Par Antoine Peillon

La Résistance fait obstacle à la libido dominandi (saint Augustin). La terreur appartient pleinement à l’ordre de la domination et de la cruauté et contredit de facto les horizons émancipateurs de tout projet « libérateur ». […] Là où la Résistance dessine une « société éthique » transversale, fût-elle exceptionnelle, contingente, transitoire, le « terrorisme », lui, porte la mort pour la mort, dans une tension de destruction, de haine, de toute-puissance et de raison instrumentale. […] La confusion entre « Résistance » et « terrorisme » n’a pas donc pour conséquence un défaut cognitif, elle participe d’une « carence éthique » – comme on dit « carence affective » ou « carence alimentaire » – qui entame l’humain dans l’Homme.

Gérard Rabinovitch[1].

Musée du Désert, au Mas Soubeyran, Mialet (Gard). Photo : ISHTA

[…] Il est donc revenu le temps de la Résistance. Et ce sont les derniers grands résistants à l’occupation nazie qui nous le disent. J’ai déjà évoqué ce que me confia Edgar Morin, en avril 2015, alors qu’il se constituait receleur de chaises confisquées dans une agence bancaire de HSBC.

Le 16 juin 2015, Egard Morin me raconta ce qu’avait été pour lui le sens de sa Résistance, à l’époque de l’Occupation : « Évidemment, c’était bien entendu l’horreur du nazisme, c’était bien entendu un sentiment patriotique, mais j’avais aussi l’impression que je luttais pour le sort de toute l’humanité, que j’étais un tout petit atome dans une bulle gigantesque qui luttait pour l’émancipation de toute l’humanité. Et, aujourd’hui, cette idée de l’humanité, je l’ai gardée, je l’ai toujours gardée dans ma perspective et dans mes engagements successifs[2]. »

Plus de justice, plus de liberté

À l’occasion de l’entrée au Panthéon de Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Jean Zay, le 27 mai 2015, Edgar Nahoum, qui entra en Résistance en 1942, à l’âge de 21 ans, sous le pseudonyme de Morin, se souvenait des tout premiers jeunes gens à avoir dit non, tel Pierre Hervé, l’un des chefs du mouvement Libération-Sud avec Jean-Pierre Vernant, et témoignait de son état d’esprit à l’époque : « Nous étions jeunes, nous avions l’élan et la ferveur de la jeunesse, nous pensions que vivre, c’était risquer notre vie plutôt que de nous planquer. »

Il racontait aussi quels étaient les espoirs et l’idéal de tous ces jeunes gens qui s’engagèrent dans le combat, armés ou non, contre l’ordre pétainiste de collaboration avec les nazis : « Il régnait un certain messianisme. Nous avions la conviction qu’après la guerre, on allait créer une société nouvelle, un monde nouveau. Résister, c’était bien sûr risquer sa vie, mais aussi vivre dans l’exaltation pour la patrie et pour l’humanité. Malgré les malheurs, malgré les amis arrêtés, tués, j’étais plein de vie. Au point que, après la Libération, j’ai eu une mauvaise période, une sorte de dépression. » À propos du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), publié en mars 1944 sous le titre Les Jours heureux, Edgar Morin soutenait que « le programme du CNR était une façon à la fois juste et naïve d’annoncer cette démocratie sociale » qu’il espérait avec la plupart de ses camarades. Il analysait : « Il s’agissait de marquer une rupture avec la IIIe République, qui était frappée d’un profond discrédit, avec ses scandales à répétition, son incapacité à surmonter la crise, les événements du 6 février 1934 ou encore les échecs du Front populaire. » Et concernant notre époque, d’affirmer : « Je crois que, dans nos temps actuels, il faut résister contre les deux grandes menaces que sont le retour des fanatismes religieux, ethniques et nationalistes, d’un côté, et le pouvoir hégémonique de la spéculation financière, de l’autre. Derrière le règne du fric, c’est le règne du calcul qui est en train de s’imposer. On croit que l’on peut connaître le monde seulement par le calcul : le PIB, le taux de croissance, les sondages d’opinion… Il n’y a aucune mesure du danger, aucune pensée politique. L’état du monde se dégrade, mais les optimistes se félicitent qu’il y ait de plus en plus de voitures en Chine ou au Brésil ! La mondialisation a créé des richesses, oui, c’est incontestable, mais elle crée encore plus de misère. Sans oublier les périls planétaires liés à l’environnement. »

Faisant, comme d’autres, la comparaison entre les années 1930 et la période actuelle, Edgar Morin confiait : « Tout au long de ces années 1930, l’Occident a été dans un état d’aveuglement permanent, accumulant erreurs et illusions. […] Sommes-nous dans une situation comparable ? Nous avons la chance de ne pas avoir un voisin hégémonique susceptible de déclencher la guerre. Mais nous sommes dans un même somnambulisme, par exemple dans notre politique au Moyen-Orient. On intervient par des frappes aériennes qui font de plus en plus de morts civils, créant l’impression que l’Occident repart en croisade contre les Arabes. Et nos alliés, ce sont l’Arabie saoudite et le Qatar… Quelle incohérence quand on prétend défendre les droits de l’homme ! C’est ça, le somnambulisme[3]. »

En avril 2015, lors du recel symbolique des chaises de la banque HSBC organisé par Alain Caillé, un camarade de Résistance d’Edgar Morin était également présent : Claude Alphandéry, ancien lieutenant-colonel des Forces françaises de l’intérieur, qui fut énarque, diplomate, expert économique auprès de l’ONU à New York, président de la Banque de construction et des travaux publics. Un temps conseiller de Michel Rocard et de François Mitterrand, l’ancien banquier a témoigné de la continuité de l’esprit de Résistance dans toutes ses activités militantes, jusqu’à aujourd’hui. Dans un petit livre très personnel[4], Claude Alphandéry rappelait : « En m’attachant depuis trente ans à l’économie sociale et solidaire, je pense avoir retrouvé les valeurs de résistance qui ont traversé les générations de mes aïeux. Je vis moi-même mes derniers combats entre inquiétude et espérance : les capteurs de pouvoir et d’argent sécrètent des illusions, des fantasmes, des frustrations, des détresses, des angoisses et des boucs émissaires. Mais beaucoup d’autres, avec qui je vis de grands moments d’espérance, ont appris à mieux utiliser leurs connaissances pour défendre nos chances de bâtir un nouveau monde. Comment ne pas voir l’urgence d’organiser, avec eux, cette Résistance, d’affermir cette occasion de renouveau ? »

Par ailleurs, depuis quelques années, un autre compagnon d’Edgar Morin et de Claude Alphandéry, Stéphane Hessel, n’a cessé d’exprimer sa conviction que le temps de la Résistance était bien à nouveau d’actualité. Né à Berlin en 1917, naturalisé français en 1937, élève à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1939, il rejoint dès mai 1941 la France libre du général de Gaulle, à Londres. Travaillant alors au Bureau de contre-espionnage, de renseignement et d’action (le BCRA), il mène des missions clandestines en France, en 1944, avant d’être arrêté, torturé, déporté et de réussir finalement à s’évader… En 2010, il publiait Indignez-vous !, un livret dont la diffusion se compta rapidement en centaines de milliers d’exemplaires[5]. À l’âge de 93 ans, il s’exclamait : « Quelle chance de pouvoir en profiter pour rappeler ce qui a servi de socle à mon engagement politique : les années de Résistance et le programme élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil national de la Résistance ! […] De ces principes et de ces valeurs, nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin. Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil national de la Résistance. »

Souhaitant insuffler l’énergie morale de la révolte dans les générations actuelles, Stéphane Hessel écrivait encore : « Le motif de base de la Résistance était l’indignation. Nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France Libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de la Résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menacent la paix et la démocratie. Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif d’indignation. C’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté, mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler[6]. »

Regardant le présent avec un optimisme volontaire, Stéphane Hessel constatait « avec plaisir qu’au cours des dernières décennies se sont multipliées les organisations non gouvernementales, les mouvements sociaux comme Attac, la Fédération internationale des droits de l’homme, Amnesty international… qui sont agissants et performants. Il est évident que pour être efficace aujourd’hui, il faut agir en réseau, profiter de tous les moyens modernes de communication. Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation […]. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez ! »[7].

En mars 2012, à peine un an avant sa mort survenue le 27 février 2013, Stéphane Hessel écrivait la présentation d’une nouvelle édition du programme du Conseil national de la Résistance, sous le titre Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui[8]. Il nous laissait ainsi un testament politique dans lequel il réaffirmait : « Le Programme insiste sur l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, le droit au travail et le droit au repos, la sécurité sociale et de l’emploi, l’éviction des féodalités économiques et financières de la direction de l’économie, la nationalisation des grands moyens de production, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des assurances et des grandes banques, la possibilité effective pour tous les enfants, quel que soit leur origine, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture, pour réellement fonder une république nouvelle. Tout le sens de mon petit livre Indignez-vous !, c’est de rappeler que ces valeurs, qui devrait nous être chères aujourd’hui encore, ne sont plus respectées[9]. »

