La « foi laïque », pour contrer
la conquête islamiste dans nos écoles

Par Antoine Peillon

Ce premier article explore la notion de « foi laïque » (Ferdinand Buisson) comme rempart contre l’influence croissante de l’islamisme dans les écoles françaises. Il commence par relater des évènements récents où deux enseignants (Samuel Paty et Dominique Bernard) ont été assassinés et de nombreux autres agressés par des élèves pour des raisons liées à la religion, illustrant ainsi la pression exercée par l’islamisme sur le système éducatif républicain.

Il rappelle l’importance historique de la laïcité en France, un principe fondamental inscrit dans la Constitution, qui garantit la liberté de conscience et la neutralité de l’État. Il souligne que ce principe a été forgé au fil des siècles, de la Réforme aux lois de Jules Ferry dans les années 1880 et la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Ces lois ont été inspirées par des figures comme Ferdinand Buisson et Jean Jaurès, qui ont œuvré pour une éducation morale et civique détachée de l’influence religieuse.

Mais ce texte critique aussi la montée des compromissions politiques face aux attaques contre la laïcité, citant des ouvrages et des enquêtes récentes qui dénoncent des lâchetés institutionnelles et partisanes. S’y exprime ainsi une inquiétude face à la dégradation actuelle de ce principe, notamment à la lumière de l’assassinat de Samuel Paty, de ses causes et de ses suites judiciaires.

Il appelle à une résurgence du combat laïque pour préserver les valeurs républicaines, en s’inspirant des fondateurs de la République qui voyaient dans la laïcité une transcendance morale et philosophique. La laïcité est présentée comme un pilier de la démocratie, garantissant l’égalité et la liberté de pensée pour tous les citoyens, indépendamment de leurs croyances religieuses.

L’article se conclut sur une note alarmiste, craignant que les valeurs laïques soient en danger face aux menaces islamistes et à d’autres formes religieuses ou identitaires de fanatisme. Il met en garde contre la menace théocratique et appelle à une vigilance accrue pour défendre les principes fondamentaux de la République.

Bibliographie

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Le mardi 5 novembre dernier, une professeure de sport du lycée Jean-Jaurès, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, a été insultée et giflée par une élève après lui avoir demandé de retirer sa tenue « à connotation religieuse ». Le 10 octobre précédent, une professeure de français a été accusée de blasphème et menacée par deux élèves islamistes de seconde, au lycée Condorcet de Limay, dans les Yvelines. Voici deux évènements récents, parmi tant d’autres, qui démontrent, s’il en était encore besoin, que l’islamisme ne relâche pas sa pression sur les écoles de la République

Hommage à Samuel Paty, place de la République (Paris), le dimanche 18 octobre 2020. © Ishta

En novembre 2004, Christian Mathieu, alors président de la Commission nationale permanente de la laïcité (CNPL), écrivait : « Depuis que le terrorisme ravage sporadiquement notre planète, depuis que la crainte et l’angoisse ont gagné les cœurs et les esprits, notre vision du monde s’en est trouvée bouleversée et, souvent dans la fébrilité, nous souhaitons élaborer de nouvelles donnes qui ouvriraient de nouvelles voies. C’est dans cette recherche et avec un ensemble touchant que beaucoup d’hommes et de femmes ont convoité un concept qui leur permettrait l’espoir riche d’une nouvelle force. Ce concept n’est autre que la laïcité. Laïcité d’abord ! Laïcité partout ! » [1] Le 1er septembre 2004, la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques venait d’entrer en vigueur.

Vingt ans après, aujourd’hui donc, « les Charlie » font le constat d’une telle aggravation des atteintes à la laïcité qu’ils parlent de « l’effondrement d’un principe républicain » ! Ainsi, Claude Ardid, Marika Bret et Nadège Hubert ont-ils republié, en mai dernier, Qui veut tuer la laïcité ?, chez Eyrolles [Trophée de la laïcité de l’Observatoire régional Bourgogne-Franche-Comté de la laïcité, le 7 décembre 2024 : https://orl-bfc.fr/2024/12/09/trophees-2024/]. Leur enquête détaillée sur toutes « les manifestations de lâchetés abyssales et l’envie de compromissions lorsqu’un des socles de notre République, la laïcité, est attaqué » fait froid dans le dos.

