La « Belle Époque » présente quelques traits communs avec la période actuelle, avec un contexte international qui se durcit. Et désormais, un conflit fait partie, nous dit-on, des hypothèses qui ne peuvent être écartées. De fait, de nos jours, les « grandes manœuvres » sont toujours d’actualité…
La carte postale de Jeannine Tisserandot
Le 26 juin 1871, Léon Gambetta proclamait : « Que pour tout le monde il soit entendu que, quand en France un citoyen est né, il est né soldat ».
Le 27 juillet 1872, la loi indiquait que le service national était obligatoire et d’une durée fixée par tirage au sort, 5 ans pour les conscrits qui avaient tiré un « mauvais numéro », de 6 mois à 1 an pour ceux qui avaient tiré un « bon numéro » avec possibilité « d’acheter un remplaçant ». Le 15 juillet 1889, le service militaire passa de cinq à trois ans.
La loi de 1905 supprima le tirage au sort, fixa le service militaire à 2 ans pour tous et précisa « Après les grandes manœuvres, le reste de la classe dont le service actif expiré le 30 septembre suivant peut être renvoyé dans ses foyers en attendant son passage dans la réserve. »

Après la cuisante défaite de 1870, malgré le développement économique, les échanges commerciaux entre les deux pays, le règlement des questions coloniales, l’antagonisme franco-allemand restait prégnant.
L’Éducation nationale diffusait près des enfants l’espoir de la revanche, espoir entretenu par les hommes politiques, les journalistes ou certains écrivains…

Les Français n’étaient sans doute pas prêts à provoquer l’Allemagne pour se venger de l’affront de 1871. Mais ils étaient préparés par la propagande de leurs élites à cette perspective et croyaient fermement en la supériorité de leur Armée.
Hier, comme aujourd’hui, les recettes qui mènent à la guerre et à l’anéantissement des plus faibles restent les mêmes.
Les grandes manœuvres qui eurent lieu chaque automne, de 1901 à 1913, désignent des exercices militaires qui concernaient des effectifs importants.
Elles devaient assurer la foi des populations en la puissance et la supériorité opérationnelle de leur armée, sa capacité à protéger les habitants du territoire des attaques extérieures.
Officiellement, elles servaient à tester l’entraînement des troupes, des états-majors, des nouveaux matériels, mais aussi à montrer la puissance de la force militaire française aux représentants d’autres pays venus en observateurs.
« Quand j’suis parti avec ma classe
Au régiment fair’ mes trois ans
Le cousin m’a dit : Ya l’fils Bidasse
Qui va dans le même régiment,
Tu devrais faire sa connaissance.
J’ai fait ce que m’a dit le cousin
Et depuis que je sers la France
Bidasse est mon meilleur copain.
Quand on n’a pas eu de punition,
On a chacun sa permission »
Interprète : Fernandel
« Ayant tiré un mauvais numéro et déclaré « bon pour le service » en 1903, l’année de mes 20 ans, c’est à la 5e compagnie du 153e de ligne, à Toul que je fus envoyé le 1er octobre 1904. Manque de chance, la loi de 1905 qui ramenait sa durée à 2 ans n’était pas rétroactive et c’est donc durant 3 ans que je restai mobilisé à Toul comme 2e classe, puis caporal et enfin caporal chef !
Heureusement, une bonne ambiance régnait entre les appelés. Les plaisanteries des copains, l’attente de la « soupe », les rires et les chansons, les colis envoyés par la famille, les permissions qui permettaient de rentrer à la maison, aidaient à ne pas trouver le temps trop long alors que la fiancée attendait chez ses parents en brodant son trousseau…
Mon meilleur souvenir ? C’est aussi le plus pénible physiquement puisqu’il s’agit des « grandes manœuvres de 1905″… dont j’ai relaté le déroulé sur un cahier d’écolier afin de ne pas oublier ces pérégrinations…
Bien sûr, et heureusement, ce n’était pas la « vraie guerre », l’angoisse, la peur, les larmes n’étaient pas là, les blessures, la mort et leur odeur non plus… Mais si au début c’était un jeu, la fatigue aidant, on était bien content de retrouver la caserne !
Partis le 30 août 1905, portant notre « barda » d’au moins 35 kg, nous ne rentrâmes que le 18 septembre, après avoir parcouru environ 300 km… sans parler des charges et contre charges, du manque de nourriture, parfois d’eau, des cantonnements précaires, qui nous laissaient épuisés !