Au-delà du rappel des objectifs du programme du Conseil national de la Résistance, l’ancien diplomate, qui fut secrétaire de la commission ayant élaboré, à l’ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, appelait une dernière fois ses concitoyens à « réinventer la démocratie ». Il affirmait, non sans une profonde inquiétude : « La démocratie est un objectif difficile à atteindre, mais il mérite que l’on s’y consacre. Certaines mesures du programme du CNR, destinées à être appliquées dès la Libération, l’ont été, mais bien sûr pas toutes. Et combien subsistent vraiment aujourd’hui ? Par exemple, celles concernant l’établissement d’une démocratie qui se veuille la plus large possible et rende la parole au peuple français. Sur ce point, on peut se demander si la France d’aujourd’hui est encore démocratique. Je ne le pense pas, ne serait-ce que parce que nous avons un président élu au suffrage universel, ce qui pour moi est contraire à la vraie démocratie. C’est antidémocratique au sens britannique du terme. Et au sens du Conseil national de la Résistance, qui ne souhaitait pas ce mode d’élection. Nous sommes incontestablement dans un processus de “dessèchement” de la démocratie. […] En France, nous observons depuis plusieurs décennies une dérive de l’appareil d’État vers une forme d’autocratie. […] Sur le seul plan des institutions, notre Constitution de la Ve République, transformée en 1961 par l’élection du président au suffrage universel, n’est pas démocratique[10]. »

Revenant sur son petit livre Indignez-vous ! et sur le succès international extraordinaire de celui-ci, Stéphane Hessel rappelait : « S’il suffisait de s’indigner pour que les choses changent, on se tromperait tout à fait objectif. Le second petit livre que j’ai publié, Engagez-vous ![11], indique bien qu’il ne faut pas s’en tenir à l’indignation, mais aller vers un objectif politique clair. De plus, si l’indignation doit vous amener à pratiquer une violence agressive, on manque également le but. Mon petit livre Indignez-vous ! insiste sur la non-violence comme moyen de faire progresser les choses[12]. »

Enfin, en conclusion de son dernier texte, Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui, Stéphane Hessel indiquait que l’écologie était devenue le « nouveau combat », nous invitant tous à nous attaquer « aux problèmes fondamentaux de la Terre et de la dégradation de notre biosphère[13] ».

Accueil des étrangers, progrès social, solidarité économique, démocratie, non-violence, écologie… Les lignes de fond de l’idéal et de l’action du résistant perpétuel étaient ainsi clairement tracées afin d’orienter les citoyens d’aujourd’hui. Des lignes de fond éthiques et politiques partagées par tous ses anciens camarades, vétérans les plus célèbres de la Résistance contre la Collaboration et les nazis.

Les jours heureux

En témoigne l’Appel à la commémoration du soixantième anniversaire du programme du CNR, proclamé à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, le 8 mars 2004, à l’initiative des associations Attac et Nantes est une fête. Sa première publication fut suivie la semaine suivante d’un colloque, à Nanterre (Hauts-de-Seine), en présence des derniers résistants les plus importants, d’historiens et de responsables associatifs ou syndicaux. À l’occasion, le texte fut renommé « Appel des résistants aux jeunes générations ». Voici les passages les plus significatifs du message que ces personnalités souhaitaient transmettre aux générations actuelles : « Au moment où nous voyons remis en cause le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France Libre, appelons les jeunes générations à faire vivre et retransmettre l’héritage de la Résistance et ses idéaux toujours actuels de démocratie économique, sociale et culturelle. […] Nous appelons, en conscience, à célébrer l’actualité de la Résistance, non pas au profit de causes partisanes ou instrumentalisées par un quelconque enjeu de pouvoir, mais pour proposer aux générations qui nous succéderont d’accomplir trois gestes humanistes et profondément politiques au sens vrai du terme, pour que la flamme de la Résistance ne s’éteigne jamais ». L’essentiel de ces trois gestes tient en quelques lignes :

« Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie. »

« Nous appelons ensuite les mouvements, partis, associations, institutions et syndicats héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se consacrer en priorité aux causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et non plus seulement à leurs conséquences, […] sachant que le fascisme se nourrit toujours du racisme, de l’intolérance et de la guerre, qui eux-mêmes se nourrissent des injustices sociales. »

« Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »

L’Appel se concluait ainsi : « Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : “Créer, c’est résister. Résister, c’est créer.” » Il était signé par Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant et Maurice Voutey.

En 2007, 2008 et 2009, l’esprit de Résistance, pour reprendre le titre d’un livre de Serge Ravanel[14], a soufflé fort lors des rassemblements citoyens qui prirent place sur le plateau des Glières (Haute-Savoie), haut lieu de la Résistance où un Maquis fut décimé en mars 1944 par les nazis et la milice française. À l’appel de Stéphane Hessel et de Raymond Aubrac, l’association Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui entendait dénoncer « l’imposture » de Nicolas Sarkozy, lequel était venu aux Glières, à trois reprises, afin d’y affirmer que son action politique était la continuation du programme du Conseil national de la Résistance… En 2010, les Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui republiaient le programme du CNR sous son très beau titre d’origine : Les Jours heureux[15].

Le 17 mai 2009, les Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui organisèrent, sur le plateau des Glières, un rassemblement de près de 4 000 personnes, venues sans banderoles, ni tracts, ni insignes politiques. Après Raymond Aubrac et d’autres orateurs, Stéphane Hessel concluait cette réunion par un dernier discours : « Sachez que la désobéissance, la préférence donnée aux valeurs par rapport à la loi, c’est une partie de notre citoyenneté, de notre citoyenneté résistante. Résister, c’est refuser d’accepter le déshonneur, c’est continuer à s’indigner lorsque quelque chose est proposé qui n’est pas conforme à ses valeurs, qui n’est pas acceptable, qui est scandaleux. » Se tournant vers les plus jeunes, venus nombreux, il les avertissait qu’ils allaient « avoir en face d’eux un monde avec des défis qui ne peuvent être abordés utilement qu’en restant fermement attachés aux valeurs fondamentales sans lesquels notre humanité risque de péricliter »[16].

En annexe des Jours heureux, on trouve une sorte de Bottin des collectifs et des associations civiques qui recense ceux qui « s’associent, s’activent, résistent ensemble et, […] obtiennent des résultats ». De nombreux domaines d’action sont ainsi arpentés : lutte contre le chômage, défense des droits de l’homme, désobéissance pédagogique à l’Éducation nationale, dénonciation du « flicage », de la vidéosurveillance et même des nanotechnologies, défense de l’information et observation des médias, action contre la publicité ravageuse dans le paysage, logement, nucléaires, OGM, sans-papiers, santé publique, semences paysannes, services publics, solidarités internationales, vélo et transports collectifs, et même humour[17]

Comment refuser ou seulement ignorer encore que les leçons des résistants à l’occupation nazie, tissées d’idéaux humanistes et sociaux, forgées dans l’épreuve de la haine et de la violence, puissent inspirer et même guider la citoyenneté actuelle ? Comment ne pas comprendre, en les écoutant ou en les lisant, qu’il ne peut y avoir de saine et bonne politique que fondée sur la « vertu morale » ? C’est ce que Tzvetan Todorov a souhaité démontrer à partir des destins d’une pléiade d’« insoumis »[18]. Ressuscitant les pensées et les actes les plus significatifs d’Etty Hillesum, de Germaine Tillion, de Boris Pasternak, d’Alexandre Soljenitsyne, de Nelson Mandela, de David Shulman et d’Edward Snowden, l’historien et philosophe relève que « le trait commun de tous les personnages dont je relate le destin est le refus de se soumettre docilement à la contrainte ». Il ajoute que « l’insoumission est en même temps une résistance, une affirmation ». Développant cette idée dialectique de l’insoumission, Todorov explique : « C’est un double mouvement permanent, où l’amour de la vie se mêle inextricablement avec la détestation de ce qui l’infecte. Résister signifie, d’abord, une forme de combat qu’un ou plusieurs êtres humains livrent contre une autre action, physique et publique, menées par d’autres humains. » Mais, au-delà de l’opposition plus ou moins violente à d’autres hommes, l’insoumission « s’entend aussi dans un autre sens, non plus par opposition à un adversaire plus puissant, mais par rapport à des forces impersonnelles qui agissent à l’intérieur de nous », et l’essayiste de conclure : « ces divers personnages ont quelques autres traits communs, en particulier chacun est engagé simultanément dans l’action et dans la réflexion, la pratique et la théorie : ils sont acteurs de la vie publique et, en même temps, écrivent des textes ou prononcent des discours publics »[19].

À nouveau, on le voit, la Résistance fondée sur l’indignation et l’insoumission est autant morale et spirituelle que pratique et physique. Par ailleurs, il faut relever avec force que, même chez ceux dont l’engagement n’a pas échappé à l’usage des armes, l’éthique de la non-violence est un thème constant. Pour résumer, il n’y a pas de Résistance qui vaille sans philosophie de la Résistance.

Humanisme

Edgar Morin a compris, dès 1942, et clairement dit, en 2015, qu’« il régnait un certain messianisme » dans la Résistance. L’historienne Alya Aglan dans son ouvrage Le Temps de la résistance[20] cite Bernanos (« L’espérance est un risque à courir. C’est même le risque des risques ») et le commente : « Ce risque assumé par des individus est le signe authentique de leur liberté, qui se fonde elle-même sur le risque irréductiblement singulier de la mort. » Et en même temps, la Résistance est un continuum de gestes modestes et d’actes qualifiés a posteriori d’héroïques, aussi courageux les uns que les autres, tous inspirés par une finalité qui nécessite de la patience et le sens des opportunités immédiates. Ainsi, en Résistance, l’attente n’est pas passive, elle est prudente préparation. Et Alya Aglan cite René Cerf-Ferrière : « Rien n’est inutile dans la Résistance : le tract, le journal, la radio, le murmure, le sabotage, l’action directe. Tout est lié et ne fait qu’un. » Et tout est justifié par une espérance révolutionnaire qu’Edgar Morin qualifie de « messianique ».