De même, Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, publiait en février 2024 un hors-série du journal satirique, titré La laïcité expliqué à la gauche, que j’estime particulièrement pertinent. Il y soutient : « A priori, expliquer la laïcité à la gauche semble être une idée saugrenue. La laïcité est intimement liée à la gauche : c’est la philosophie des Lumières, la liberté de conscience, le libre arbitre, le combat contre le pouvoir religieux et ses dogmes. La loi de 1905 a été portée par la gauche, tandis que la droite a œuvré sans relâche à la combattre et à en diminuer la portée. Seulement voilà, depuis quelques décennies, une partie de la gauche, la plus radicale et la plus bruyante, a abandonné ce combat. Cette gauche-là a trahi les valeurs et les principes qui la fondaient pour caresser des fanatiques religieux dans le sens du poil de barbe, laissant la laïcité entre les griffes opportunistes de la droite et, pis, de l’extrême droite, qui se sont employées à la dévoyer au profit de leurs obsessions identitaires. »

Exagèrent-ils, « les Charlie » ? Je ne le pense pas, malheureusement.

Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre, depuis son début, l’histoire du meurtre de Samuel Paty (poignardé, éviscéré, décapité), le vendredi 16 octobre 2020, histoire qui connaît son aboutissement judiciaire en ce moment même, puisque huit complices présumés d’Abdoullakh Anzorov, l’assassin du professeur, sont actuellement jugés devant la Cour d’assises spéciale de Paris.

Je ne vais bien entendu pas revenir sur tous les faits révoltants de cette « affaire », car ils ont été très clairement documentés[2]. En revanche, je souhaite donner la parole à Mickaëlle Paty, l’une des sœurs du professeur, qui vient de publier Le Cours de Monsieur Paty (Albin Michel), coécrit avec Émilie Frèche : « Quatre ans après l’assassinat de mon frère, une grande colère m’habite. Il n’y a eu ni réveil, ni sursaut, et nos ennemis ont encore gagné du terrain. Désormais, l’alibi des caricatures ou du voile ne leur sont même plus nécessaires pour attaquer l’école, nous en avons eu la triste preuve avec Dominique Bernard [assassiné le 13 octobre 2023 par un ancien élève radicalisé islamiste]. Être prof suffit à vous mettre dans le viseur de ces intégristes. » Pour Mickaëlle Paty, son frère Samuel « est mort parce que face à l’offensive islamiste, nous n’avons produit depuis des années qu’une série de renoncements qu’on croyait sans importance, mais qui, mis bout à bout, ont construit un système ». Le 17 octobre 2023, au Sénat, la jeune femme déclarait déjà : « Nous basculons ainsi d’une démocratie laïque à une théocratie. La parole est définitivement bâillonnée lorsque le mot laïcité est objectivé afin d’en dénaturer le sens et de le transformer en une injonction à l’athéisme. »

Hommage à Samuel Paty, place de la République (Paris), le dimanche 18 octobre 2020. © Ishta

Nous en sommes là ! Car, oui, c’est la République qui est de nouveau attaquée sans pitié, puisque la laïcité en est un des premiers principes, consacré par la Constitution de 1946 (IVe République) et encore mieux par celle de 1958 (Ve) : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » (art. 1, 1958). Un principe ancré dans l’origine même de la République, c’est-à-dire la Révolution française[3], au point que les premières lignes de l’article « La Laïcité » du Dictionnaire critique de la République proclament : « La République (française) est laïque. La laïcité (française) est républicaine. »[4]

Aussi, il est aujourd’hui primordial de ressusciter le combat laïque des fondateurs de la République, au premier rang desquels il faut citer Ferdinand Buisson et Jean Jaurès. Fondateurs qui n’hésitaient pas à parler de « foi laïque »[5], laquelle n’est certainement pas qu’une « neutralité » désenchantée de l’État, neutralité si sujette au mépris et même à la haine des fanatiques de toute sorte.

Une transcendance

« La laïcité est un athéisme ! », n’ont jamais cessé de marteler les cléricalistes, fanatiques et autres fondamentalistes de tous poils… Ce en quoi ils démontrent que leur haine se nourrit de l’ignorance et de l’hypocrisie les plus absolues.