Notre armée, celle de Toul, était placée sous le commandement du général Dessirier, membre du Conseil supérieur de la guerre, gouverneur militaire de Paris.
Nos ennemis étaient les soldats du 131e régiment d’infanterie d’Orléans, commandé par le général Hagron, membre du Conseil supérieur de la guerre…
Bien d’autres régiments, des divisions de cavalerie également, participaient à ces manœuvres… «
… Retrouvé, le cahier d’écolier de mon grand-père relate en 27 pages des moments savoureux, un « arrêt sur images », le témoignage d’un simple soldat, qui couvre ces 20 jours de vie singulière durant lesquelles le soldat se sent solidaire du groupe, se prend au jeu, veut gagner, découvre l’esprit de compétition… Que voulez-vous, à 20 ans, on est encore un enfant !
Je vais vous en livrer quelques extraits…

Document familial
Partis tout pimpant de Toul, le 30 août 1905, le mauvais temps, la pluie, le vent, le brouillard, eurent vite fait d’atteindre leur moral….
… Partis de Toul (caserne Lamarche) par une matinée pluvieuse et froide, nous nous dirigeâmes sur Montigny-lès-Vaucouleurs où nous devions passer la nuit. La pluie battante à notre départ devenait par instant plus fine mais toujours froide et nous la sentions rafraîchir nos épaules après avoir traversé capote et chemise…

…Nous cheminions péniblement car la pluie avait détrempé le mauvais chemin que nous suivions ce qui rendait la marche glissante et lente. Ce n’était pas cela qui pouvait arrêter la marche de la 153e. Nous continuions tant bien que mal notre chemin. Après avoir traversé les ravins qui coupaient notre route, nous fîmes une pause sous la pluie. C’était la toisième et nous sentions la fatigue engourdir nos membres. 10 minutes après, le sifflet se fit entendre et la marche fut reprise…

… Le lendemain 31 août, nous sommes partis à 5 heures 30 de nos cantonnements par un épais brouillard froid qui par moment tombait en pluie fine et nous glaçait le visage.
… et notre troupe avança comme elle le put à travers l’épais brouillard qui couvrait les champs d’un épais voile qui dérobait les choses à nos yeux quatre pas devant nous.
Et le beau temps revenu n’apporte guère de réconfort…
…Pendant cet intervalle, nous essuyons nos fronts baignés de sueur car le soleil ardent ce jour-là fit fondre le peu de graisse qu’il nous reste sous la peau…
…Nous eûmes encore à souffrir de la chaleur et de la soif car nous n’avions pas d’eau ni autre chose à boire. Les tonneaux qui suivaient la colonne, transportés sur des charrettes arrivèrent enfin et nous pûmes nous désaltérer.

Heureusement, quelques distractions vinrent rompre la monotonie de cette longue marche :
…A cette troisième pause, nous avions pu nous procurer des journaux, grâce aux marchands qui suivaient la colonne. Ces philosophes, en nous voyant tous trempés, s’écriaient « les troupes sont fraîches et les nouvelles aussi ! ».
Hélas oui, elles étaient fraîches mais cette fraîcheur était plus gênante que plaisante et nous glaçait les membres….