Le temps de la Résistance est tendu vers l’avenir par l’espérance. Alya Aglan évoque le « temps des planificateurs », qui commence dès 1940 lorsque le général de Gaulle et les premiers résistants « intérieurs » rédigent les « plans » d’un monde nouveau, démocratique, social, pacifique, dont l’utopie fraternelle s’inscrit dans la tradition humaniste de la Renaissance et des Lumières européennes. C’est dire que l’espérance était dans la Résistance – comme ensuite dans les années de la guerre froide – un principe révolutionnaire[21], y compris chez les royalistes, nombreux dans les maquis, car lecteurs enthousiastes de Bernanos. Femmes et hommes, de droite et de gauche, communistes et chrétiens, aristocrates, bourgeois, ouvriers : la Résistance se référait presque toujours à la Révolution de 1789, règne de l’esprit humaniste qui se formalisa dans le programme du CNR comme dans le magnifique préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui institua la IVe République[22]. Et Alya Aglan de résumer : « La Résistance est un humanisme. »[23]

Il y a donc, sous le terme « humanisme », l’incontestable esprit de Résistance que philosophes, historiens, ethnologues, écrivains, poètes, journalistes – nombreux parmi les tout premiers à refuser de se soumettre à l’occupant, comme déjà évoqué – ont irrigué de leurs lectures et de leurs recherches. Quant aux ouvriers, employés et paysans engagés dans la même première Résistance, les témoignages recueillis par les historiens montrent à quel point leur combat était mené au nom d’une philosophie souvent aussi explicite qu’implicite, d’une éthique revendiquant radicalement dignité, liberté et justice.

Alya Aglan a définitivement montré que l’engagement de tous était fondé sur « la conscience d’un passé partagé », notamment la Révolution française, mais également sur des valeurs universelles, parmi lesquelles le respect de la personne humaine, inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[24], mais également sur les Tables de la loi de Moïse et dans le Testament chrétien. Ainsi, la Résistance fut aussi « une confrontation entre vérité et réalité », une disqualification presque métaphysique des « réalistes » de Vichy. « Le choix d’un absolu de vérité constitue l’horizon commun de tout engagement résistant », affirme l’historienne. L’histoire de la Résistance est conçue ici comme la révélation de « la volonté d’hommes et de femmes engagées dans des combats qui dépassent les horizons purement militaires, afin d’assurer l’avènement d’une humanité mieux armée moralement, capable de répondre au souci premier du bonheur humain ».

Tous les grands mouvements de Résistance, Libération-Nord, Libération-Sud, Combat, etc., se préoccupaient tout à la fois du « court terme de la Libération » et de la « République à refonder », du « moyen terme de l’Europe à construire » et du « long terme de l’humanité désaliénée, libérée ». Dès juillet 1942, de vifs débats ont lieu, à Lyon, au sein du Comité général d’études créé à l’initiative de Jean Moulin, qui portent sur la reconstruction à venir de la France, de ses institutions, solidarités sociales et économiques, mais également sur l’Europe à créer, et même sur l’humanité qu’il faudra préserver pour toujours du totalitarisme. Presque tous les grands mouvements de Résistance ont rédigé et diffusé, dans la clandestinité, des programmes de réconciliation entre les peuples et de création d’une Europe fédérale, conçue comme étant une première étape d’une fédération mondiale des peuples. Un chapitre du livre d’Alya Aglan est consacré à ces projets universalistes et à la coordination, encore trop ignorée, des Résistances française, danoise, norvégienne, néerlandaise, polonaise, tchécoslovaque, yougoslave, italienne et allemande[25].

Il apparaît alors clairement, en lisant cette analyse des motifs politiques et spirituels de la Résistance, que celle-ci était plus un soulèvement, voire une révolution, pour l’avènement d’un nouveau monde qu’une insurrection contre la barbarie de l’occupant nazi et de ses serviteurs pétainistes. Gérard Rabinovitch, confirme pleinement ce point de vue, dans son très dense ouvrage Terrorisme/Résistance : « Pour la notion de résistance, tout est simple. Elle prend consistance dans le soubassement éthico-politique de la Révolution. Elle appartient à sa logique interne émancipatrice et anti-tyrannique. Elle est congruente à l’universalisme et alumine l’humanisme (l’amour du genre humain) de l’élan révolutionnaire de la première période. Sa scène originelle consonne avec celle des Founding Fathers de 1776, des Pères fondateurs des États-Unis, chers à Hannah Arendt. La même qui avait servi de socle aux puritains anglais du xviie siècle[26]. »

Suivant, comme Alya Aglan et Tzvetan Todorov, la ligne de décryptage philosophique de la Résistance, Gérard Rabinovitch souligne à quel point, dans les actions de sabotage ou les coups de main armés, celles et ceux qui luttaient – parfois à mort – contre l’occupant faisaient tout pour éviter d’atteindre les populations civiles, au prix parfois « d’attaques avortées en raison des risques possibles » pour celles-ci. Il écrit : « Les actions des résistants comportaient une dimension supplémentaire. Elles contenaient, en elles-mêmes, l’empreinte du motif de leur combat. Posant des limites à leurs actions, les résistants faisaient une distinction, qui avait une signification éthique, entre ceux qui pouvaient être tués et ceux que l’on ne devait pas tuer, même par accident. […] Les fins de la Résistance : abattre la tyrannie, sous forme d’oppression ou d’occupation, sauvegarder quelque chose de la Menschlichkeit, du “sentiment d’humanité”, éléments constitutifs d’une civilisation de vie, bornaient les moyens en retenue. La légitimité des moyens y était corrélée à l’équité des fins[27]. »

Enfin, le philosophe et sociologue tient à relever la dimension principalement éthique de la Résistance, en redonnant à celle-ci toute son étendue opérationnelle, sociale et morale : « Il convient d’ajouter qu’étaient inclus dans le maillage des actes de Résistance tous les actes de Résistance civile non armée, pas moins héroïques que ceux des groupes de partisans armés : ainsi du sauvetage des enfants juifs et, dans la mesure du possible de leurs familles, le sauvetage des livres interdits et de bibliothèques entières vouées aux bûchers, ou celui d’objets de culte. Là encore, une œuvre pratique de civilisation. La Résistance armée et la Résistance de sauvetage ont été travail de culture, non de “faibles”, mais de “petits”. […] Transcendant les différences d’origine sociale, les clivages politiques, les asymétries de responsabilités politiques, les diversités professionnelles ; mobilisant des hommes et des femmes de toutes conditions, des enseignants laïcs et des hommes de foi, des ouvriers et des paysans, des diplomates et des fonctionnaires, la Résistance solidarisa des individualités dans un lien social momentané, invisible, inexploré de l’ordinaire sociologique : la société éthique[28]. »

Combat pour la Vie

Cette société éthique fut profondément une communauté fraternelle où s’expérimenta, comme jamais, la vertu politique de l’amitié[29]. Ainsi en témoigna Jean-Pierre Vernant, dans son très beau livre Entre mythe et politique, et comme je l’ai entendu nous le dire souvent, lorsque j’étais enfant : « Pendant la guerre, je me suis trouvé proche de gens qui étaient des militants catholiques, ou même qui avaient été membres de l’Action française. Le fait d’avoir pris ensemble, avec passion, des risques très grands m’a conduit à ne plus les voir de la même façon, et moi, je ne suis plus exactement le même depuis. Je n’ai plus porté le même regard sur les chrétiens, ni même sur les nationalistes, à certains égards, dès lors qu’ils sont devenus presque automatiquement mes amis, c’est-à-dire mes proches, de par notre engagement commun dans des choses d’une importance affective considérable. De même, ceux qui étaient communistes et qui ont participé activement à la Résistance à côté de non-communistes ont été profondément modifiés dans leur façon d’être communistes ; ils ont, à mes yeux, cessé de croire qu’il s’agissait soit de conquérir les autres, soit de les éliminer. Ils ont été amenés à penser qu’il devait exister un moyen de s’entendre avec les autres pour créer quelque chose ensemble. Et l’amitié, c’est aussi cela : s’accorder avec quelqu’un qui est différent de soi pour construire quelque chose de commun[30]. »

D’autres paroles de Jean-Pierre Vernant, citées dans un phénoménal recueil de soixante témoignages, La France résistante d’Alain Vincenot, permettent de saisir à quel point l’éthique de la Résistance, cette amitié citoyenne, était un combat pour la vie : « Pétain ne suscitait pas seulement en moi une réaction à ce qu’il y a de plus noir et de plus haïssable, mais symbolisait le crétinisme, la bêtise grotesque. J’étais là et il y avait contre lui toute ma jeunesse, mes copains, les filles que j’ai connues, les chansons, le Front populaire, les vacances, les auberges de jeunesse, toute cette joie de vivre dans l’amitié, dans un monde de liberté, d’espoir[31]. » Cet hymne à la vie trouve un écho dans le prologue du puissant témoignage de Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours, où l’enseignement inlassable de l’Histoire se nourrit du même mouvement, à la fois instinctif et raisonné, que le premier engagement dans la Résistance : « Je voudrais vous raconter l’histoire d’une jeune femme de 92 ans. Bien sûr, entre la gamine qui est entrée dans la Résistance à 17 ans et la personne qui écrit ces lignes, il s’est écoulé une longue vie. Physiquement, je suis une personne différente, presque étrangère au feu follet qui pédalait sur les routes de Bretagne avec des messages planqués dans sa ceinture ou dans ses cours. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en mon for intérieur je suis restée la même, intact. Mes choix, mes engagements, mes révoltes sont identiques. […] Alors, encore et encore, jusqu’à mon dernier souffle, je dois raconter, comme une dernière manière de résister. Et aux jeunes gens à qui je m’adresse, j’ai toujours la même conclusion : la vie est belle[32]. » Pierre Brossolette lui-même ne déclara-t-il pas, le 18 juin 1943 : « Colonels de 30 ans, capitaines de 20 ans, héros de 18 ans, la France combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie[33]. »