Car, dès sa première formulation complète, en 1882, par Ferdinand Buisson, dans le décisif Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dès sa première institution par les lois dites « de Jules Ferry », du 28 mars 1882 et du 30 octobre 1886 qui instaurent une « instruction morale et civique » à la place de l’enseignement de la morale religieuse et, pour la seconde, la laïcité du personnel et des programmes, le principe laïque est transcendant autant qu’immanent à la République. Ainsi, l’excellent historien Claude Nicolet, affirmait, dans son livre fondateur L’Idée républicaine en France (1789-1924) publié en 1982[6] : « L’unité juridique et territoriale [de la France], horizontale, exige aussi une unité d’une autre sorte, [verticale], morale ou spirituelle : c’est la laïcité. »

Cette verticalité transcendante de la laïcité est sa philosophie même, telle que l’ont pensée et formulée ses fondateurs, les philosophes et députés républicains, radical-socialiste pour l’un et socialiste pour l’autre, Ferdinand Buisson et Jean Jaurès.

Hommage à Samuel Paty, place de la République (Paris), le dimanche 18 octobre 2020. © Ishta

La laïcité française s’appuie sur deux piliers, rappelle le rapport Stasi (décembre 2003), lequel « abord[ait] la laïcité comme principe universel et valeur républicaine puis comme principe juridique » et inspira la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques (mars 2004) : la liberté absolue de conscience et la neutralité de l’État, ce qui est institué limpidement par les articles 1 et 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État : « [1] La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. [2] La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

Il est très important de relever, ici, dans l’article premier de la loi de 1905, que si la liberté de l’exercice des cultes est conditionnée à l’ordre public, la liberté de conscience est sans condition, donc absolue. De fait, pour les auteurs de l’institution légale de la laïcité, la liberté absolue de conscience est la quintessence de sa philosophie. Dans une conférence de haute volée (29 mai 2015), Abdennour Bidar, philosophe (agrégé et docteur en philosophie), inspecteur général de l’Éducation nationale, l’a parfaitement relevé : « Les lois de laïcisation de l’école de la fin du XIXe siècle (loi de mars 1882 instituant la laïcité des programmes, puis loi d’octobre 1886 instituant la laïcité des personnels) font système avec la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. Les deux se complètent pour donner au projet des Lumières le cadre objectif dont il a besoin pour se réaliser. Ce projet, en effet, est que l’être humain entre dans l’ère de l’autonomie, c’est-à-dire de la liberté de conscience – « sapere aude », « ose penser ! » comme le souligne par exemple Emmanuel Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). » [7]

Faisant suite de façon particulièrement précise à la conférence d’Abdennour Bidar, lors du même évènement, Gérard Delfau, ancien sénateur et professeur agrégé de Lettres classiques, expliquait : « Il est nécessaire de rappeler d’entrée de jeu que le concept de laïcité ne se limite pas à la formule juridique et politique de la Séparation, que consacre le vote de 1905. Il est intimement lié, d’abord, à un mouvement d’émancipation des esprits, à l’affirmation de la raison, à la mise à distance de la religion dans sa forme dogmatique. Avant même d’être une décision du Parlement, la laïcité est la conséquence, ou plutôt la cristallisation, d’une sécularisation progressive de la société, qui s’accélère à partir de la Renaissance et de la Réforme protestante, qui s’affirme avec Descartes, et s’épanouit au Siècle des Lumières, avant de déboucher sur la Révolution française, matrice de la loi de 1905. (…) En 1880, au sortir de la sinistre période de l’Ordre moral, au moment où la IIIe République laïcise les institutions et invente l’école publique, comme en 1905, les Républicains défendent la démocratie et la liberté de conscience. »[8]

Se faisant historien, Gérard Delfau brosse alors, avec une rare clarté, le long cheminement de la notion de « liberté de conscience » : « Son origine, la Réforme protestante, puis toute son histoire, qui s’étend sur plusieurs siècles, depuis l’Édit de Nantes, en 1598, jusqu’à la loi de séparation, en 1905[9], est un démenti opposé à une lecture a minima, voire trompeuse, de l’article premier de la loi [de 1905]. Construite dans l’espérance et la douleur, au XVIe siècle, portée ensuite par des familles de pensées aussi différentes que les protestants, les catholiques sociaux et les Francs-maçons, la liberté de conscience est consubstantielle à l’émergence de la laïcité. Elle influence les hommes qui font la Séparation, bien au-delà de leur appartenance confessionnelle ou philosophique. Elle explique le ralliement de l’Église réformée, lors des choix décisifs, en 1905. Nous sommes tout à la fois les héritiers de la Réforme, des Lumières, des courants progressistes du catholicisme, et du rayonnement de la libre pensée, qui a inspiré aussi bien l’agnosticisme que l’athéisme. »[10] Laissant enfin l’histoire pour la philosophie, Gérard Delfau nous donne une définition lapidaire de la liberté de conscience, pierre angulaire de la laïcité, « comme liberté de croire ou de ne pas croire, d’adhérer à telle ou telle confession ou de se déclarer athée, agnostique, libre penseur, ou tout simplement indifférent »[11].