…Nous avons traversé le pays de Rosière-en-bois Delouze. Là, une fillette de 14 à 15 ans se crut très spirituelle de s’écrier à notre passage « j’en ai des admirateurs » parce que chacun de nous, toujours blagueur malgré la fatigue, lui lançait son petit boniment…
…Après Montreuil, nous avons traversé le charmant village de Thonances et fait la grande halte à la sortie de ce village qui, sans le vanter parait être un divin sérail car les beautés de toutes teintes y sont en grand nombre et toutes ont des yeux à damner leurs âmes.
Elles ne furent pas farouches et vinrent sans crainte distribuer leurs charmants sourires jusque dans nos emplacements. Le refrain du Régiment annonça le départ et toute cette jeunesse enjuponnée s’envola dans la direction de la musique, nous faisant un charmant cortège le long de la route jusqu’à Joinville. Là, nous fûmes encore charmés par la présence de nombreux tendrons attrayants et nous eûmes volontiers abandonné Mademoiselle Lebel, notre compagne de route pour en choisir une autre parmi les nombreuses étoiles qui s’échelonnaient au passage.
Malheureusement, cela ne nous fut pas permis, et à regret nous continuâmes notre route tout troublés par des pensées qui étaient autres que celles du régiment…

Même durant les repas et lors du cantonnement, il n’était pas facile de se reposer et de reprendre des forces…
…Ensuite ce fut Chalaines qui eut notre visite, avant d’arriver à Vaucouleurs, tout trempés, pour coucher dans la paille après avoir parcouru 26 km….
…Une heure se passa et nous repartîmes, emmenant nos éclopés jusqu’à Sautron où nous attendait notre nouveau lit de paille. Nous avions avalé 28 km ce jour là et plusieurs en ressentirent non pas une indigestion mais des courbatures et des plaies aux pieds…
…arrivés en haut de ce monticule, le Capitaine nous fit arrêter pour casser la croûte, mais le Colonel arriva et il nous fit remettre en marche sans nous laisser terminer notre modeste repas…