Il faut pourtant se garder de confondre ce goût pour la vie, ces réflexes éthiques, avec un quelconque penchant naturel de certains individus. Le travail original de Fabienne Federini, sociologue, sur l’engagement des intellectuels dans la première Résistance, et notamment sur l’engagement dans la lutte armée des philosophes Jean Cavaillès et Jean Gosset, dès 1940, a montré que leurs choix individuels, comme ceux des frères Jacques et Jean-Pierre Vernant, tout jeunes agrégés de philosophie, se sont inscrits dans la continuité d’engagements politiques au cours des années 1930, ont exprimé des cultures familiales et parfois religieuses (le protestantisme chez les Cavaillès) et ont profité de réseaux relationnels tissés bien avant la guerre. La détermination sociale et culturelle de l’entrée en Résistance ne peut être niée, d’où l’importance donnée à l’éducation civique des enfants et des adolescents. En conclusion de son livre, Fabienne Federini affirme : « Cette recherche établie en effet clairement que c’est grâce à l’existence de relations sociales, nouées préalablement à juin 1940, et surtout grâce à leur persistance, qu’ont pu se constituer les premiers “noyaux” de Résistance[34]. »

Et que c’est bien dans des engagements politiques précédents qu’ont germés souvent des réflexes de Résistance immédiate. Ainsi, le 17 juin 1940, lorsque Jean-Pierre Vernant (1914-2007) écoute le discours radiodiffusé du maréchal Pétain dans lequel celui-ci annonce la capitulation de la France, le tout jeune agrégé de philosophie[35], officier en déroute, démobilisé par surprise, mais déjà militant antifasciste chevronné, décide aussitôt qu’il faut continuer le combat : « On ne peut tout accepter. J’ai tout de suite remis à sa place ce vieux maréchal de France, avec son képi et ses yeux bleus, comme représentant de tout ce que je détestais : la xénophobie, l’antisémitisme, la réaction. C’est mon pays, “ma” France, qui dégringole et vole en éclats avec ce type, qui se met au service de l’Allemagne nazie en jouant les patriotes, qui fait sonner des musiques militaires, va chercher la bénédiction de l’Église catholique pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme de vie démocratique[36]. » En février 1942, Vernant a rejoint le réseau Libération-Sud, fondé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Il est nommé responsable départemental de l’Armée secrète dès novembre 1942. En 1944, il est le « colonel Berthier », commandant des Forces françaises de l’intérieur de Haute-Garonne, qui organise la libération de Toulouse (19 août), avec Serge Ravanel[37], chef régional des FFI.

Plus largement encore, il est important de reconnaître la force de l’éducation, de la culture, des convictions et des idées dans la décision ou la résolution de résister. Michel Terestchenko a très certainement élucidé, une bonne fois pour toutes, le prétendu mystère de ce type d’action altruiste, en analysant, d’une part, des expériences de soumission à l’autorité, de conformisme de groupe ou de passivité face à des situations de détresse, mais aussi, à l’inverse, en relisant dans le détail les actions considérées comme héroïques de grands « altruistes » pendant l’Occupation, notamment celles du pasteur André Trocmé et de son épouse Magda, dans la cité-refuge du Chambon-sur-Lignon[38]. Le philosophe a ainsi démontré de façon particulièrement rigoureuse que le courage d’agir pour le bien est motivé par le désir de se réaliser par la mise en œuvre de principes acquis : « Ce qui ressort d’enquêtes menées auprès de gens qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et notamment des travaux de Samuel et Pearl Oliner[39], c’est l’importance cruciale de l’éducation et des convictions éthiques, religieuses ou philosophiques dans la constitution de ce qu’ils ont appelé la “personnalité altruiste”, dont un trait remarquable est qu’elle se distingue par une puissante autonomie personnelle, la capacité à agir en accord avec ses propres principes, indépendamment des valeurs sociales en vigueur et de tout désir de reconnaissance. »

Et Michel Terestchenko d’insister : « À la définition de l’altruisme comme désintéressement sacrificiel qui exige l’oubli, l’abnégation de soi en faveur d’autrui – définition que la tradition morale et religieuse a presque unanimement consacrée –, les résultats des recherches entreprises sur ce sujet nous invitent à substituer celle-ci : l’altruisme comme relation bienveillante envers autrui qui résulte de la présence à soi, de la fidélité à soi, de l’obligation, éprouvée au plus intime de soi, d’accorder ses actes avec ses convictions (philosophiques, éthiques ou religieuses) en même temps qu’avec ses sentiments (d’empathie ou de compassion), parfois même, plus simplement encore, d’agir en accord avec l’image de soi indépendamment de tout regard ou jugement d’autrui, de tout désir social de reconnaissance[40]. »

Résister n’est pas affaire d’héroïsme, mais bien plus de fidélité à soi-même, de « présence à soi », d’obligation vis-à-vis d’un idéal et d’une éthique, souvent reçus en héritage[41]. La Résistance est tradition. Une tradition qui vit dans toutes les dissidences, objections de conscience et désobéissances civiles plus ou moins organisées qui ressurgissent dans l’Histoire chaque fois que la liberté et la dignité sont trop menacées pour que la vie demeure encore vie humaine. Que ce soit « face à l’extrême », sous les régimes nazi et stalinien par exemple, ou en période de montée aux extrêmes comme aujourd’hui, nul ne peut se dérober à la nécessité de « l’action morale » par laquelle « on se conforme à l’idée même d’humanité », et par laquelle on participe même à « son accomplissement ». Ce qui d’ailleurs nous fait « éprouver une joie profonde »[42]

La même anthropologie de l’action morale, expression de l’altruisme, est développée par Michel Terestchenko dans Un si fragile vernis d’humanité : « Aussi comprend-on mieux les trois aspects clés de l’action altruiste : il est nécessaire que le sujet se soustraie à la léthargie du témoin par le sentiment d’une obligation impérieuse qu’il éprouve comme allant de soi, comme étant “naturelle”, qu’il n’y réponde pas par respect de principes éthiques purement formels et abstraits, et qu’il trouve dans son engagement, aussi périlleux puisse-t-il être, une réelle joie, une plénitude de l’accomplissement de soi dans la mise en œuvre de toutes ses facultés, en sorte que cet engagement n’a rien, strictement rien, de sacrificiel[43]. »

Calvin & Cie

Se dérober plus longtemps, par aveuglement, lâcheté ou servitude volontaire, à l’Appel lancé en 2004 par les vétérans de la Résistance et de la France Libre, aux injonctions fraternelles de Stéphane Hessel, à la leçon d’accomplissement de soi dans l’action morale et altruiste, telle que vérifiée par Tzvetan Todorov et Michel Terestchenko chez les « sauveurs » du Chambon-sur-Lignon, seraient faillir une nouvelle fois à ce « métier d’homme » auquel Jorge Semprún a rendu hommage dans son essai sur Husserl, Orwell et Marc Bloch, auquel il a rendu le plus vif hommage. À cette fin, il est indispensable de faire mémoire, c’est-à-dire de connaître l’histoire de la Résistance plutôt que de la commémorer machinalement, et donc de se libérer de la mythologie belliciste du « héros », laquelle est toujours prétexte à rester tétanisé devant les ennemis de l’humanité, à se réfugier dans l’indifférence et l’impuissance.

Faire mémoire, c’est faire vivre en soi les valeurs et les exemples de celles et ceux qui, pour le plus grand nombre, se considéraient comme des « petits » ou des « amateurs inspirés »[44], mais non pas comme des « faibles »[45], ni comme des « héros »[46]. C’est comprendre que l’esprit de Résistance nécessite sa transmission rigoureuse et vigoureuse, qu’il doit être le sujet d’une vivante tradition.

Les historiens Arlette Farge et Michel Chaumont ont insisté sur cette puissance morale et spirituelle des « mots » des résistants, à condition de les lire et de les étudier toujours. Que ce soit dans les manifestes politiques ou les poèmes de cette époque, tous deux ont vu « vivre un langage d’espoir et de révolte, qui pousse à agir ». Ils ont aussi relevé que les anciens résistants qu’ils ont interviewés « tentent d’appeler les jeunes à la vigilance » et ont cité à ce propos Claire Chevrillon, auteur de Une résistance ordinaire[47], qui comme beaucoup de ses anciens compagnons s’adressaient prioritairement à la jeunesse : « Pour vous qui êtes jeunes, il me semble intéressant d’avoir une vision de cette époque plus personnelle que celle qu’en donnent les livres d’histoire. Les grands mots comme “valeurs spirituelles”, “civilisation contre barbarie” n’ont plus cours aujourd’hui. Mais imaginez un instant ce qu’aurait été votre vie si Hitler avait gagné la guerre[48]. »

Parlant de la force initiatique du sentiment d’admiration, cette « vertu » magnifiée par Descartes, Mona Ozouf insistait, de même que Claire Chevrillon et Marie-José Chombart de Lauwe, sur « la valeur de l’exemple », à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay : « Il [l’exemple des résistants] ne nous dit pas ce que nous pourrions faire, mais ce que nous devrions faire. Il ne nous garantit nullement la réussite. Mais même quand il nous paraît hors de portée, impossible à égaler, reste qu’il nous tire vers le haut, qu’il nous élève, et convient donc à ceux qu’il s’agit, justement, d’élever. À ces élèves, donnons à lire les quatre histoires que réunit ce petit livre : celles d’hommes et de femmes très différents les uns des autres, venus d’horizons politiques et familiaux souvent très éloignés ; si fraternels pourtant, et si semblables dans leurs choix profonds : le mépris des passions partisanes, l’exercice éclairé de la raison, la foi mise dans l’éducation ; tout cela soutenu par le courage, valeur cardinale sans laquelle les autres valeurs, fussent-elles républicaines, s’effondreraient[49]. »

Oui, l’esprit de Résistance est une tradition vivante, à condition d’en faire mémoire précisément. Aussi, il me semble indispensable de tracer ici, à grands traits, une généalogie des notions et des pratiques de désobéissance et de Résistance, telles qu’elles sont nées lors de la Réforme au xvie siècle et telles qu’elles se sont développées, par la suite, dans des allers et retours entre les deux rives de l’Atlantique.