Concluant les deux conférences d’Abdennour Bidar et de Gérard Delfau, Alain Simon condensait le « long cheminement » de la philosophie de la laïcité, désignant en deux lignes ses racines essentielles : « S’inscrivant dans le droit fil de la Réforme, de Descartes et des Lumières, comme dans celui du libre examen et du rationalisme, la laïcité entretient un rapport singulier avec la morale, qu’elle veut circonscrite à l’humain, affranchie de tout dogme, de toute parole sacrée. Une morale civique et républicaine qui n’exclut pas, mais n’impose pas de références religieuses. »[12]

Quant à l’irremplaçable Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle de Georges Weill, publiée en 1929, rééditée en… 2004 (Hachette, coll. « Pluriel »), elle démontrait déjà que la libre pensée, le positivisme, l’athéisme ont parts égales à celles du gallicanisme, de la Réforme et du déisme, dans la construction de la laïcité historique. Il s’ouvrait sur cette première phrase : « L’idée laïque renferme une conception philosophique, sur l’indépendance et la capacité de la raison humaine… »

Ferdinand Buisson, père de la laïcité

C’est, en quelques mots, tout le projet de Ferdinand Buisson (1841-1932), génial pédagogue, inspirateur véritable, voire rédacteur des lois dites « de Jules Ferry » (1882 et 1886), ainsi que de celle du 9 décembre 1905, « patron » des « hussards noirs de la République »[13] pendant dix-sept ans.

Il reste étonnant de constater que ce philosophe spiritualiste (classé deuxième à l’agrégation de philosophie en 1868), prix Nobel de la paix (1927), protestant libéral, ami profond de Jean Jaurès, disciple d’Edgar Quinet et tuteur intellectuel de Jules Ferry, supporteur de la Commune de Paris, président de la Ligue des Droits de l’homme et de la Ligue de l’enseignement, fondateur du Parti radical-socialiste, directeur de l’enseignement primaire et primaire supérieur durant les dix-sept années de l’établissement de la IIIe République, théoricien le plus exigeant et le plus accompli de la laïcité française, reste méconnu, voire inconnu. Et ce, malgré l’importance des recherches qui lui sont consacrées depuis les années 1990[14].

© Ishta

Soutenu par Jean Jaurès, Ferdinand Buisson fut le président de la Commission parlementaire (1903-1905) qui rédigea le texte de la loi de séparation des Églises et de l’État et dont Aristide Briand fut le rapporteur si bien inspiré.

L’homme, depuis sa première jeunesse, développe une « foi laïque »[15] qui est l’alliage prophétique des idéaux du protestantisme libéral, de la Franc-maçonnerie adogmatique, des Lumières et de la Révolution française incarnée par Robespierre, culte de l’« Être suprême » compris[16]. La passion républicaine, radicale et socialiste de Ferdinand Buisson pour la Révolution s’est forgée dans ces chefs-d’œuvre monumentaux que sont les histoires de l’évènement par Jules Michelet (1847-1849), Louis Blanc (1857-1870) et Edgar Quinet (1865). Elle s’est forgée aussi dans l’histoire elle-même, car le principe de laïcité a pris corps pour la première fois pendant la Révolution française : l’abolition de l’Ancien Régime, en août 1789, s’est accompagnée de la fin des privilèges ecclésiastiques et de l’affirmation de principes universels, dont la liberté de conscience et l’égalité des droits, exprimés par la Déclaration des droits de l’homme (26 août 1789). Les textes de la Déclaration des droits de l’homme ont aujourd’hui valeur constitutionnelle, car ils ont été intégrés au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Parmi eux figure l’article 10 de la Déclaration : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

