« Ce n’est qu’avec le passé qu’on fait l’avenir. »
Anatole France
La carte postale de Jeannine Tisserandot
Tu as bien raison de le dire, on n’est jamais à l’abri. Souviens-toi de l’hiver 1910 ! On peut dire qu’il a plu cette année-là !
Déjà les précipitations avaient été plus nombreuses que la normale en novembre et décembre 1909, ce qui avait bien évidemment provoqué une hausse du niveau de tous les cours d’eau et en particulier de la Seine et de ses trois principaux affluents, l’Yonne, alimentée par l’Armançon, qui la rejoint à Montereau-Fault-Yonne, la Marne – qui reçoit elle-même les eaux du Grand Morin – vers Charenton-le-Pont et Alfortville, le Loing au Sud-Est de la Forêt de Fontainebleau.
T’en souviens-tu ? En janvier 1910, un deuxième puis un troisième épisode pluvieux, suivis d’une période de gel et de neige provoquèrent un ruissellement sur les sols déjà saturés. Enfin, entre le 23 et le 25 janvier 1910, des pluies modérées mais constantes se mirent à tomber sur l’ensemble du bassin versant de la Seine.
Comme tu le sais, les sols du Bassin Parisien, bassin sédimentaire en forme de cuvette, ne purent retenir toute cette eau… et la Seine commença à déborder…
Au départ, personne ne s’affola, même si tous les parisiens allaient voir, par curiosité, le zouave du pont de l’Alma et commentaient le niveau de l’eau !

Mais, une pluie très fine se remit à tomber… Survint alors un évènement inattendu, des ruptures de digues sur la Marne et en particulier celle du canal latéral situé sur la rive droite de la Marne, ainsi que celle située en aval de Châlons.
Sous une poussée colossale, les digues s’effondrèrent, s’affaissèrent et dans un grondement de tonnerre, explosèrent et volèrent en miettes sur une longueur de 40 mètres entre Saint-Martin et le pont du chemin de fer. Et bien sûr, le lac de retenue, enflé par les pluies successives, se déversa dans la rivière. Cette dernière sortit de son lit, le flot se répandit dans les villages proches où la situation devint vite préoccupante.
Le petit Journal du 19 janvier a relaté : « Par suite des pluies incessantes, le Grand Morin a subi dans la journée une crue de plus de deux mètres. Toute la vallée est inondée, les routes sont coupées.«
À Châlons-en-Champagne, la Marne transportait boue et troncs d’arbres. Les eaux détruisaient tout sur leur passage. En amont et en aval de Châlons, la plaine n’était plus qu’un vaste lac, submergeant prairies et jardins. Seules les habitations émergeaient de l’eau.

« Ce ne sont que maisons qui s’effondrent, engloutissant sous leurs toits les meubles, les récoltes, les animaux de basse-cour, qui, surpris, ne peuvent se sauver. C’est à grand peine si, à Sogny-aux-Moulins, à Recy, à Juvigny, à Cherville, à Vraux, à Aigny, pour ne parler que des localités les plus éprouvées de notre arrondissement, les habitants peuvent s’enfuir sans rien emporter de leurs biens« , relatait L’Union presse Champagne Ardenne Picardie, du 20 janvier 2010.
L’Yonne qui se jette dans la Seine à Montereau-Fault-Yonne est alimentée d’une part par l’Armançon en crue également, et d’autre part par la fosse Dionne, située à Tonnerre, source vauclusienne, dont le réseau souterrain s’étend jusqu’à plus de 40 km, ainsi que par un ruisseau, la Laignes.
Son débit, qui est en moyenne de 311 litres par seconde atteint plus de 3 000 litres par seconde en période de crue, si bien que l’Yonne, ainsi alimentée, ne pouvait également que déborder.
En 1910, le débit de l’Yonne atteignit 1 100 m3/s. La rivière ne regagna son lit que cinq semaines après les premiers débordements, laissant derrière elle, surtout à partir de Tonnerre, un paysage de désolation.





Le Loing quant à lui, inonda une grande partie de la ville de Nemours. A Montargis, qui constitue un goulot d’étranglement pour le Loing, plus des trois quarts des rues de la ville, dont la préfecture, furent inondées.
De nombreux arbres furent déracinés par la violence du courant. L’eau, qui atteignit 3,16 m au pont de Tivoli, se jeta, tumultueuse, dans le canal qui à son tour déborda et inonda tout le quartier environnant, et en particulier tous les commerces de la ville. En amont, l’éboulement d’une colline sur 300 mètres de large emporta 5 habitations, causant la mort de 7 personnes et plusieurs blessés graves.