Il revient certainement à Jean Calvin d’avoir, dès la première publication de son Institution de la religion chrétienne, en 1536, introduit « la possibilité pour l’homme d’user de sa raison pour examiner le contenu et la nature de la loi positive »[50], c’est-à-dire des autorités humaines. L’historienne Isabelle Bouvignies y voit l’acte de naissance des droits de désobéissance et de résister, lesquels sont au fondement de la philosophie politique moderne[51]. Dans le dernier quart du xvie siècle, plusieurs essais « monarchomaques » – écrits par des juristes, théologiens et aristocrates protestants qui combattent le monarque, surtout après les massacres dits de la Saint-Barthélemy (août à octobre 1572) – s’en prennent à Machiavel, présenté comme le défenseur des tyrans, mais défendent surtout l’idée que les rois ne sont rois que par investiture populaire et ensuite par contrat. Que l’on ne s’y trompe pas, les thèses des monarchomaques huguenots ne justifiaient en rien le tyrannicide, mais elles furent, cependant, « le lieu de gestation d’un droit de résistance au pouvoir »[52]. Et l’on sait comment la première publication complète, en 1576, du Discours de la servitude volontaire (écrit en 1549) d’Étienne de La Boétie, sous le titre Contr’Un, fut le fait « des partisans calvinistes » qui prirent le prudent Montaigne de court[53].

« Bien plus fortement que Calvin, les monarchomaques ont permis de légitimer un droit de résistance à la tyrannie, sur base théologique évidente et convaincante », synthétise ainsi Denis Müller, remarquable professeur honoraire d’éthique à la Faculté de théologie et de sciences des religions de Lausanne (Suisse). Avant d’en tirer de fortes et lucides conclusions pour aujourd’hui : « Le droit de résistance constitue en quelque sorte la face critique indispensable de toute éthique théologique du politique […]. On ne dira jamais assez l’importance cruciale d’un tel droit de résistance. La puissance de la tyrannie menace toujours aux portes des démocraties apparemment les plus avancées et les plus établies. Elle n’est pas seulement la tentation des nations en développement, elle opère aussi, de manière sourde et sournoise, au cœur des sociétés modernes les plus sophistiquées. La résistance, exemplifiée par de hautes figures historiques (Bonhoeffer, Gandhi, Martin Luther King, Mandela, Sakharov, Havel, etc.), ne représente pas uniquement une attitude politique liée à une stratégie conjoncturelle. Elle plonge ses racines dans un état d’esprit fondamental, dans un sol spirituel inépuisable, ressource de la liberté intérieure et du refus de la soumission. Une éthique politique authentique repose sur ce socle inamovible de résistance et d’insoumission, qui ne peut jamais être mis à l’écart ou entre parenthèses. »[54]

En 1561, John Knox, disciple écossais de Calvin, s’entretenait ainsi avec la reine Marie Stuart : « Croyez-vous, lui demandait celle-ci, que, s’ils en ont le pouvoir, les sujets puissent résister à leurs princes ? » Knox lui répondit : « Si leurs princes excèdent leur mandat, Madame, et contreviennent aux principes en vertu desquels on leur doit obéissance, cela ne fait aucun doute : on peut leur résister, même par la force[55]. » Moins d’un siècle plus tard, entre 1641 et 1648, les puritains indépendants, dont Cromwell, furent pour une grande part à l’origine de la Première Révolution anglaise (English Civil War), pendant laquelle le roi Charles Ier fut destitué, condamné pour haute trahison et décapité le 30 janvier 1649[56]. Ce fut, dans toute l’Europe, un « coup de semonce adressé à l’absolutisme », qui « représentait une mise en pratique du droit de Résistance et marquait la désacralisation de l’autorité royale ». Publié en février 1649, l’essai de John Milton, De la légitimité des rois et du gouvernement civil, s’efforçait de légitimer le soulèvement populaire qui fut à l’origine de la Première Révolution anglaise et proposait une théorie du contrat dans laquelle s’exprimait la profonde méfiance des puritains indépendants vis-à-vis du pouvoir politique : « Ceux qui désormais par expérience avaient découvert le danger et les inconvénients d’un pouvoir arbitraire, confié à n’importe qui, inventèrent des lois, élaborées ou consenties par tous, lois qui cantonneraient et limiteraient l’autorité de ceux qu’ils choisissaient pour les gouverner[57]. »

Au milieu du xviie siècle, de nombreux membres de la Société religieuse des Amis, plus connus sous le nom de Quakers, fuyèrent les persécutions de l’Église anglicane et partirent s’établir aux États-Unis[58]. Ils fondèrent la ville de Philadelphie et l’État de Pennsylvanie, créant une république fondée sur une interprétation de la Bible qui impliquait, entre autres, de considérer les Indiens comme leurs semblables et de refuser l’esclavage. En 1688, une colonie quaker germanophone de Pennsylvanie fut à l’origine de la première pétition américaine contre l’esclavage. En 1775, la Pennsylvania Abolition Society se constitua, puis une autre, équivalente, vit rapidement le jour à New York, dont la moitié des membres étaient des Quakers. Ceux-ci menèrent des actions contre l’esclavage en créant les premiers réseaux d’évasion vers le Canada, en établissant des écoles pour les Noirs, alors qu’une loi punissait toute personne qui apprenait à lire aux esclaves, en exprimant leur opposition par des pétitions et en menant des campagnes de pression sur les parlementaires. Si leur engagement fut strictement non violent, les Quakers connurent cependant l’emprisonnement pour non-respect de la législation esclavagiste. Ils furent même parfois persécutés, lynchés et exécutés[59].

Dans cette généalogie calviniste de résistance, il est revenu à Henry David Thoreau (1817-1862) d’être le premier promoteur du concept de « désobéissance civile ». L’auteur de Walden ou la Vie dans les bois (1854) s’était en quelque sorte exilé à l’intérieur même de son État afin de ne plus soutenir la guerre et de « ne plus avoir à cautionner l’esclavage par son consentement tacite ». En 1849, Thoreau avait déjà publié Résistance au gouvernement civil, une conférence prononcée en 1848, où s’exprimait son « engagement brûlant contre la barbarie de l’esclavage, qui le conduisit à remettre en cause le texte même de la Constitution américaine de 1787[60] ». Selon Hourya Bentouhami-Molino, les prises de position publiques contre l’esclavage de l’objecteur de conscience des forêts du Maine donnèrent « un tour plus politique à la notion de Résistance civile qu’il avait contribué à édifier par sa conférence de 1848 et dont la traduction en termes de “désobéissance civile” allait connaître une impressionnante fortune ». En fait, cette expression, inventée par l’éditeur de Thoreau, quatre ans après la mort de celui-ci, « inaugurait une radicale nouveauté dans l’approche du politique, en rupture avec les théories traditionnelles de la Résistance civile au gouvernement »[61]. Ami et maître en transcendantalisme[62] de Thoreau, Ralph Waldo Emerson (1803-1882), l’un des plus grands penseurs américains, également issu de l’Église protestante unitarienne, fut un éminent désobéissant et résistant civil face à l’esclavagisme[63]. Deux grands penseurs contemporains comme Hannah Arendt[64] et John Rawls s’inscrivent nettement, entre autres, dans cette tradition hyper-démocratique américaine de la désobéissance civile.

Les armes de l’esprit

Par la suite, c’est dans la lecture de Thoreau que Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King puisèrent la philosophie de leurs stratégies de désobéissance non violente. Et, au-delà de ces figures tutélaires de la Résistance civile, les œuvres de l’ermite de Walden inspirent encore aujourd’hui nombre de désobéissants. En 1940, c’est au contact des Quakers agissant déjà dans le Sud de la France pour sauver des Juifs qu’André Trocmé engagea tout le plateau du Chambon-sur-Lignon, où il était pasteur depuis 1934, dans l’extraordinaire et aujourd’hui célèbre sauvetage de milliers de réfugiés et d’enfants cachés[65].

Très tôt le pasteur rencontra, à Marseille, Burns Chalmers, un quaker américain engagé, dès l’été 1940, dans l’aide humanitaire aux Juifs détenus à Gurs, l’un des premiers et plus importants centres d’internement. Il faut créé près d’Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques) aux fins d’y retenir les républicains espagnols fuyant l’Espagne après la victoire de Franco. Et cette rencontre fut décisive. Lorsque les Juifs étrangers pris dans des rafles arrivaient à Gurs, les Quakers leur apportaient de la nourriture, tandis que le Comité inter-mouvements auprès des évacués (devenu « la Cimade ») y créait une bibliothèque de 5 000 livres et distribuait des instruments de musique, ce qui n’améliorait que de façon très relative les conditions inhumaines d’internement[66].

Lors d’un autre de leurs rendez-vous, Burns Chalmers demanda son aide à André Trocmé en ces termes : « Nous pouvons faire héberger les internés hors des camps, mais personne n’en veut. Il est très difficile de trouver une commune française qui accepte de courir le risque de recevoir des hôtes adultes, adolescents ou enfants aussi compromettants. Voulez-vous être cette commune ? » Le pasteur l’assura aussitôt que Le Chambon-sur-Lignon accepterait certainement de répondre positivement à son appel. Chalmers lui promit alors que les Quakers et la Fellowship of Reconciliation[67] soutiendraient financièrement l’accueil de leurs protégés.