…Nous étions trempés de sueur et l’approche de la grande halte nous rendait impatients. Enfin, l’heureux moment arriva et nous pûmes manger un léger morceau de pâté qui nous fut distribué et quelques pommes de terre passées à la graisse…
…Nous ne fûmes pas très bien logés cette nuit-là. Nos logements étaient très restreints, quelques uns même étaient presque à ciel ouvert et laissaient entrer un zéphyr qui n’était pas passé dans le four d’un boulanger pour se réchauffer…
Après avoir fait la grande halte, nous allâmes cantonner à Trémilly où nous fûmes logés dans un château. Notre lit ne se ressentit guère de la splendeur des propriétaires car nous étions serrés dans des chambres vides où nous n’avions qu’une mince couche de paille comme matelas. La nuit nous parut longue et nous nous levâmes aussi fatigués que la veille et tout courbaturés…
…Notre casse-croûte terminé, nous nous dirigeâmes sur Précy-Notre-Dame où des appartements très restreints furent mis à notre disposition de telle sorte que nous dûmes laisser tout notre mobilier dehors, c’est à dire fusils, sacs et tout ce qui s’ensuit. Notre repos fut bien court…
L’accueil n’est pas le même dans les villages traversés. Bien sûr il dépend surtout de la richesse des habitants mais pas seulement…
Dommartin-le-Franc : Le surnom de ce pays n’est pas un vain mot et les habitants se firent un honneur de nous le prouver en nous faisant un accueil très louable. En notre honneur, les portes de l’usine des fontes et émailleries, qui occupe les gens du pays, furent fermées et tous ces braves gens vinrent nous rendre visite dans nos cantonnements respectifs, nous apportant des haricots, des fruits, de la salade, des légumes, enfin tout ce qui pouvait être nécessaire à notre cuisine. Plusieurs bonnes mères de famille nous apportèrent de grosses miches de pain qu’il nous fallait accepter. Le soir, quelques camarades purent s’allonger dans un bon lit et festoyer avec ces braves ouvriers aux mains noircies par leur labeur.
Nous emportions un bon souvenir de tous ces braves ouvriers qui nous avaient fait une réception louable que nous n’avions pas souvent l’occasion de goûter dans les pays où nous fîmes halte et séjour…
…à La Chaise (petite commune de 60 habitants). Nous fûmes logés dans une maison inhabitée où nous restâmes encore le lendemain qui était jour de repos.
Dans ce pauvre pays, nous eûmes bien de la peine à nous procurer du pain et il nous fallu le payer très cher (0,25 francs la livre) et encore, tous ne purent en avoir. L’eau était rare et il n’y avait qu’un puit qui fut vite vide. Nous en eûmes juste pour faire notre cuisine. Les officiers n’avaient pas meilleur sort que le nôtre. Ils couchaient sur quelques bottes de paille qu’un habitant prêta difficilement. Le pauvre bougre eut à subir à cette occasion les remontrances de la femme qui menaçait de le battre sous prétexte qu’elle n’avait plus rien à donner à manger à sa vache, puisque, disait-elle, il donnait ses dernières bottes de paille pour litière aux officiers…
…Dans ce village nous fumes assez bien reçus, sauf le jour de notre arrivée qu’il manquait de tout parce que les habitants n’ayant pas été prévenus de l’arrivée d’un si grand nombre de troupes, s’étaient laissés prendre à l’improviste. Le soir pour notre repas nous dûmes nous contenter d’un peu de singe, ou conserves en vinaigrette, sans pain. Nous arrosâmes ce frugal repas d’un quart de vin et nous nous couchâmes le corps brisé par les journées qui avaient précédé…
…nous nous dirigeâmes sur Joinville où nous fûmes logés en billet de logement. Dans cette belle petite ville, nous fûmes accueillis très chaleureusement.
Arrivés à 2 heures nous nous dirigeâmes chacun au numéro et à la rue indiqués sur notre billet de logement. Moi, pour mon compte, je fus reçu à bras ouverts. En arrivant, la patronne, qui était une brave mère de famille, m’offrit à manger et à boire. Ensuite un bon café avec de l’eau pour les yeux. Puis, elle me dit : « Si vous voulez aller visiter la ville, vous êtes libre. Seulement on vous attendra ce soir pour dîner. Mon mari rentre à 7 heures du travail et sera très heureux de dîner en compagnie d’un militaire. » En effet, le soir, c’était une petite noce, on trouvait toujours que je ne mangeais pas assez. Enfin on fit sauter le bouchon puis il était près de 11 heures quand on sortit de table.
Je prévins mes hôtes que je devais me réveiller à 3 heures car le départ était fixé à 4 heures et je n’eus pas à m’inquiéter car le lendemain, je fus réveillé à l’heure, puis un chocolat bien fait m’attendait. Ensuite, un petit rhum pour chasser le brouillard et mon bidon plein de vin pour la route. Enfin nous quittâmes ces bons hôtes après avoir bien fait nos adieux…
Les manœuvres proprement dites, un spectacle superbe et grandiose pour les visiteurs, un jeu pour les troupes !
…nous arrivâmes à Doulevant-le-Château où nous dépassâmes l’État major du 20e corps et bon nombre de curieux qui étaient venus en auto, à vélo ou à pied pour assister à la manœuvre qui promettait d’être attrayante…
Ce repos fut abrégé par l’arrivée du Général de Brigade, Monsieur Crémer qui donna des ordres pour que nous poussions une contre-attaque sur le village et le côté opposé où nous nous trouvions, car il s’était aperçu que cette face était mollement défendue.
En exécution de cet ordre qui arriva à cet instant, le colonel nous fit masser dans une rue principale de Blumeray et déboucher, baïonnettes au canon, au pas de charge, sur la droite du village. A ce moment, nous étions encore cachés par un dos d’âne du terrain qui longeait parallèlement la route et nos ennemis qui étaient les troupes du 131e Régiment d’Infanterie du 5e corps d’Orléans ne s’aperçurent pas d’abord de notre mouvement, mais bientôt, après avoir passé inaperçus sur une longueur de 150 mètres, nous nous élançâmes sur eux comme des démons à la charge.
C’eut été en réalité, ils étaient tous anéantis, car la surprise avait été telle qu’ils étaient comme galvanisés sans chercher à se mettre sur la défensive. Là le combat fut interrompu par la sonnerie de « halte-là ».
Le général Dessirier fit son apparition et nous entendîmes la critique. D’après le Généralissime notre parti avait remporté la victoire…
…Arrivés à l’entrée du village, nous reçûmes une charge de dragons. Ces cavaliers éphémères, se croyaient tout permis, mais en réalité pas un seul ne serait arrivé jusqu’à nous, car en sortant du bois où ils étaient à l’abri de la vue, ils avaient à essuyer le feu de plusieurs lignes déployées qui sans doute les auraient tous couchés sur le sol….