Et bien sûr, toute cette eau déferla sur Paris. Le 20 janvier, la navigation fut interdite aux mariniers, les péniches ne pouvant plus passer sous les ponts.
Le 21, la Seine dépassa 4 mètres dans la capitale et atteignit le 28 janvier le maximum historique de 8,68 mètres. Le 23 janvier, le niveau de la Seine se situait au haut des quais conçus pour éviter le débordement d’une crue équivalente à celle de 1876, provoquant l’inondation d’une grande partie de Paris.
Cette fois-ci, l’eau arrivait jusqu’à l’épaule du zouave du pont de l’Alma… et les parisiens qui n’étaient pas touchés par l’inondation n’en revenaient pas. La Seine atteignit le 22 janvier la cote de 8,62 mètres, un record depuis la crue de 1675, qui fut de 8,96 mètres.
Retrouvant son cours préhistorique, la Seine recouvrit les quartiers environnants. La moitié de la ville fut inondée. On traversait le boulevard Haussmann en barque. Le sol des Galeries Lafayette était recouvert d’un mètre d’eau, les Halles inondées….
Les députés en haut-de-forme, se rendaient au palais Bourbon en barque et l’Élysée, envahi par les eaux, était privé d’électricité.

Plusieurs ponts furent fermés, les opérations de déblaiement du fleuve, obstrué par les péniches coulées à pic par la violence du courant, ne purent être menées à bien… et la communication devint difficile entre les deux rives.
Dans les rues, des passerelles en bois furent installées pour permettre la circulation piétonne. Des habitants plus privilégiés se déplaçaient en canot ou en radeau… Les voitures automobiles ne pouvant plus circuler, on eut recours aux voitures hippomobiles, les chevaux, qui parfois avait de l’eau jusqu’au poitrail, n’hésitant pas à circuler.
En janvier 1910, six lignes de métro étaient déjà en service (dont une passant sous la Seine) et quatre en construction. La moitié du réseau métropolitain fut inondée. Ainsi, la ligne 4 qui venait d’être inaugurée quelques semaines plus tôt fut fermée. Le métro ne put être remis en service que début avril.

Il ne faisait pas bon tenter de se déplacer dans la capitale ! En effet, l’eau avait envahi les métros, les fosses d’aisance. Les canalisations des égouts, inondées, elles aussi refluaient.
Dans les rues, les plaques déplacées par la force de l’eau laissaient des trous béants, invisibles dans l’eau noirâtre, mais qui représentaient autant de pièges pour les piétons et les chevaux et laissaient échapper toutes les eaux usées, qui pénétraient dans les maisons, dans les caves… L’odeur était insupportable !




Les usines d’incinération étant sous l’eau, l’élimination des 1500 tonnes d’ordures journalières ne pouvait plus être assurée. Le préfet Lépine imagina l’opération « ordures au fil de l’eau » en les jetant dans la Seine. Il espérait qu’elles seraient transportées par le courant jusqu’à la Manche, ce qui ne fut pas le cas et entraîna, à juste titre, les plaintes des communes situées en aval.
Une eau très froide et insalubre dans les rues, dans les sous-sol et les rez-de-chaussée, plus d’électricité, plus de chauffage, plus de moyens de transport, plus de travail donc de salaire, plus d’approvisionnement de proximité, la crainte de manquer de pain, d’eau potable, les menaces d’épidémies comme le choléra, l’angoisse de voir son lieu de travail ravagé, la peur du chômage, et celle, tenace, de ne pas savoir à quel moment l’eau s’arrêterait de monter, voilà le triste sort des parisiens en ce mois de janvier 1910.



Plus de 30 000 immeubles, maisons, magasins furent endommagés. Certains s’écroulèrent. Usines et dépôts furent envahis, les sables, les graviers, les marchandises, les bois stockés sur les quais emportés. 720 hectares furent inondés dans la capitale. Il fallut déménager les animaux du jardin des Plantes, une girafe, mascotte des Parisiens, y laissa la vie.


Par milliers, les Parisiens furent eux aussi évacués ou déplacés. L’armée et les pompiers apportèrent aide, secours et ravitaillement à la population, alors que les gymnases étaient ouverts aux sans-abris, pris en charge par des associations caritatives, notamment la Croix-Rouge, la Ligue des femmes françaises.
A Boulogne, où il n’y avait plus d’eau potable et où la famine menaçait, « l’eau envahit le cimetière de Billancourt, affouilla les tombes et déterra les cadavres« , relate le supplément illustré du Petit Parisien du 6 février.
Et cela va durer ! En effet, la crue de l’Yonne qui se jette dans la Seine à Montereau-Fault-Yonne a duré 19 jours. Le débit de l’Yonne atteignit 1 100 m3/s. La rivière ne regagna son lit que cinq semaines après les premiers débordements.