La poursuite du processus révolutionnaire a mis aussi en place d’autres bases de la future laïcité française. En août 1792, est votée l’abolition des ordres religieux (catholiques) enseignants et hospitaliers. Un mois plus tard, le 20 septembre 1792 (la veille de la proclamation de la République), est adoptée par décret la laïcisation de l’état civil des citoyens et du mariage. L’aboutissement de cette laïcisation sous la Révolution a lieu lors de la première séparation des Églises et de l’État instaurée, de fait, en 1794, par la Convention nationale, par le décret du 2 sansculottides an II (18 septembre 1794) qui supprime le budget de l’Église constitutionnelle, séparation confirmée le 3 ventôse an III (21 février 1795) par le décret sur la liberté des cultes, qui précise, dans son article 2, que « la République ne salarie aucun culte ». Cette première séparation prend fin avec la signature du concordat de 1801 signé par le gouvernement de Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII.

À l’époque du combat de Ferry, Combes, Briand, Buisson et Jaurès pour l’institution de la laïcité, les papistes fanatiques ne s’y sont pas trompés. En 1894, une violente campagne de presse se déchaîne dans La Croix, journal de la congrégation des Assomptionnistes, contre « l’école sans Dieu », cet « internat du diable ». « Ceux qui connaissent Buisson, Buisson le directeur de l’enseignement primaire, (…) le Franc-maçon qui reste plus puissant que jamais… », éructait encore l’organe de propagande catholique, le 10 octobre 1894…

De fait, la laïcisation de la société était, dès les début de la IIIe République, un combat majeur de la Franc-maçonnerie en général et du Grand Orient de France (GODF) en particulier. Et le motif philosophique premier de ce combat était « la liberté de conscience ». Ainsi, la première Constitution du GODF commençait, en 1849, par la phrase suivante : « La Franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour base l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. » Mais dès 1867, un premier débat eut lieu au Grand Orient sur la référence à l’existence de Dieu, mais le statu quo fut maintenu.

En juillet 1875, Émile Littré et Jules Ferry furent initiés dans la loge La Clémente Amitié où régnait l’anticléricalisme le plus vif. C’est dans ce contexte que le pasteur et député républicain Frédéric Desmons[17] présenta, en septembre 1877, au Convent [congrès] le l’obédience, un rapport dont la discussion déboucha sur un vote modifiant à une très large majorité l’article premier de sa Constitution de la manière suivante : « La Franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts et l’exercice de la bienfaisance. Elle a pour principes la liberté absolue de conscience et la solidarité humaine. Elle n’exclut personne pour ses croyances. Elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité. »

En cela, le Grand Orient se montrait digne héritier des cofondateurs de la Franc-maçonnerie spéculative (Grande Loge de Londres, 24 juin 1717), par ailleurs rédacteurs des premières Constitutions dites « d’Anderson » (1723), les pasteurs Jean Théophile Désaguliers (1683-1744) et James Anderson (1684-1739). L’orientation particulièrement tolérante de l’article 1 des « Obligations » de ces Constitutions a marqué durablement l’esprit de toute la Franc-maçonnerie, même lorsqu’elle a franchi la Manche pour s’épanouir dans la France catholique, seulement quelques années plus tard. Cet universalisme andersonien doit beaucoup à l’adhésion personnelle de Désaguliers au latitudinarisme[18], tendance anglicane très libérale qui était partagée par son ami Isaac Newton (1642 – 1726), lui-même certainement unitarien, qui ne retenait du christianisme qu’une morale épurée et qui, en accord avec Locke, distinguait les champs de la politique et de la religion[19]. Exactement comme le firent Buisson et Jaurès dans les années 1880-1914, dans toutes leurs œuvres philosophiques, morales et politiques. Et comme le firent les législateurs républicains de 1905 que les deux philosophes inspirèrent…

Écoutons ce que disaient déjà, en 1723, les Constitutions d’Anderson, dans l’article 1 des « Obligations » (ou « Devoirs ») :

« Un Maçon est obligé, par son engagement, d’obéir à la loi morale, et s’il comprend correctement l’Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. Mais quoique dans les temps anciens, les Maçons fussent obligés, dans chaque pays, d’être de la religion de ce pays ou nation, quelle qu’elle fût, aujourd’hui, il a été considéré plus commode de les astreindre seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux ou des hommes d’honneur et d’honnêteté quelles que soient les dénominations ou croyances religieuses qui aident à les distinguer, par suite de quoi, la maçonnerie devient le Centre de l’Union et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance. »[20]