Lorsqu’André Trocmé rentra au Chambon, le conseil presbytéral de sa paroisse vota immédiatement son engagement dans cette action. Tout au long de l’Occupation, des fonds parvinrent en Haute-Loire, depuis Genève, envoyés par les Quakers, la Fellowship of Reconciliation et les Congrégationalistes (Églises protestantes américaines). Le mémorialiste du Chambon-sur-Lignon, Gérard Bollon, affirme que le message de Trocmé à ses paroissiens fut : « Il faut accueillir, il faut protéger, il faut sauver ces réfugiés. »

Arrêté le 13 février 1943 par les Allemands, interné au camp de Saint-Paul-d’Eyjeaux (Haute-Vienne) pendant près d’un mois, André Trocmé pris finalement le maquis en août 1943, afin d’échapper à une nouvelle arrestation qui s’annonçait fatale. Maquis à partir duquel il continua, jusqu’à la Libération, son œuvre de sauvetage. Le pasteur André Trocmé et son épouse Magda, comme tous leurs compagnons, furent nommés Justes parmi les Nations en 1971. En 1990, le gouvernement israélien reconnut également toute la région du Chambon-sur-Lignon et ses habitants comme Justes parmi les nations. Au-delà de l’accueil, les habitants du plateau Vivarais-Lignon avaient fourni de faux papiers d’identité, des cartes de rationnement et avaient aidé des dizaines de Juifs à passer la frontière vers la Suisse.

Cette Résistance exemplaire avait commencé par un sermon prononcé par les deux pasteurs du Chambon-sur-Lignon, André Trocmé et Édouard Theis, le dimanche 23 juin 1940, alors que l’armistice avec l’Allemagne nazie avait été signé la veille. Le texte de cette prédication historique fut d’emblée sans ambiguïté : « Frères et sœurs, […] parce que nous n’avons pas bien usé de la liberté qui nous était donnée, ne renonçons pas à la liberté, sous prétexte d’humilité, pour devenir des esclaves, et plier lâchement devant les idéologies nouvelles. Ne nous faisons pas d’illusions : la doctrine totalitaire de la violence a acquis ces derniers jours un formidable prestige aux yeux du monde, parce qu’elle a, du point de vue humain, merveilleusement réussi. […] Des pressions païennes formidables vont s’exercer, disions-nous, sur nous-mêmes et sur nos familles, pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit. […] Nous résisterons, lorsque nos adversaires voudront exiger de nous des soumissions contraires aux ordres de l’Évangile. Nous le ferons sans crainte, comme aussi sans orgueil et sans haine[68]. »

Maquisards-camisards

Il y eut, après-guerre, une vaine polémique sur la distinction à faire entre « Résistance passive », c’est-à-dire spirituelle et civile, et « Résistance active »[69]. Dans un livre considérable, Patrick Cabanel a récemment qualifié de « mythes historiographiques » les récits et commentaires selon lesquels les Résistances spirituelle et civile étaient radicalement différentes de la Résistance armée, au point que les unes n’avaient jamais rejoint l’autre[70]. Malheureusement, l’équipée non violente d’André Trocmé a souvent servi à alimenter cette dichotomie légendaire. Mais en réalité, à partir de l’année 1942, nombre de résistants civils, notamment dans les régions refuges comme la Drôme, le plateau Vivarais-Lignon, ou les Cévennes, furent également les lieux où s’installèrent de très grands maquis de Résistance armée.

Il est intéressant de relever que la Résistance protestante armée du Sud de la France s’est rapidement référée à l’épopée des Camisards[71], mais aussi à la force de conviction des prisonnières de la tour de Constance[72], sous Louis XV, et aux guerres des anciens huguenots du Midi : autant d’éléments de mémoire qui légitimaient la violence à l’encontre des « collabos » et des nazis. Le « résister ! », gravé dans la pierre par Marie Durand, ou l’une de ses compagnes, devint un mot d’ordre et fut relevé sur de nombreux documents, dont le blason des protestants gaullistes de Londres, dessiné par le pasteur Franck Christol, aumônier des Forces françaises libres. Le blason additionne la tour de Constance, la croix huguenote et la croix de Lorraine, sous le mot « RESISTEZ ». Jacques Poujol est l’auteur de l’hymne d’un maquis cévenol, dans lequel il cite ce « Résistez » et fait rimer « camisards » avec « maquisards »[73].

Dès l’été 1943, chaque grande vallée cévenole eut son maquis, rattaché à l’Organisation de Résistance de l’armée (ORA), à l’Armée secrète, aux FTP, ou indépendants[74]. Pierre Poujol (1889-1969), le père des frères résistants Jacques Poujol (1922-2012) et Robert Poujol (1923-2003)[75], écrivait en 1944 : « La période du maquis est précédée presque partout par la période des réfugiés (politiques ou raciaux) augmentés – à partir de février 1943 – par les réfractaires au service du travail [obligatoire][76]. » C’est ainsi que les terres de refuge pour les Juifs sont devenues terres de maquis. Y compris le plateau du Chambon-sur-Lignon, où certains leaders protestants, juifs et étudiants en théologie de l’École nouvelle cévenole sont passés très massivement au maquis.

« En fait, il y a moins opposition que complémentarité entre les modes armé et spirituel de résistance », peut affirmer l’historien Patrick Cabanel[77]. Le dimanche 14 juillet 1940, le pasteur Roland de Pury (1907-1978) a lu, dans son temple lyonnais de la rue Lanterne, une prédication qui fut un appel explicite à résister au nazisme et à la Collaboration[78]. Ce commentaire du huitième commandement des Tables de la Loi est considéré comme étant une des toutes premières actions de Résistance spirituelle en France[79] : « Je sais bien qu’après un tel carnage, la France peut bien se reposer et dire : j’ai fait ce que je pouvais. Oui, elle avait le droit de déposer les armes. Mais non pas, non jamais de consentir intérieurement à l’injustice. […] La France morte, on pourrait pleurer sur elle, mais la France qui trahirait l’espoir que les opprimés mettent en elle, mais la France qui aurait vendu son âme et renoncé à sa mission, nous aurait dérobé jusqu’à nos larmes. Elle ne serait plus la France. […] Si la France, parce qu’elle est défaite, se met à douter de la justice de cette lutte qu’elle a menée, et si par conséquent elle étouffe sa mission de justice, alors elle est pis que morte, elle est décomposée, elle est prête pour toutes les infamies. »

Jusqu’au dimanche 30 mai 1943, jour de son arrestation par la Gestapo, Roland de Pury continua à faire des prédications de Résistance. En octobre 1940, il entra également dans l’action, organisant le passage en Suisse de dizaines de Juifs, dont beaucoup d’enfants. Lui et son épouse Jacqueline offrirent leur maison et le presbytère du temple pour héberger des membres de la Résistance, des Juifs ou des passeurs qui convoyaient des enfants du Chambon-sur-Lignon vers la Suisse.

En mai 1943, arrêté par la Gestapo, il est enfermé au fort de Montluc (Lyon), à cause de l’aide qu’il apportait au mouvement Combat. Avec des bouts de crayons et des morceaux de papier conservés au risque de se faire fusiller, Roland de Pury écrivit un Journal de cellule, dont une première édition parut en Suisse avant même la Libération. Vers le 20 juin 1943, il y écrivait, s’adressant au « Rédempteur » : « Ah ! Tu me fais durement saisir que c’est là justement tout le problème, l’unique problème de notre destinée : esclavage ou liberté[80]. »

« Vivre libre ou mourir ! », telle était la devise du maquis des Glières, mais celle également de la première République, en 1792.

Chapitre IX de Résistance !, Seuil, 2016


[1]. Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance. D’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse, Le Bord de l’eau, 2014. Né en 1948 à Paris, Gérard Rabinovitch est le fils du résistant Léopold Rabinovitch – membre du réseau Carmagnole-Liberté des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée) de Lyon, déporté comme résistant à Dachau en 1944 – et de Anna née Portnoï, « enfant cachée » pendant la guerre. Il est le neveu du résistant Léon Rabinovitch, également membre du réseau Carmagnole-Liberté des FTP-MOI de Lyon, déporté avec son frère Léopold à Dachau.

[2]. Entretien vidéo pour cogito.tv.

[3]. Edgar Morin, « Nous sommes condamnés à résister », propos recueillis par Éric Aeschimann et François Armanet, L’Obs, 21-27 mai 2015, p. 80 et 81.

[4]. Claude Alphandéry, Une famille engagée, Odile Jacob, 2015.

[5]. Stéphane Hessel, Indignez-vous!, Indigène éditions, 2010, éd. revue et augmentée, décembre 2011.

[6]. Ibid., p. 11 et 12.

[7]. Ibid., p. 16.

[8]. Stéphane Hessel, Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui. Suivi du programme du Conseil national de la Résistance, L’Esprit du temps, 2012.

[9]. Ibid., p. 19 et 20.

[10]. Ibid., p. 23-26.

[11]. Stéphane Hesssel, entretiens avec Gilles Vanderpooten, Engagez-vous !, Éditions de l’Aube, 2011, nouv. éd. 2013.

[12]. Stéphane Hessel, Indignez-vous!, op. cit., p. 31 et 32.

[13]. Stéphane Hessel, Vérités d’hier, Résistances d’aujourd’hui, op. cit., p. 39-41.

[14]. Serge Ravanel, L’Esprit de résistance, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 1995.

[15]. Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui, Les Jours heureux, La Découverte, 2010.

[16]. Ibid., p. 163-165.

[17]. Ibid., p. 177-195.

[18]. Tzvetan Todorov, Insoumis, Robert Laffont/Versilio, 2015.

[19]. Ibid., p. 33, 34 et 37.

