La carte postale de Jeannine Tisserandot

« C’est tout près des rails que j’habite
près du va-et-vient permanent
des vitres de ces trains en fuite
dans le vent nocturne ondoyant.
Dans la nuit éternellement
foncent les jours qui se font suite.
Dans chacun des compartiments
c’est moi qui m’accoude et médite »

Attila Jozsef

[Suite de « Je suis né dans le Morvan… » et de « Peu de femmes aux PLM ! A l’exploitation, c’était elles qui faisaient le ménage… »]

Toujours assis près de moi, devant le poêle à charbon, mon grand-père a continué son récit…

« Après mon service militaire, je fus nommé toujours à l’exploitation, mais comme employé titulaire des chemins de fer à Châtillon-sur-Seine et c’est là que, ta grand-mère et moi, nous nous sommes installés après notre mariage en 1908.

Pour progresser dans cette carrière, celui qui n’avait comme moi qu’un petit niveau d’études devait passer des examens d’aptitude et être choisi par les ingénieurs dont nous dépendions. Mais aussi, et c’était la condition principale, il devait accepter de changer souvent d’affectation.

C’est ainsi qu’en 1911, je revins à Tonnerre et j’y étais toujours en 1914, lors de la déclaration de la guerre, qui fut suivie en août par la naissance de mon fils, ton oncle.

Le 31 juillet 1914, un ordre de réquisition fut donné et le 2 août, comme le prévoyait la loi, l’ensemble des chemins de fer français passait sous l’autorité militaire. Le service de guerre fut, sur tous les réseaux français, substitué au service ordinaire et de nouveaux horaires remplacèrent les anciens. Tous les agents titulaires, dont je faisais partie, furent mobilisés sur place.

Entre le 31 juillet et le 3 août, 573 trains transportèrent les premières troupes vers le front. Les six compagnies ferroviaires, sous les ordres de l’État-major, ont réussi à convoyer rapidement trois millions d’hommes et les chevaux de la cavalerie vers les frontières menacées, et c’est grâce aux chemins de fer que les Allemands n’ont pas pu contourner nos troupes en passant par la Belgique. Les PLM ont donc joué un rôle important dans victoire de la Marne.

Sur le PLM, plus de 4 000 trains ont été mis en mouvement du cinquième au trentième jour de la mobilisation. Les gares régulatrices ont dû orienter jusqu’à 200 trains par jour, soit, en moyenne, aiguiller ces trains de huit en huit minutes, ce qui, à l’époque, était considérable.

Ensuite il fallut assurer le ravitaillement en nourriture, habillement, l’évacuation des blessés, le courrier, le transport des permissionnaires dans les deux sens, celui des armes et matériels, celui des prisonniers…

Le service a été assuré, malgré les grandes difficultés que nous avons rencontrées en particulier la diminution du nombre de personnel et surtout les déficiences dans l’approvisionnement en charbon et en matériels, rails, traverses…, alors que certaines lignes devaient être réparées car endommagées lors des combats.

Les chemins de fer ont eu une grande importance pour les opérations militaires. La phrase prononcée en 1830 par le général Lamarque, « Il est possible que la vapeur amène un jour une révolution aussi complète que l’invention de la poudre à canon », s’en est trouvée vérifiée.

Quelque 10 000 hommes, sur l’ensemble des réseaux, n’ont pas survécu et 13 000 agents, en territoire envahi, sont tombés aux mains de l’ennemi.

N’oublie pas que l’armistice fut signé le 11 novembre 1914, à Rethondes, dans la forêt de Compiègne, dans le wagon-restaurant du train du Maréchal Foch !

Tout au long de la guerre, c’est donc avec un personnel réduit de près de 20 % par rapport à 1914 que les chemins de fer ont dû assurer un service de transport qui s’était accru de 50 %. Les journées étaient interminables, de 14 à 18 heures par jour, les congés supprimés… Ce n’était pas une mince affaire et quoique mobilisé sur place, je ne rentrais pas souvent à la maison !

C’est à cette époque que les PLM ont été obligés de recruter du personnel féminin pour remplacer tous les hommes tombés durant la guerre.

Les années suivantes permirent de retrouver un service normal et je progressai dans ma carrière. Ta maman est donc née à Tonnerre en 1920, mais, dès 1921, je fus nommé à Sens pour faire fonction de chef de gare, puis, en 1923, à la gare de Moret-Veneux-les-Sablons, comme chef de service, et, enfin, à Perrigny-lès-Dijon, comme sous-chef de gare.

La ligne PLM achevée en 1849, la compagnie décida de construire des ateliers d’entretien du matériel, ainsi qu’une gare de triage à proximité d’une petite gare existante à Perrigny, vouée à la destruction. Un terrain situé à Chenôve et à Longvic, en direction de Dijon, fut alors choisi.

Car, contrairement à ce que leur nom indique, le centre de triage et les ateliers de Perrigny-lès-Dijon sont situés sur les communes de Chenôve et de Longvic, alors que la plus grande partie de la gare de triage de Gevrey-Chambertin est sur celle de Perrigny-lès-Dijon ! Mais les habitudes prises sont tenaces…

Ce nouvel établissement avait été mis en service en 1886. Et j’y suis arrivé en 1926.