…Nous dûmes marcher par bonds en nous dissimulant car le 113e était à la lisière d’un bois et de là, tiraillait sur nos lignes. Lorsque nous fûmes à quelques centaines de mètres du bois, la charge retentit, jouée par les clairons et la musique des régiments présents, mais notre charge est sans effet car les pioupious d’Orléans tiennent bon dans leur position. Il nous fallut revenir en arrière en attendant du renfort…
…Enfin les renforts arrivent et le courage nous reprend. Nous courrons une seconde fois à la charge. Le 113e fut forcé de nous laisser passer ne pouvant arrêter cet ouragan humain aux buissons d’acier.
Sur notre gauche un duel d’artillerie se passe à hauteur du monument qui couronne cette crête. Notre côté l’emporte parce que nos baïonnettes sont sorties du bois avant leurs porteurs et ont forcé leurs artilleurs à décamper. La charge se continue, nous sortons enfin du bois devant les bataillons partant en retraite sur Soulaines…
…Partis de Trémilly de bonne heure, nous fûmes, tout le bataillon, « flanc garde du corps ». Toute la matinée se passa à marcher à travers la forêt de Soulaines. La marche est longue mais nous ne nous pressons pas, nous arriverons bien assez tôt.
Nous étions à nous demander si l’ennemi allait bientôt se montrer lorsque nous fûmes attaqués de loin par quelques sections ennemies. Nous les repoussâmes à la charge jusque derrière le petit bourg Morvilliers mais bientôt, nous reçûmes l’ordre du Général de Brigade, nous enjoignant de retourner en arrière, en réserve. Le commandant nous fit masser derrière le petit Morvilliers en attendant d’autres ordres qui ne se firent pas attendre car la sonnerie du rassemblement coupa court à tout…
…Bientôt les musiques sonnent la charge et comme une fourmilière, les régiments s’ébranlèrent et se précipitèrent à l’assaut d’un mamelon où l’ennemi semblait rester malgré nos efforts. Forcé, par nos baïonnettes et par l’artillerie qui tire à feux rapides par dessus nos têtes, l’ennemi recula abandonnant la position qui était ma foi bien forte grâce à des ouvrages et tranchées où les tirailleurs étaient bien placés pour nous canarder.
Notre course ne s’arrêta pas là. L’ennemi fuit devant nous pour se remettre en position sur une forte colline qui est déjà couverte de nombreux régiments. Nous le poursuivons sans trêve mais bientôt, on vient nous annoncer que notre flanc droit est menacé. Nous nous dirigeâmes dans la nouvelle direction pour arrêter ce mouvement tournant. Nous marchons ainsi pendant une heure. Il est midi et demi…
…Ici, je ne donnerai pas de détails sur la bataille car bon nombre m’échappent. Je me contenterai de dire que la journée fut bien rude et l’action très acharnée, mais malgré notre ardeur coutumière qui, ce jour-là, n’avait pas failli, nous dûmes battre en retraite.
Le point de retraite que nous devions occuper était une grosse ferme dont le nom ne me revient pas et où tous les curieux s’étaient portés. Nous marchâmes jusque là, poursuivis par l’ennemi qui nous suivait de près et qui arrivait de plus en plus nombreux. A une allure précipitée, nous franchîmes le mamelon qui sert de base à cette ferme et nous dégringolâmes dans un ravin au fond duquel coulait la Voise.
La marche était difficile. Nous suivîmes longtemps cette rivière, cachés par les broussailles et nous la franchîmes sur un pont jeté par le génie et fabriqué à l’aide d’arbres tombés en travers du cours d’eau et recouvert de planches et de morceaux de bois non équarris. Nous traversons la rivière, toujours suivis par notre ennemi qui nous tenait toujours à courte distance.
La cavalerie nous fut bien utile lors de la traversée de ce pont. Elle chargea l’ennemi à plusieurs reprises et pendant ce temps la traversée du pont s’effectua aussi bien que possible.
Une fois ce pont dangereux franchi, nous continuâmes notre retraite sur Précy-Saint-Martin et nous allâmes nous installer sur les bords de l’Aube…
…Arrivés à cet emplacement, nous reçûmes l’ordre de retourner à Précy pour tenir tête le plus longtemps possible à l’ennemi qui se présentait pour passer les ponts jetés sur l’Aube à l’entrée de Précy…
…Nous passâmes une partie de la matinée à former l’arrière garde de notre colonne, ayant pour mission de tenir bon à l’ennemi jusqu’à ce que nos troupes aient pu reprendre leurs emplacements….
Quelques erreurs de commandement…
…Tout se passe à notre avantage mais nous sommes et nous ne pourrions aller bien loin. Le capitaine nous entraîne toujours en avant si bien que maintenant nous sommes presque seuls à la poursuite. Heureusement, un capitaine, adjudant major arrive à cheval et fait cesser la poursuite disant que nous avions été trop loin. Cela ne nous déplut point et nous fîmes demi-tour de bon cœur en murmurant « c’est bien cela, la 5e, toujours en avant »…
…bientôt retentit la sonnerie de « en avant ». Nous croyons que c’était la bataille qui recommençait, mais après 5 minutes de marche en arrière, le clairon entonna l’air de rassemblement et nous fîmes la grande halte auprès du fameux « marabout » (C’est le nom que le général Dessirier donnait au monument qui domine la route rentre Nully et Soulaines)…
…En effet, arrivés en haut de ce monticule, le Capitaine nous fit arrêter pour casser la croûte, mais le Colonel arriva et il nous fit remettre en marche sans nous laisser terminer notre modeste repas…
…Nous redescendîmes à Montmorency où nous fîmes la grande halte. Après cela le régiment repartit dans la direction de Rances.
Arrivés dans ce pays, le capitaine apprend que la place est prise et que nous devions loger à Courcelles qui est tout près de là. Nous restons dans l’attente pendant au moins 1/2 heure et définitivement nous cantonnons à Rances. Comme je l’ai déjà dit, la place est occupée et malgré cela, il faut nous loger. Nous réussissons à trouver un petit coin dans lequel nous étions entassés comme des harengs dans un tonneau. A la guerre comme à la guerre nous dormons tout de même…
…Enfin notre retraite s’effectua dans la direction de Villehardoin et Montagnon, villages entre lesquels se déroula la grande et dernière bataille et où nous poussâmes plusieurs charges de quatre à cinq régiments se ruant les uns sur les autres. C’était un spectacle superbe et grandiose pour les visiteurs mais celui qui se trouvait dans les rangs, sac au dos, avait sa part de fatigue et la fin de la manoeuvre, se faisait sentir amèrement…
Pas de révolte, pas d’indisciplines notables devant les mauvaises conditions d’hébergement, la nourriture souvent insuffisante, la fatigue… mais des mouvements d’humeur… il ne faut surtout pas toucher aux repas !

