 et 23 mars, avec 3,5 millions de manifestants. Mais on n’arrête pas un rouleau compresseur, c’est-à-dire la violence que l’État exerce sur tout le corps social et sa représentation, avec des pétitions. On l’arrête en le privant de son carburant. Si on gagnait un mouvement social, dont les enjeux sont aussi importants, avec seulement des manifestations espacées, ça se saurait. Les conquêtes sociales de 1936 et 1968, ou la victoire de 1995, ont été obtenues avec des mouvements reconductibles, la grève générale durant plusieurs semaines.

Les annonces répétées par l’intersyndicale pendant plusieurs semaines d’une mise à l’arrêt du pays à partir du 7 mars et, d’autre part, l’absence d’appel clair à une grève générale et reconductible ont suscité des incompréhensions. Un appel à la grève dans tous les secteurs économiques, le 7 mars, a été suivi, les jours suivants, par une sorte de délégation de la grève donnée aux femmes, pour la journée internationale des droits des femmes, puis aux organisations de la Jeunesse, pour le 9 mars, puis à la « grève mondiale pour le climat », le vendredi 10 mars, ce qui a généré de l’ambiguïté. Le 7 mars au soir, l’intersyndicale appelait à deux nouvelles journées de mobilisation, les 11 et 15 mars, ce qui pouvait paraître contradictoire avec la « mise à l’arrêt du pays à partir du 7 mars » !

La grève reconductible, ça se prépare, comme les blocages des entreprises. Car plus personne n’ignore qu’on n’arrêtera pas Emmanuel Macron sans toucher à ceux qui l’ont porté au pouvoir : les milieux d’affaire et les entreprises du Cac 40 qui font aujourd’hui des profits si vertigineux qu’ils pourraient financer les retraites de toutes et tous pendant de longues années.

Avant le 7 mars, plusieurs fédérations syndicales appelaient à des grèves reconductibles, pour « mettre à genoux l’économie française » : Ports et Docks, raffineries, cheminots, l’énergie, la RATP, les éboueurs, les incinérateurs de déchets, l’aérien, l’éducation nationale et les routiers. Les syndicats étudiants appelaient également à occuper les universités et lycées. Si plusieurs secteurs ont effectivement reconduit et amplifié les blocages, après le 7 mars, multiplié des occupations de ronds-points, de péages, de zones industrielles, au final, nous étions loin de la  grève générale  bloquant l’économie du pays. Après plusieurs semaines de grève, les éboueurs, les dockers, les raffineries, les cheminots… ont repris progressivement le travail. En Côte-d’Or, seuls les cheminots ont reconduit le mouvement après le 7 mars ; tous les autres secteurs, publics et privés, ont attendu les temps forts des 11, 15, 23, 28 mars et 6 avril pour se mobiliser. L’explication de syndicalistes selon lesquels « les journées de grève coutent chère » a été vraie à toutes les époques : 1936, 1968, 1995… Si le motif était seulement d’ordre financier, les manifestations des samedis 11 février et 11 mars auraient dû rassembler beaucoup plus de monde ! Mais la résignation semble aussi forte que la colère.

Affaibli depuis plusieurs années, avec une abstention qui ne cesse de progresser aux élections professionnelles, le mouvement syndical vient de démontrer qu’il n’est plus en capacité de construire des mouvements sociaux comparables à ceux de 1968 ou 1995, avec trois semaines de grève consécutives. La mutation d’un syndicalisme de masse au service de l’adhérent en un syndicalisme de professionnels de la représentativité a des conséquences. Une activité syndicale de proximité en recul explique l’échec de la grève générale reconductible et du blocage de l’économie pour faire plier patronat et gouvernement.

La stratégie des Insoumis à l’Assemblée nationale

Elle a été violemment critiquée par les macronistes, la droite, l’extrême droite, les médias, mais aussi par une fraction de la gauche (PCF, EELV, PS et même certains Insoumis), ainsi que par les syndicalistes Philippe Martinez et Laurent Berger. La cause : la France insoumise (LFI) maintenant ses amendements, le débat sur l’article 7 du projet de loi n’a pu avoir lieu, le 17 février, à l’Assemblée nationale, jusqu’au vote. C’est l’article qui prévoit le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans. La Nupes s’est retrouvée face à un choix tactique : fallait-il retirer en masse les amendements, afin de permettre un vote sur l’article 7, ou laisser le texte partir au Sénat en espérant continuer à mettre la pression sur le gouvernement par le mouvement social ?

Il faut rappeler que le gouvernement avait choisi délibérément de restreindre le temps de débat, par l’usage du 47.1, à quatre journées complètes réparties sur neuf jours, pour discuter de 20 articles tous aussi importants les uns que les autres et de 18 000 amendements. Les macronistes, confrontés à une mobilisation inédite, voulaient plier le match en quelques jours à l’Assemblée. Un vote en faveur de l’article 7 était l’objectif, pour permettre de donner à cette réforme, rejetée par les Français, une apparence de légitimité, semer le doute, démobiliser l’opposition et porter un coup mortel au mouvement social.