© Ishta

Aussi, comment ne pas voir la généalogie philosophique qui, depuis la Réforme, donne naissance, à l’aube du XXe siècle, aux grandes lois laïques de la République française ? Je rappelle donc ces dates cardinales : 31 octobre 1517, les « 95 Thèses » (Dispute sur la puissance des indulgences) auraient été placardées par Luther à la porte de l’église de la Toussaint à Wittemberg, aujourd’hui en Saxe-Anhalt (naissance de la Réforme) ; 1723, les Constitutions d’Anderson ; 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; 1877, la nouvelle Constitution laïque du Grand Orient ; 1905, enfin, la loi de séparation des Églises et de l’État instituant la liberté absolue de conscience comme clé de voûte de la République !

Il était question de la philosophie de la laïcité, presque au début de cet article. Mais, où est le tronc du chêne républicain, où sont les branches-maîtresses et les verts rameaux de la République démocratique, sociale et laïque, aujourd’hui ? Dans la coupe rase de nos temps obscurs, je crains d’entendre, mis à part les trumpettes de l’Apocalypse, les derniers coups de cognée des dévastateurs de l’Alliance dialectique et nihiliste du Djihad avec McWorld[21]

À suivre…

Antoine Peillon

LIRE AUSSI :

« Ce 9 décembre, célébrons la laïcité ! » (Le Jacquemart, 9 décembre 2023)

« Départ du proviseur de Maurice-Ravel menacé de mort : la grande démission de l’État » (Le Jacquemart, 27 mars 2024)

Infolettre bimensuelle des Libres penseurs de France (ADLPF)

Les articles Laïcité de ReSPUBLICA

Les informations du Comité Laïcité République


La philosophie de la laïcité

Postuler qu’il y a une seule et unique philosophie de la laïcité et en rechercher la généalogie principale me paraît bien plus stimulant que de faire l’inventaire historique des doctrines qui, depuis l’Antiquité, sources, ruisseaux et rivières, ont nourrit le flot impétueux de « la laïcité », concept qui n’est apparu furtivement qu’au milieu du XIXe siècle, dans le contexte de la IIe  République[22], puis, au grand jour, de façon éclatante même, dans l’article « Laïcité » (1882) d’un certain Ferdinand Buisson, publié au cœur du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire [plus de 300 auteurs et 2 600 articles !] dont le même Ferdinand Buisson a dirigé l’édition, de 1878 à 1887.

Ainsi, échappons-nous à une succession de notices d’histoire de la philosophie sur Protagoras, (« L’homme est la mesure de toute chose… »), sophiste du Ve siècle avant notre ère, Démocrite, Épicure et Lucrèce, l’empereur stoïcien Marc Aurèle, Montaigne, Pierre Bayle, Machiavel, Descartes, Spinoza, John Locke, Hobbes et John Toland, Montesquieu, Voltaire et Rousseau, le baron d’Holbach, Helvétius et Diderot, Thomas Paine, le révolutionnaire transatlantique, Beaumarchais, Condorcet et Kant, Victor Hugo, Edgar Quinet, voire Jésus (« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » / Évangile de Luc XX, verset 25)[23]

A. P.

Bibliographie


[1] « La laïcité ne serait-elle pas devenue notre sujet national ? », dans Énergies laïques, n° 6, janvier 2004, journal de la Commission permanente de la laïcité.

[2] Stéphane Simon, Les derniers jours de Samuel Paty. Enquête sur une tragédie qui aurait dû être évitée, Plon, 2023.

[3] Le principe de laïcité a pris corps pour la première fois pendant la Révolution française : l’abolition de l’Ancien Régime, en août 1789, s’est accompagnée de la fin des privilèges ecclésiastiques et de l’affirmation de principes universels, dont la liberté de conscience et l’égalité des droits, exprimés par la Déclaration des droits de l’homme. Les textes de la Déclaration des droits de l’homme ont aujourd’hui valeur constitutionnelle, car ils ont été intégrés au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Parmi eux figure l’article 10 de la Déclaration : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » La poursuite du processus révolutionnaire met en place d’autres bases de la future laïcité française : en août 1792, est votée l’abolition des ordres religieux (catholiques) enseignants et hospitaliers. Un mois plus tard, le 20 septembre 1792 (la veille de la proclamation de la République), est adoptée par décret la laïcisation de l’état civil des citoyens et du mariage. L’aboutissement de cette laïcisation sous la Révolution a lieu lors de la première séparation des Églises et de l’État instaurée, de fait, en 1794, par la Convention nationale, par le décret du 2 sansculottides an II (18 septembre 1794) qui supprime le budget de l’Église constitutionnelle, séparation confirmée le 3 ventôse an III (21 février 1795) par le décret sur la liberté des cultes, qui précise, à son article 2, que « la République ne salarie aucun culte ». Cette première séparation prend fin avec la signature du concordat de 1801 signé par le gouvernement de Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII.