…Nous voilà bien occupés à faire la cuisine, pommes de terre sautées, café, quand tout à coup retentit comme un cri de détresse, la corne du Commandant. Il nous faut abandonner nos feux et emporter nos ustensiles de campement contenant pommes de terre et café.
Nous mettons nos sacs au dos et nous partons, portant les plats à deux et rageant de ne pouvoir manger. Par malheur, nos frites n’étaient pas cuites.
Sans cet inconvénient, nous les eûmes mangées en marchant. Nous nous demandions si nous allions aller bien loin comme cela quand nous aperçûmes le reste du régiment qui faisait la halte. On nous fit manger à leurs côtés et là enfin nous pûmes faire recuire nos aliments…
…Là, le Colonel donna l’ordre de la grande halte. Nous voilà tous en train de démonter nos marmites et nos plats de sur nos sacs et d’installer nos cuisines improvisées.
Mais la manœuvre n’était pas finie et bientôt la fusillade se fait entendre et se rapproche de nous rapidement. Au moment où tout est installé et que le repas est cuit à point, prêt à être mangé, nous recevons l’ordre de tout renverser et de mettre sac au dos. Je ne puis expliquer quel était le désappointement de tous lorsque cet ordre parut. Déjà, plusieurs de nos camarades avaient exécuté l’ordre lorsque le ballon parut avec trois flammes. La manœuvre était terminée. Ceux qui n’avaient pas renversé leur modeste repas purent donc manger tranquillement…
La fierté de défiler devant les autorités…
…Au bout de quelques instants nous eûmes le plaisir de défiler devant les officiers des puissances étrangères qui, délégués par leur pays, venaient assister à nos manœuvres. Nous remarquâmes principalement la mission américaine qui nous saluait au passage par un salut qui ressemblait beaucoup au nôtre sauf qu’ils s’inclinaient en saluant…