Dans la capitale, si la décrue s’amorça le 29 janvier, si dès le 30 janvier, les épaulettes du zouave du pont de l’Alma refirent surface, il fallut attendre le 15 mars pour que le fleuve regagne son lit et des semaines pour que la vie reprenne son cours normal.
La décrue amorcée, un autre danger guettait les habitants sinistrés : le risque d’épidémies, notamment de fièvre typhoïde. Selon une note adressée au préfet le 28 janvier, « il faut par tous les moyens convaincre la population que dans ces régions inondées, aucune eau n’est plus potable, que toute eau contient actuellement et contiendra longtemps encore des germes de maladie et de mort, qu’en user sans la faire bouillir est une imprudence grave « .
Les élèves durent copier une liste d’instructions commentées par les instituteurs, « l’eau et les légumes ne doivent pas être consommés sans avoir été bouillis, une habitation qui a été inondée doit être assainie, c’est-à-dire débarrassée des vases, boues et immondices qui seront traités à la chaux vive, tandis que le sol et les murs grattés seront recouverts de chaux et les paillasses souillées, brûlées« … Les familles sinistrées firent la liste des dommages et pertes subies pour être un peu indemnisées….

Le métro fut remis en service début avril seulement. Les dommages directs furent estimés à 400 millions de francs-or, auxquels il faut ajouter 50 millions distribués à titre de secours (environ 1,5 milliard d’euros).
« On ne subit pas l’avenir, on le fait. »
Georges Bernanos
Tu le sais bien, Jeanne, après chaque crue, et notamment celle de 1876, d’importants travaux furent exécutés afin de ne pas revivre de telles situations et pour rassurer la population.
Ce fut bien évidemment également le cas après celle de 1910. Le décret du 9 février 1910 institua une « commission des inondations », dirigée par Alfred Picard, chargée d’étudier les causes de cette catastrophe et les moyens « propres à empêcher le retour de pareilles calamités, ou tout au moins d’en diminuer l’intensité ».
Des investissements importants furent consacrés à ces aménagements qui durèrent de nombreuses années.
Le barrage écluse de la Monnaie, situé en aval du pont neuf, sur le petit bras de la Seine et mis en service en 1853, long de 172 mètres et large de 11,80 mètres, avait été conçu pour relever le niveau d’eau d’un mètre et ainsi permettre la navigation des péniches en toute saison.