[4] Collectif, Dictionnaire critique de la République, Vincent Duclert et Christophe Prochasson (dir.), Flammarion, 2002, p. 202.

[5] La Foi laïque : extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, avec une préface de Raymond Poincaré, Paris, Hachette & Cie, 1912 ; édition contemporaine avec une présentation de Mireille Gueissaz, Le Bord de l’eau éditions, 2007.

[6] L’Idée républicaine en France (1789-1924) : essai d’histoire critique, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1982.

[7] Abdennour Bidar, « Les origines historiques et philosophiques du concept de laïcité », dans Abdennour Bidar et Gérard Delfau, Vivre et faire vivre la laïcité, présentation et conclusion par Alain Simon, Éditions universitaires d’Avignon, 2015, p. 17.

[8] Gérard Delfau, « Le vote de la loi de 1905 et son application jusqu’à nos jours », dans Abdennour Bidar et Gérard Delfau, Vivre et faire vivre la laïcité, présentation et conclusion par Alain Simon, Éditions universitaires d’Avignon, 2015, pp. 28, 30.

[9] Repères chronologiques, sur le site de l’Assemblée nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/histoire/eglise-etat/chronologie.asp

[10] Gérard Delfau, « Le vote de la loi de 1905 et son application jusqu’à nos jours », dans Abdennour Bidar et Gérard Delfau, Vivre et faire vivre la laïcité, présentation et conclusion par Alain Simon, Éditions universitaires d’Avignon, 2015, p. 46.

[11] Op. cit., p. 42.

[12] Alain Simon, « Conclusion », dans Abdennour Bidar et Gérard Delfau, Vivre et faire vivre la laïcité, présentation et conclusion par Alain Simon, Éditions universitaires d’Avignon, 2015, p. 78.

[13] C’est à Charles Péguy (1873-1914) que revient la paternité de l’expression « hussards noirs » à propos des enseignants qu’il admirait, dans L’Argent, en 1913, lorsqu’il parle de ses souvenirs d’écolier à l’école primaire annexe de l’école normale de garçons d’Orléans qu’il fréquente de 1879 à 18853, école annexe où venaient enseigner, en uniformes noirs, les élèves-maîtres en formation professionnelle.

[14] Sur la vie et l’œuvre de Ferdinand Buisson, lire principalement : Pierre Hayat, La Passion laïque de Ferdinand Buisson, Kimé, 1999 ; Laurence Loeffel, Ferdinand Buisson. Apôtre de l’école laïque, Hachette, 1999 ; L. Loeffel, La question du fondement de la morale laïque sous la IIIe République (1870-1914), PUF, 2000 ; L. Loeffel, Ferdinand Buisson, fondateur de la laïcité (Colloque), Amiens, SCÉRÉN-CRDP Académie d’Amiens, coll. « Documents, actes et rapports pour l’éducation », 2004 ; Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Presses Universitaires de Rennes, 2003 ; Samuël Tomei, Ferdinand Buisson (1841-1932) : protestantisme libéral, foi lai͏̈que et radical-socialisme, Paris, Institut d’études politiques, thèse non publiée, 2004 ; Ferdinand Buisson, La Foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, 1878-1944, présentation de Mireille Gueissaz, Le Bord de l’eau éditions, 2007 ; Vincent Peillon, Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Le Seuil, 2010 ; Patrick Cabanel, Ferdinand Buisson. Père de l’école laïque, Labor et Fides, 2016.