…Au moment où nous faisions une halte horaire, nous eûmes à rendre les honneurs à monsieur Maurice Berteaux, Ministre de la guerre, accompagné de la mission américaine qui se rendait sur le lieu de la manœuvre de ce jour.
De nombreux curieux, arrivés de tous côtés, dans toutes sortes de véhicules, mais principalement en automobiles, de nombreux régiments passèrent devant nous, mais bientôt ce fut notre tour de reprendre la marche en avant….

Des champs saccagés … Qu’en ont pensé les paysans qui les avaient cultivés ?
…Il ordonna au 131e de se replier sur Nully et à nous de nous porter sur le flanc droit de la saute de Doulevant à Brienne. Nous partîmes de cet endroit nous dirigeant vers Nully à travers les champs de pommes de terre et de betteraves…
…Des généraux suivaient ce groupe intéressant en automobile, à travers les champs. Rien ne pouvait les arrêter. Les champs de pommes de terre, de betteraves n’étaient que de faibles obstacles pour ces machines infernales.
…Des vignes se trouvent sur notre route, les cisailles furent sorties de leurs gaines et les fils de fer coupés de ci, delà, nous laissèrent libre passage.
Le ballon dirigeable, un nouveau mode de communication, susceptible de remplacer ou du moins de relayer la voix de l’officier ou les clairons, la possibilité de transmettre les ordres, sur un plus large front, à de nombreux régiments à la fois.
…Pendant 1/2 heure, nous changeons de place plusieurs fois quand apparaît un cerf volant porteur d’une flamme rouge. Ce signe équivalait à la sonnerie de « garde à vous ». Quelques instants après, il disparut derrière une hauteur pour reparaître portant trois flammes rouges qui voulaient dire « garde à vous rassemblement »…
Le cerf volant fit son apparition, porteur de deux flammes rouges qui voulaient dire « en avant ». Comme si l’ennemi avait attendu ce signal, nous le vîmes paraître sur notre front. Sans hésiter, nous partons au pas de charge pour le déloger…
…Tout à coup, nous entendons des murmures derrière nous. Qu’est-ce donc ? Rien ou plutôt si ! C’est le cerf-volant ! J’ai toujours appelé notre signal ainsi, mais c’était plutôt un ballon, où du moins il en avait la forme. Il était de couleur jaune et de forme allongée. Cette fois, il portait une flamme seulement.
Les clairons répétèrent le signal par la sonnerie de « halte-là ». Le ballon redescendit pour reparaître un instant après, porteur de trois flammes. C’était la fin de la manœuvre qui fut sonnée aussitôt…
…Enfin, ce jour-là aussi le ballon apparut et monta dans les airs avec les trois flammes où un cri de joie formidable se fit entendre et salua ce signal de libération des manœuvres car c’était pour la dernière fois qu’il apparaissait…
Alors que la loi stipulait que les libérables devaient pouvoir regagner leur foyer, ce n’était apparemment pas le cas…
…Le lendemain (12 septembre, la journée se passa assez gaîment. Après une bonne nuit de repos que nous venions de passer, la fatigue avait un peu disparu, et comme nous avions encore repos toute la journée, nous étions plus dispos pour assister au départ des hommes libérables qui prirent le train à la gare de Jessains pour rejoindre la garnison, croyant être libérés tout de suite.
Nous échangeâmes force poignée de main et de nombreux adieux croyant ne plus nous revoir…
…En rentrant dans la cour du quartier, une grande surprise nous attendait, ce fut de voir aux fenêtres tous les hommes libérables que nous croyions dans leurs foyers depuis 3 ou 4 jours au moins. Ils regardaient le défilé du régiment en spectateurs…
Refermons le cahier…
On reste étonné du fatalisme de ces soldats qui acceptent patiemment leur sort, de leur soumission devant l’autorité militaire, devant les privations inutiles. On ne peut qu’admirer leur solidarité, leur fierté, leur curiosité devant les territoires traversés et surtout envers leurs habitants.
Pouvaient-ils savoir, ces soldats que moins de10 ans plus tard, on ne parlerait plus de manœuvres mais de conflit armé ? Que le jeu se transformerait en cauchemar ? Qu’il leur faudrait abandonner leur vie familiale pour se retrouver plongés dans la boue et les larmes.
En 1915, après la bataille de la Marne, combat à l’ancienne mode, mené en gants blancs pour les officiers et en uniforme colorés, pantalons rouges pour tous, la guerre a changé d’aspect, le front s’est stabilisé dans la boue des tranchées, dans le froid, la peur, les privations, les pertes sanglantes.