La Nupes était le seul obstacle, à l’Assemblée nationale. En ne déposant que quelques dizaines d’amendement, le RN avait abandonné la bataille avant même qu’elle n’ait commencée. Il est même sidérant d’observer à quel point Marine Le Pen aura servi d’alliée constante du macronisme dans ce combat. Il fallait tenir bon et ne pas tomber dans les intox qui ont fleuri toute la semaine : l’absence de députés macronistes pour voter, une liste de 25 Républicains (LR) prêts à voter contre la réforme… Ces manœuvres et ces leurres auront conduit les députés écologistes d’abord, puis les députés socialistes et communistes à retirer l’ensemble de leurs amendements pour permettre le débat et le vote de l’article 7. Pourtant, les « frondeurs » LR, y compris Aurélien Pradié n’avaient jamais remis en cause, entre autres, le passage de 62 à 64 ans. L’article 7 traitant uniquement du passage de 62 à 64 ans avait donc de grandes chances de passer. Au moment du vote de la motion de censure, seulement 19 députés LR l’ont votée. Les sénateurs PCF, PS et EELV ont pratiqué l’inverse de ce qu’ils condamnaient avec les macronistes, à savoir la stratégie de LFI à l’Assemblée nationale…

Au Parlement, exprimer la colère de la rue

L’idée de débats sereins et constructifs au Parlement est une illusion, surtout quand on n’a pas la majorité. Toute personne qui a déjà regardé des séances de l’Assemblée nationale sait qu’aucun argument, même le plus rationnel, ne fait jamais changer le moindre vote sur des sujets aussi importants que celui des retraites. A l’Assemblée, il n’y a pas de « débat » ; il y a des prises de parole et des députés qui votent en fonction de leur camp. Présenter des amendements comme de bons petits soldats que personne n’écoute et respecter un rituel, cela ne sert à rien.  Puisque l’on sait que ces rites sont de purs stratagèmes, autant les subvertir et utiliser son temps de parole pour exprimer la colère des citoyens, de la rue, demander des explications et bousculer les ministres. C’est dans la conflictualité et non dans la respectabilité que se trouve la clé d’une gauche puissante.

La stratégie de la montée en tension a permis de relayer dans l’Assemblée la colère qui s’exprime dans les manifestations. Elle a permis aussi d’empêcher les macronistes de voter tranquillement, avec bonne conscience, ces mesures de régression sociale et d’exercer, assis sur leur siège rouge, une extrême violence sur la vie des autres, avant de rentrer chez eux en ayant le sentiment du devoir accompli. Être une opposition courtoise, domestiquée, c’est faire le jeu des macronistes. C’est lui permettre de dire ensuite : « Nous avons débattu, écouté et nous avons voté. Circulez, tout va bien ! »

Conséquences sociales et politiques

Le Conseil constitutionnel (neuf membres, dont Laurent Fabius et Alain Juppé) ne remettra pas en cause le recul de 62 à 64 ans. Quant au référendum d’initiative partagée (RIP), c’est le parcours du combattant, vu la longueur du processus et sa complexité. C’est un leurre supplémentaire de la Ve République pour faire diversion. Si la réforme passe, la loi va s’appliquer dès septembre, et une nouvelle réforme des retraites sera programmée pour dans cinq ans, voire avant  (déjà huit réformes des retraites en 30 ans !). Emmanuel Macron va poursuivre sa politique ultralibérale, passant aussitôt au projet d’une une loi Travail comprenant des restrictions du droit de grève, la remise en cause de minima sociaux vitaux, la poursuite du démantèlement des services publics…, dans un contexte où la résignation et l’abstention aux élections vont encore progresser. Les mobilisations pacifiques ne débouchant sur rien, des actions plus radicales et violentes risquent de se développer ; elles seront durement réprimées et profiteront à l’extrême droite.

L’alternative à cette situation passe par la victoire d’un programme politique de rupture. La Nupes est l’outil qu’il faut développer et renforcer, en tirant les enseignements de 2022. Non, Fabien Roussel, la Nupes n’est pas « dépassée ». Nous avons eu un duel Macron-Le Pen au deuxième tour de la présidentielle, suite à la dispersion des candidats de gauche. Il a manqué 420 000 voix au candidat de gauche le mieux placé, Jean-Luc Mélenchon, pour accéder au second tour (Fabien Roussel a fait 805 000 voix, au premier tour). A noter que les électeurs de gauche se sont largement tournés vers le candidat le plus clivant, qui parle fort, le plus radical, malgré un harcèlement judiciaire extraordinairement médiatisé (perquisitions). Les électeurs de gauche ont aussi délaissé les candidats plus convenables, plus consensuels, présentés comme rassembleurs, mais qui n’ont récolté chacun que moins de 5% des suffrages (Yannick Jadot, Fabien Roussel, Anne Hidalgo).

La Nupes 21, le 28 mars 2023, à Dijon (Côte-d’Or). Photo : Yves Mestas

Avec ses 22% de suffrages au premier tour, Jean-Luc Mélenchon, régulièrement qualifié de « diviseur », a proposé aux partis de gauche un accord de gouvernement pour gagner les législatives. Le programme partagé de la Nupes, avec 650 propositions, a été signé par tous sur une ligne politique de rupture, pas sur une ligne de centre-gauche. Grâce à cet accord, la Nupes a gagné le premier tour des législatives, en étant majoritaire en voix, mais a perdu le second tour à cause du système des circonscriptions. Les quatre grande formations de la Nupes ont chacune un groupe parlementaire et un nombre total de députés conséquent (151), mais ils ne sont pas majoritaire à l’Assemblée nationale.

Le programme de la Nupes est l’alternative à la politique actuelle et l’union des gauches, le seul le rempart à l’extrême droite. Car le RN au pouvoir est aujourd’hui « un risque nécessaire » pour le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux (France Info, le 27 mars). En 1939, le slogan était : « Plutôt Hitler que le Front Populaire ! » En 2023, nous entendons : « Plutôt Le Pen que la Nupes ! » Qui ne connaît pas la suite ?

Yves Mestas