[15] Principalement : Ferdinand Buisson, La Foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, 1878-1944, Hachette & Cie, 1911 ; Idem, avec une présentation de Mireille Gueissaz, Le Bord de l’eau éditions, 2007 ; Pierre Hayat, La Passion laïque de Ferdinand Buisson, Kimé, 1999 ; Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Presses Universitaires de Rennes, 2003 ; Samuël Tomei, Ferdinand Buisson (1841-1932) : protestantisme libéral, foi lai͏̈que et radical-socialisme, Paris, Institut d’études politiques, thèse non publiée, 2004 ; Vincent Peillon, Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Le Seuil, 2010 ; Patrick Cabanel, Ferdinand Buisson. Père de l’école laïque, Labor et Fides, 2016.

[16] Il faut attendre le siècle des Lumières pour que l’Être suprême prenne son sens. Cet Être est lié au concept de religion naturelle. Il aurait été nourri par celui de Grand Architecte de l’Univers (GADLU) soutenu par la Franc-maçonnerie. Le culte de l’Être suprême procède du déisme de Voltaire et du théisme chrétien de Rousseau, qui inspire Robespierre. Rousseau écrit ainsi, dans Émile ou De l’éducation : « C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux l’être suprême. »

[17] Daniel Ligou, Frédéric Desmons et la Franc-maçonnerie sous la IIIe République, Gedalge, 1966

[18] L’anglais latitudinarianism est attesté dès 1676. Système accordant des libertés dans les principes d’une religion ou même d’après lequel chacun est libre de choisir la religion qui lui plaît (cf. Journ. offic. du 26 novembre 1874, p. 8709). Les catholiques de France exècrent le latitudarisme anglican. « Ainsi [par les mille sectes bizarres qui peuplèrent la Réforme] s’établit peu à peu le latitudinarisme le plus excessif. » (Lamennais, Indifférence, t. I 1817-23, p. 177). « Il s’est formé en Angleterre une secte qui est répandue dans toute l’Eglise anglicane protestante, où l’on ne parle que de paix et de charité universelle ; les défenseurs de cette paix se donnent eux-mêmes le nom de latitudinariens, pour exprimer l’étendue de leur tolérance qu’ils appellent charité et modération, qui est le titre spécieux dont on couvre la tolérance universelle. » (Bossuet, Sixième et dernier avertissement aux protestants ; État présent des controverses et de la religion protestante, III, 112, 1690). Sur ce moment fondateur – et protestant – de la Franc-maçonnerie : Daniel Ligou, « Franc-maçonnerie et protestantisme », dans Charles Porset et Cécile Révauger (dir.), Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Honoré Champion, 1998, pp. 45 à 56, ainsi que « Cosmopolitisme, tolérance et laïcité », dans Collectif (Commission nationale permanente de la laïcité), La Laïcité en questions. Édition du centenaire [de la loi de 1905], Éditions maçonniques de France, 2005, pp. 31 à 35.

[19] Alain Bauer, Aux origines de la Franc-maçonnerie ; Isaac Newton et les newtoniens, Dervy, 2003, pp. 84-87 ; Roger Dachez, Histoire de la Franc-maçonnerie française, PUF, collection Que sais-je ?, 4e édition mise à jour, 2009, pages 38 à 40. Pour entrer dans les détails particulièrement complexes de l’histoire de la rédaction des Constitutions d’Anderson, lire Pierre Méreaux, Les Constitutions d’Anderson ; Vérité ou imposture, Editions du Rocher, 1995. Sur la religion de Newton, explicitement référencée à Noé, lire Marco Panza, Newton, Les Belles Lettres, 2003, notamment les pp. 127 à 130 ; Isaac Newton, Ecrits sur la religion, traduits et présentés par Jean-François Baillon, Gallimard, collection Tel, 1996, notamment les pp. 56 et 61 à 69.

[20] Anderson’s Constitutions / Constitutions d’Anderson – 1723, Introduction, traduction et notes de Daniel Ligou, Éditions maçonniques de France, 4e édition, 2002, pp. 178 et 179. Traduction légèrement modifiée. Se référer aussi à La Constitution des Francs-maçons, 1723, édition critique bilingue par Philippe Langlet, Honoré Champion, 2018, pp. 264 à 267.

[21] Benjamin Barber, Djihad versus McWorld, DDB, 1996 ; rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 2001

[22] Éric Anceau, Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent, Alpha, collection « Histoire », 2024 [2022], pp. 15 et suivantes.

[23] Lors des discussions sur la loi de séparation des Églises et de l’État, en 1904 et 1905, Aristide Briand se référa plusieurs fois à ce passage de l’évangile de Luc.