[20]. Alya Aglan, Le Temps de la Résistance, Actes Sud, 2008. Alya Aglan est historienne, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur d’une thèse sur le mouvement Libération-Nord (La Résistance sacrifiée. Le mouvement Libération-Nord, 1940-1947, Flammarion, 1999, coll. « Champs », 2006), co-directrice, avec Jean-Pierre Azéma, de Jean Cavaillès résistant. Ou La pensée en actes (Flammarion, 2002), co-directrice, avec Robert Frank, de 1937-1947. La guerre-monde I,Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2 vol., 2015.

[21]. Voir l’œuvre philosophique majeure d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1954-1959), Gallimard, 3 vol., 1976, 1982 et 1991. Sur le crucial enjeu métaphysique du « principe Espérance », mais également du « principe Responsabilité », voir Avishag Zafrani, Le Défi du nihilisme. Ernst Bloch et Hans Jonas, Hermann, 2014.

[22]. Lire la belle méditation de Tzvetan Todorov sur la valeur contemporaine de la tradition humaniste dans Le Jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Grasset, 1998, Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1999.

[23]. Voir le magnifique chapitre de son Temps de la Résistance, op. cit., p. 223-253, consacré au « temps de l’humanité ».

[24]. À propos de la Révolution française comme source d’inspiration politique : Hannah Arendt, De la révolution, op. cit., p. 329-430 ; Claude Lefort, Essais sur le politique xixe-xxe siècle, Seuil, 1986, coll. « Points Essais », 2001, p. 81-212 (« Sur la Révolution ») ; Olivier Bétourné et Aglaia I. Hartig, Penser la Révolution. Deux siècles de passion française, La Découverte, 1989, p. 202-216 (« Edgar Quinet et Hannah Arendt : retour au politique ») ; Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989.

[25]. Quatre rencontres eurent lieu, entre mars et juillet 1944, au cours desquelles des représentants des mouvements de Résistance de ces neuf pays se mirent d’accord sur le programme commun d’une Europe fédérale incarnant les valeurs de la Résistance et réintégrant l’Allemagne dénazifiée dans la communauté européenne.

[26]. Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance, op. cit., p. 15 et 16.

[27]. Ibid., p. 59 et 60.

[28]. Ibid., p. 60 et 61.

[29]. Voir Giorgio Agamben, L’Amitié, Payot & Rivages, 2007, où la relecture d’Aristote permet d’affirmer que « l’amitié est si étroitement liée à la définition de la philosophie que l’on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible » (p. 7). Lire également les profondes réflexions personnelles de Jean-Pierre Vernant, sous le titre « Tisser l’amitié », dans Entre mythe et politique, Seuil, 1996, p. 17-31.

[30]. Jean-Pierre Vernant, ibid., p. 26 et 27, cité dans l’indispensable album et recueil de documents de Guillaume Piketty, Résister. Les archives intimes des combattants de l’ombre, préface de Raymond Aubrac, Textuel, 2011, p. 72, et dans Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, op. cit., p. 374.

[31]. Alain Vincenot, La France résistante. Histoires de héros ordinaires, Éditions des Syrtes, 2004, p. 18. Lire aussi Georges Charpak, avec Dominique Saudinos, La Vie à fil tendu, Odile Jacob, 1993 ; Serge Ravanel, L’Esprit de résistance, op. cit. ; Georges-Marc Benamou, C’était un temps déraisonnable. Les premiers résistants racontent, Robert Laffont, 1999 ; Robert Belot, Paroles de résistants, Berg International, 2001 ; Jeanne-Marie Martin, Portraits de résistants. 10 vies de courage, Librio, 2015 ; Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay au Panthéon, introduction de Mona Ozouf, Textuel, 2015.

[32]. Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours. Mémoires, Flammarion, 2015, p. 13 et 16.

[33]. Pierre Brossolette, Résistance (1927-1943), textes rassemblés et présentés par Guillaume Piketty, Odile Jacob, 1998, nouv. éd., 2015, p. 202.

[34]. Fabienne Federini, Écrire ou Combattre. Des intellectuels prennent les armes, La Découverte, 2006, p. 269. À propos des intellectuels résistants, lire Georges Canguilhem, Vie et Mort de Jean Cavaillès, Éditions Allia, 1996 ; Alya Aglan et Jean-Pierre Azéma (dir.), Jean Cavaillès résistant, op. cit. ; Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre, 1903-1944, Éditions du Félin, nouv. éd., 2003 ; Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, op. cit. ; Jorge Semprún, Le Métier d’homme. Husserl, Bloch, Orwell. Morales de résistance, Flammarion, Climats, 2013.

[35]. Il entre au CNRS en 1948 et devient l’un des meilleurs spécialistes de la Grèce antique, de sa religion et de ses mythes. De 1975 à 1984, il est professeur au Collège de France. Compagnon de la Libération, grand officier la Légion d’honneur, Grand Croix de l’Ordre national du Mérite et titulaire de nombreuses autres distinctions, il est l’auteur de nombreux livres rassemblés en deux volumes : Œuvres, Religions, Rationalités, Politique, Seuil, 2007.

[36]. Musée de la Résistance 1940-1945 en ligne (Fondation de la Résistance).

[37]. Serge Ravanel, L’Esprit de Résistance, op. cit.

[38]. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, 2005, nouv. éd., 2007.

[39]. Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality. Rescuers of Jews in Nazi Europe, Macmillan, 1988.

[40]. Ibid., p. 16 et 17.

[41]. En témoigne, de façon exemplaire, Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, texte présenté par Guillaume Piketty, Éditions du Tricorne, 2001.

[42]. Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Seuil, 1991, nouv. éd., coll. « Points Essais », 1994, p. 317.

[43]. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, op. cit., p. 264.

[44]. Philip P. Hallie, Lest Innocent Blood be Shed. The Story of the Village of Le Chambon and How Goodness Happened There, New York, Harper & Row, 1979 (trad. française Le Sang des innocents, Stock, 1980), abondamment cité par Tzvetan Todorov et Michel Terestchenko. Pour une histoire particulièrement complète de la Résistance au Chambon-sur-Lignon, voir Patrick Cabanel, Philippe Joutard, Jacques Semelin et Annette Wieviorka, La Montagne refuge. Accueil et sauvetage des juifs autour du Chambon-sur-Lignon, Albin Michel, 2013.

[45]. Pour « petits » versus « faibles », voir Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance, op. cit.,p. 60.

[46]. Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, op. cit., p. 257, et Michel Terestchenko, Un si fragile versnis d’humanité, op. cit., p. 217-222.

[47]. Claire Chevrillon, Une résistance ordinaire. Septembre 1939-août 1944, Éditions du Félin, coll. « Résistance », 1999.

[48]. Arlette Farge et Michel Chaumont, Les Mots pour résister. Voyage de notre vocabulaire politique de la Résistance à aujourd’hui, Bayard, 2005, p. 204.

[49]. Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay au Panthéon, op. cit., p. 12 et 13. Sur la vertu cardinale du courage, lire Cynthia Fleury, La Fin du courage, Fayard, 2010, Le Livre de Poche 2011.

[50]. Hourya Bentouhami-Molino, Le Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile, PUF, 2015, p. 83 sq. Les premiers fondements théologiques du « droit de résistance » sont surtout développés dans l’Institution de la religion chrétienne, Livre IV, chap. xx, section 31 de l’édition de 1560, la dernière du vivant de Calvin (Kerygma-Excelsis, 2009, p. 1429-1431), mais déjà dans la première édition française de 1541 (traduction de Calvin lui-même), édition critique par Olivier Millet, Droz, 2008, t. II, chap. xvi, « Du gouvernement civil », p. 1631-1633 (ou édition par Jacques Pannier, Les Belles Lettres, 1961, t. IV, p. 238-240).

[51]. Isabelle Bouvignies, « Monarchomachie : tyrannicide ou droit de résistance ? », dans Tolérance et réforme. Éléments pour une généalogie du concept de tolérance, textes réunis par Nicolas Piqué et Ghislain Waterlot, L’Harmattan, 1999, p. 71-98.

[52]. Ibid., p. 72 et 73. Voir l’article très dense d’Éric Fuchs, « Résistance », dans Encyclopédie du protestantisme, sous la dir. de Pierre Gisel, Labor et Fides, PUF, coll. « Quadrige », 2006, p. 1217.

[53]. Étienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1976, nouv. éd., Payot & Rivages, 2002, p. 12.

[54]. Denis Müller, Jean Calvin. Puissance de la Loi et limite du Pouvoir, Michalon, coll. « Le Bien commun », 2001, p. 75 et 76.

[55]. Éric Fuchs et Christian Grappe, Le Droit de résister. Le protestantisme face au pouvoir, Labor et Fides, 1990, p. 48.

[56]. Bernard Cottret, La Révolution anglaise. Une rébellion britannique, 1603-1660, Perrin, 2015.

[57]. Ibid., p. 66 et 67. Lire aussi le chef-d’œuvre de Michael Walzer, La Révolution des saints. Éthique protestante et radicalisme politique, Belin, 1987.

[58]. Jeanne Henriette Louis et Jean-Olivier Héron, William Penn et les Quakers : ils inventèrent le Nouveau Monde, Gallimard, coll. « Découvertes », 1990.

[59]. Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault, La Désobéissance civile, op. cit., p. 19-21.

[60]. Henry David Thoreau, Désobéissance civile, Climats, 1992 ; Résistance au gouvernement civil et autres textes, Le Mot et le Reste, 2011.

[61]. Hourya Bentouhami-Molino, Le Dépôt des armes, op. cit.,p. 8 sq.

[62]. Mouvement d’éducation culturelle et spirituelle issu tout à la fois de l’anti-esclavagisme, du calvinisme américain, du protestantisme évangélique et unitarien, des théories libertaires de Charles Fourrier… Voir Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Éditions, 2015, chap. V, « Le transcendantalisme ou le soi sans entrave ».