Cette guerre de tranchées pour laquelle les hommes n’étaient pas préparés, va durer quatre longues et terribles années durant lesquelles les grandes offensives de 1916 se soldent par des centaines de milliers de morts sans donner de résultats.
Combien de participants aux grandes manœuvres qui se sont succédées de 1871 à 1913 sont revenus de la « grande guerre » ?

Le bilan humain de la Première Guerre mondiale est très lourd, 1,4 million de soldats sont morts pour La France, 252 900 sont portés disparus, 18 222 sont morts en captivité, et n’oublions pas les145 000 morts de maladie dont la grippe espagnole. Parmi ceux qui sont revenus, 3 millions ont été blessés. Parmi eux, un million resteront invalides, 25 000 unijambistes, 20 000 manchots, 42 000 aveugles, et 14 000 gueules cassées.

Ainsi donc ces grandes manœuvres, épuisantes pour les appelés, étaient essentiellement un spectacle, une guerre rêvée qui ne préparait pas aux combats d’un futur conflit, mais introduisait, et n’était-ce pas là uniquement le but recherché ?, de nombreuses illusions de puissance, chez les participants et parmi la population, entraînant ainsi une adhésion quasi unanime à une déclaration de guerre éventuelle, voire recherchée.
La « Belle Époque » présente quelques traits communs avec la période actuelle, avec un contexte international qui se durcit. Et désormais, un conflit fait partie, nous dit-on, des hypothèses qui ne peuvent être écartées.
De fait, de nos jours, les « grandes manœuvres » sont toujours d’actualité, la dernière nommée « Steadfast Defender » mobilise cette année, de janvier à mai, les 31 pays membres de l’OTAN ainsi que la Suède partenaire afin de renforcer la posture dissuasive et défensive de l’OTAN.
90 000 soldats, marins et aviateurs participeraient à ce qui est présenté comme « les plus importantes manœuvres militaires conduites par l’OTAN depuis la fin de la Guerre froide ». L’objectif affiché est de dissuader la Russie d’entreprendre toute agression contre une nation membre de l’Alliance. Est-ce bien utile devant la puissance explosive de l’arme nucléaire ?
Aujourd’hui, la guerre est-elle inéluctable ?
« Sans paix intérieure,
c’est-à-dire de paix entre les citoyens
et entre les citoyens et l’État,
il ne peut y avoir de garantie de paix extérieure. »
Václav Havel
Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.
Les articles de Jeannine Tisserandot dans Le Jacquemart
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