1906
Mais, comme on l’a vu en 1910, ce barrage avait pour effet de diminuer le débit d’eau écoulé par ce bras de la Seine, d’amplifier le niveau de l’inondation à l’amont des îles, de provoquer en temps de crue surtout, des tourbillons et un courant plus violent.
La commission décida donc sa destruction, l’élargissement du petit bras de la monnaie, et l’affouillement du fond du fleuve, ce qui fut fait en 1924. Par ailleurs, un musoir fut construit à l’extrémité de l’île de la cité pour bien séparer en deux les eaux de la Seine.
Au fil des ans, on procéda également au creusement du lit du fleuve en aval immédiat de Paris, à la démolition de petits ouvrages et enfin on rehaussa des tabliers de ponts.
A l’amont de Paris, au cours des ans, des barrages réserves furent construits sur les cours de l’Yonne, (réservoir de Pannecière de la Seine, de la Marne et de l’Aube, certains à plus de 150 km de Paris, pour une capacité de 830 millions de mètres cubes.
Ces ouvrages, dans le cas d’une crue similaire à celle de 1910, devait diminuer le débit des rivières en crue en stockant 830 millions de m³ d’eau, et réduire ainsi la hauteur d’eau de 70 centimètres…à condition que les lacs et réservoirs ne soient pas déjà remplis, ce qui est souvent le cas en période de pluie !
De ce fait un nouveau projet a vu le jour et fut inauguré en 2024, la Bassée qui est une vaste plaine alluviale inondable en amont de Paris, permettant la construction d’un stockage supplémentaire, un système de dix casiers que l’on remplit au fur et à mesure de la montée des eaux grâce au pompage des eaux de la Seine et qui permettra de la stocker temporairement.
Tout ceci est bien beau mais les associations de protection de l’environnement dénoncent « une véritable catastrophe écologique pour une zone Natura 2000, d’une richesse énorme par sa biodiversité. »
« Il n’y a pas de problèmes résolus, il y a seulement des problèmes plus ou moins résolus »
Henri Poincaré.
Où en est-on aujourd’hui ? le changement climatique, la hausse des températures actuelle aggravent le risque inondation, car plus l’air est chaud, plus il contient de vapeur d’eau qui se transformera en averses intenses. On observe déjà en France une intensification des pluies à certaines périodes et notamment à l’automne. Ce phénomène accentue un risque d’inondation déjà élevé sur de nombreux territoires.
L’assèchement des zones humides, la disparition des haies et des bocages accélèrent la montée des eaux dans les rivières qui débordent plus violemment. La rectification artificielle des lits, la suppression des méandres des rivières accélèrent l’écoulement des eaux. La fonte des glaces, glaciers et calottes glacières, provoqueront un rehaussement du niveau des océans.
En ville, l’imperméabilisation des sols bloque l’absorption de l’eau et favorise son écoulement rapide vers les rivières.
Or, il faut s’attendre, comme nous l’avons vu, à moyen et long terme à des pluies plus intenses apportant des volumes d’eau importants sur de courtes durées. Pour un réchauffement à +1,5°C, les précipitations décennales se produiront 1,5 fois plus souvent.
Si l’on a cherché longtemps, par des aménagements, le moyen de protéger les habitations et les biens, en l’absence de crues préoccupantes depuis 1955, les décideurs ont cédé à la facilité.
Pourtant, le Grenelle de l’environnement indique qu’il faut « densifier les zones urbaines pour éviter l’étalement urbain périphérique et aménager durablement le territoire en évitant de construire en zone inondable ».
Mais trop souvent, en Ile de France comme ailleurs, les besoins de logements et de bureaux sont tels que le risque inondation est relégué au rang des « priorités secondaires « .
Par ailleurs, les architectes appréhendent mal le problème des inondations, car leur formation initiale en est éloignée, même si les autres questions environnementales y sont développées. Les maîtres d’œuvre sont plus sensibles au risque inondation que par le passé, mais disent ne pas être en capacité de prendre financièrement en charge les coûts d’une réflexion à se sujet. Dans leurs projets, ils ont en effet plutôt tendance à multiplier les objectifs environnementaux assignés aux concepteurs…sans toutefois leur allouer les budgets supplémentaires nécessaires.
Le législateur a par conséquent, mis en place des instruments de planification, d’information, de prévision, d’alerte et de gestion de crise. Les communes sont désormais couvertes par un Plan de Prévention du Risque d’Inondation. Une minorité d’entre elles ont même élaboré un Plan communal de Sauvegarde Opérationnel. Lors de chaque transaction immobilière, un état d’information sur les risques d’inondation doit être annexé.
Actuellement « 18,5 millions d’habitants seraient exposés aux risques de submersion marine et/ou débordement de cours d’eau » selon le Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires (Chiffres clés des risques naturels – Édition 2023)
Bref, l’objectif n’est plus de supprimer le risque, de renoncer à construire en zone inondable, mais de gérer les risques encourus.
L’année 2023 et le début d’année 2024 ont été marqués par des inondations aux conséquences humaines et matérielles dramatiques dans plusieurs départements, notamment dans le Nord, le Pas-de-Calais, les Alpes-de-Haute-Provence, l’Ardèche, l’Aude, la Charente-Maritime, la Corse-du-Sud, le Finistère, la Loire-Atlantique, le Var.
Plusieurs centaines de communes ont été reconnues en état de catastrophe naturelle posant la question, entre-autres, de l’adaptation du financement de la prévention des risques et de l’indemnisation des victimes, les assurances refusant dorénavant de couvrir les zones trop souvent impactées.
Peut-on espérer que les décideurs, prenant conscience des évolutions du climat et de ses conséquences, ne sacrifieront plus la sécurité des personnes et des biens à la rentabilité des nouveaux investissements ? Ou reverra-t-on un jour le zouave du pont de l’Alma avec de l’eau jusqu’au cou ?
Seul, l’avenir le dira…

« Elle sort de son lit, tellement sûre d’elle
La Seine, la Seine, la Seine
Tellement jolie, elle m’ensorcelle
La Seine, la Seine, la Seine
Extralucide, la Lune est sur
La Seine, la Seine, la Seine
Tu n’es pas saoul, Paris est sous
Vanessa Paradis La Seine, la Seine, la Seine«
Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.
Les articles de Jeannine Tisserandot dans Le Jacquemart
Actualité des inondations, en Côte-d’Or, avec Le Bien public.
« L’Yonne et la Saône-et-Loire en vigilance orange, l’Arroux et Le Serein sous surveillance : le point sur les crues en Bourgogne », FR3 Bourgogne Franche-Comté.