[63]. Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Michel Houdiard, 2004, p. 99-124, et Raphaël Picon, Emerson, op. cit., chap. X, « L’Anti-Amérique ». Lire aussi Stephen Kalberg, L’Éthique protestante et l’Esprit de la démocratie. Max Weber et la culture politique américaine, préface d’Alain Caillé et Philippe Chanial, Le Bord de l’eau, coll. « La Bibliothèque du Mauss », 2014.

[64]. Hannah Arendt, « La désobéissance civile », dans Du mensonge à la violence (éd. américaines : 1969-1972), Calmann-Lévy, 1972, coll. « Pocket », 2002, et dans L’Humaine condition, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 877-913 ; John Rawls, Le Droit des gens, Esprit, 1996, p. 79-83

[65]. Magda et André Trocmé. Figures de résistances, textes choisis et présentés par Pierre Boismorand, préface de Lucien Lazare, Cerf, 2008 ; Patrick Cabanel, Philippe Joutard, Jacques Semelin, Annette Wieviorka (dir.), La Montagne refuge. Accueil et sauvetage des juifs autour du Chambon-sur Lignon, Albin Michel,‎ 2013. D’André Trocmé, lire Jésus-Christ et la Révolution non violente, Labor et Fides, 1961 : « Jésus inaugure le Royaume de Dieu sur la base des principes du Jubilé de l’Ancien Testament. Ces principes font appel à une révolution politique, économique et spirituelle, en réponse aux besoins humains. Jésus ne voulait rien de moins qu’une véritable révolution, avec les dettes pardonnées, les esclaves libérés, et la terre revenant aux pauvres. »

[66]. Dès fin septembre ou début octobre 1939, des mouvements de jeunesse protestants se regroupent dans le Comité inter-mouvements (CIM), qui devient Cimade dès mars 1940, et envoient des équipes humanitaires dans le Sud-Ouest. À partir d’août 1940, la Cimade intervient dans le camp d’internement de Gurs, où sont retenus Tziganes, réfugiés politiques, intellectuels allemands ayant fui le nazisme… La Cimade assiste également les Juifs fuyant les persécutions, en organisant notamment leur accueil au Chambon-sur-Lignon, dès 1940, en coordination avec le « Comité de Nîmes ». À partir de 1943, la Cimade fournit des faux papiers et achemine en Suisse les Juifs menacés de déportation.

[67]. L’International Fellowship of Reconciliation, ou Mouvement international de la réconciliation (MIR) est une organisation non violente née de la promesse faite, en août 1914, sur le quai de la gare de Cologne, par deux chrétiens pacifistes, le quaker anglais Henry Hodgkin (1877-1933) et le luthérien allemand Friedrich Siegmund-Schultze (1885-1969), de ne pas participer à la Première Guerre mondiale qui venait d’éclater.

[68]. Patrick Cabanel, Résister, op. cit., p. 45-54.

[69]. Voir Sabine Zeitoun, « Résistance active, résistance passive, un faux débat », dans Les Juifs dans la Résistance et la Libération. Histoire, témoignages, débats, textes réunis et présentés par RHICOJ (Association pour la recherche et l’histoire contemporaine des juifs), Éditions du Scribe, 1985.

[70]. Patrick Cabanel, De la paix aux résistances, op. cit., p. 317.

[71]. Les Camisards, huguenots des Cévennes, menèrent une insurrection contre les persécutions qui suivirent la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. La Guerre des Cévennes éclata en 1702, à Pont-de-Monvert (Lozère) et dura jusqu’en 1710 environ. Lire Philippe Joutard, Les Camisards, Gallimard, 1976, coll. « Folio Histoire », 1994, et Marianne Carbonnier-Burkard, Comprendre la révolte des Camisards, Éditions Ouest-France,‎ 2008.

[72]. Lire Ysabelle Lacamp, Marie Durand : « Non à l’intolérance religieuse », Actes Sud, 2012. Arrêtée en 1730, à l’âge de 15 ans, Marie Durand passa trente-huit années emprisonnée dans la tour de Constance, à Aigues-Mortes (Gard), parce que son frère était un pasteur clandestin. Au début du xxe siècle, elle personnifie la résistance pacifique au nom de la liberté de conscience et de la tolérance. La référence à Marie Durand s’accentue pendant l’Occupation. L’inscription “résister !” (“REGISTER”) gravée sur la margelle du puits de la prison est attribuée à Marie Durand qui refusa toujours d’abjurer sa foi.

[73]. Sur les nombreuses références des résistants et maquisards protestants aux « huguenots » et surtout aux « camisards » : Philippe Joutard, La Légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Gallimard, 1977, p. 268-270 , et Patrick Cabanel, Résister, op. cit., p. 37-40.

[74]. Patrick Cabanel, De la paix aux résistances, op. cit., p. 330-334.

[75]. Maquis de la Soureilhade ou d’Ardaillès (Cévennes), fondé et dirigé par le pasteur Laurent Olivès, puis maquis Aigoual-Cévennes, à partir de juin 1944.

[76]. Pierre Poujol, « Le Maquis au pays des Camisards », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme, 1944 (imprimé début 1945), cité par Jacques Poujol, « Refuge et maquis », dans Philippe Joutard, Jacques Poujol et Patrick Cabanel (dir.), Cévennes. Terre de refuge 1940-1944, Club Cévenol et Nouvelles Presses du Languedoc, p. 347.

[77]. François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. 907.

[78]. Patrick Cabanel, Résister, op. cit., p. 56-66. Voir également la somme du même historien, Histoire des Justes en France, Armand Colin, 2012, ainsi que le classique Lucien Lazare, Le Livre des Justes, Jean-Claude Lattès, 1993, coll. « Pluriel », 1996, p. 156-163, où il est question de Roland et Jacqueline de Pury (Lyon), ainsi que de Magda et André Trocmé (Le Chambon-sur-Lignon). Plus largement, le chef-d’œuvre de Jacques Semelin, Persécutions et Entraides dans la France occupée, op. cit., a modifié en profondeur l’historiographie de la Résistance civile : « Face à la persécution antisémite, nous soutenons donc que la France a connu entre 1942 et 1944 un important mouvement de réactivité sociale, au sens où nombre d’individus, sans nécessairement se connaître entre eux, ont porté assistance à d’autres que, le plus souvent, ils ne connaissaient pas davantage, mais dont ils percevaient la situation de détresse – du moins de grande vulnérabilité. C’est ce phénomène qui est en soi remarquable et constitue la marque de cette période historique » (« La solidarité des petits gestes », p. 451-604).

[79]. Les thèses de Pomeyrol furent rédigées les 16 et 17 septembre 1941 par douze membres de l’Église réformée de France (ERF), afin de fournir un appui théologique à la résistance au nazisme, à la collaboration et au défaitisme. Les signataires souhaitaient que l’ERF prenne ouvertement position sur l’occupation et ses conséquences, notamment pour les juifs persécutés. Ces thèses ont été adoptées par le synode régional d’Annecy, en octobre 1941, et le Conseil national de l’ERF décida, début 1942, de les diffuser à tous les présidents de ses conseils régionaux. Les thèses de Pomeyrol sont à l’origine de la résistance spirituelle d’un grand nombre de chrétiens. Voir Henry Mottu, avec Jérôme Cottin, Félix Moser, Didier Halter, Confessions de foi réformées contemporaines, Labor et Fides, 2000, et La Résistance spirituelle 1941-1944. Les Cahiers clandestins du Témoignage chrétien, textes présentés par Renée et François Bédarida, Albin Michel, 2001.

[80]. Roland de Pury, Journal de cellule, La Guilde du Livre (Lausanne), 1944, p. 90. Roland de Pury (1907-1979) est Juste parmi les nations. Voir Daniel Galland, Roland de Pury. Le souffle de la liberté, Les Bergers et les Mages, 1994.

***

RÉSISTER

Ce mot devrait parler aux protestants ! Résister comme Marie Durand à la Tour de Constance, comme les Camisards face aux dragons de Louis XIV, comme nos grands-parents au Chambon-sur-Lignon ou ailleurs pendant la Seconde Guerre mondiale… Aujourd’hui les ennemis qui menacent nos libertés sont l’islamisme rampant, le terrorisme islamiste et les États voyous qui l’encouragent et le financent, comme l’Iran, ou qui attaquent directement l’Occident, comme la Russie en Ukraine.

Que pouvons-nous faire concrètement pour résister ? Tout d’abord prendre conscience de ce qui se passe. Charles Péguy écrivait : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout, il faut toujours voir ce que l’on voit ». Or combien d’intellectuels, combien de gens bien intentionnés, refusent de voir ce qui se passe et de le nommer soit par naïveté, soit pour ne pas « faire d’amalgame », ou encore par crainte d’être assimilé à l’extrême droite ?

Nous allons prochainement avoir l’occasion de voter. Et je voterai contre les partis qui défendent l’islamisme rampant en France pour des raisons électoralistes et qui ne condamnent pas l’attaque terroriste sanglante du Hamas du 7 octobre 2023. Je vois et je cite LFI. Et je voterai contre les partis qui refusent de soutenir l’Ukraine, qui sont complices du criminel Poutine. Je vois et je cite LFI encore et le PCF, à l’extrême gauche, et RN et Reconquête, à l’extrême droite.

Le choix démocratique est suffisamment large en France pour ne pas avoir à donner nos voix à des partis qui sont prêts à capituler devant nos ennemis. Les leçons de l’Histoire sont claires : Munich n’a pas empêché la guerre. Il n’est peut-être pas encore trop tard pour résister.

Charles-Henri Malécot pour L’œil de Réforme, le 30 avril 2024