A cette époque, ce site était un important centre de redistribution des marchandises en wagons et le principal atelier de réparation du matériel roulant. C’était l’un des principaux nœuds ferroviaires français. Il était alors classé, par son trafic, au deuxième rang national. C’était également le quatrième plus gros employeur du département, avec 350 cheminots qui demeuraient tous à proximité dans les « bâtiments PLM » de Chenôve ou de Dijon.

Au sein d’une gare et sur le réseau ferroviaire, de multiples problèmes peuvent survenir, trains en retard, panne technique, encombrement sur une voie, ou encore accident. Le rôle du sous-chef de gare est de remédier à ces dysfonctionnements. Il doit chercher, dans les meilleurs délais, les solutions adaptées. Sa fonction est donc essentielle au bon fonctionnement de la gare, mais aussi et surtout à la bonne circulation du trafic ferroviaire. Toutes les situations n’étaient pas aussi catastrophiques que celle montrée sur cette carte postale ! Heureusement !

Tu penses si j’étais fier et heureux d’avoir une telle responsabilité sur un site aussi important !

C’est ainsi que nous avons dû emménager, au fur et à mesure de mes changements d’affectation, route de Beaune, puis rue des Gaulois, à Chenôve, rue de l’Arsenal et enfin près de la gare de Dijon, rue de Bellevue.

Dès 1850, les PLM, groupe privé, était réputé être un bon employeur. Il a toujours été à l’écoute d’un personnel qu’il ne voulait pas licencier car il l’avait formé, ce qui nécessitait plusieurs mois, durant lesquels l’agent n’était pas productif.

Faire carrière au chemins de fer assurait une stabilité relative de l’emploi et la garantie d’une protection sociale. De cette situation est née le sentiment légitime des cheminots d’appartenir à la même corporation, mais cette assurance limitée restait néanmoins liée à une soumission aux règlements, aux hiérarchies et aux nécessités de l’exploitation car les chemins de fer devaient fonctionner jour et nuit. Le service ne devait pas être interrompu, quelles que soient les conditions météorologique, tempêtes, neige ou même en cas de pénurie de personnel.

Pour fidéliser cette main d’œuvre mal payée, les compagnies ont accordé très tôt des avantages comme la gratuité des transport pour les agents et leur famille.

Les cheminots exigèrent bientôt d’autres garanties et la compagnie mit en place, dès l’embauche définitive, le « commissionnement », contrat officiel dans lequel était précisé la mission de l’agent, son affectation et son grade, avec garantie implicite de l’emploi.

Puis les compagnies ont été amenées à tenir compte des risques physiques sérieux encourus dans ce métier. À l’agent malade, hospitalisé, voire infirme, les PLM assuraient un salaire complet d’abord, puis un demi-traitement, car à l’époque les épouses ne travaillaient pas et le ménage devait pouvoir survivre. En cas de décès, une indemnité conséquente était versée à la veuve à qui, souvent, on proposait un emploi en gare (ménage, bibliothécaire…).

Vers 1850, les compagnies ferroviaires ont fondé des caisses de retraite selon un système de capitalisation où l’agent cotise et la compagnie abonde son compte, mais chacune d’elle fixait ses barèmes, en fonction du métier et de l’âge, ainsi que l’âge de départ à la retraite, 55 ou 60 ans…

Les cheminots bénéficiaient aussi de coopératives, d’économats, de mutuelles, d’ouvroir, de fanfares, de clubs de sport, parfois d’un journal spécifique comme Le bulletin PLM. Leurs fils étaient prioritairement embauchés dans les services…

Ils étaient logés dans des « cités cheminotes » qui, installées en périphérie des villes, proche du lieu de travail, étaient souvent reliées à elles par une rue ou avenue « de la gare ».

Elles ont souvent changé la configuration de la cité d’accueil. A Dijon même, cette population cheminote captive a été indirectement à l’origine de l’extension urbaine de l’agglomération vers le sud, formant les quartiers des Bourroches, des Valendons…

Les agents avaient l’obligation d’y résider, mais se sentaient parfois isolés, vivant entre eux, coupés du reste du marché du travail. Dans ces conditions, il était difficile de porter de nouvelles revendications : salaires, durée et horaires de travail décalé, repos compensateurs.

Mais, je te l’ai déjà dit, toutes ces mesures acquises étaient relativement arbitraires et, de plus, n’étaient pas les mêmes dans toutes les compagnies, ce qui engendrait des inégalités entre des agents qui, en définitive, occupaient les mêmes emplois.

Les syndicats professionnels, autorisés par la loi de 1884, sont apparus en ordre dispersé. Au côté du syndicat national des travailleurs des chemins de fer, très majoritaire, cohabitaient plusieurs syndicats d’entreprise ou de métiers, ce qui ne facilitait pas les regroupements pour des actions revendicatives.

Ce n’est qu’en 1917, que ces associations se sont regroupées pour former une Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer de France, des colonies et des pays de protectorat, affiliée à la CGT et à la Fédération internationale des transports (ITF).

Sous la IIIe République, dans les années 1890-1914, les gouvernements de centre gauche s’étaient engagés aux côtés des syndicats cheminots, en comptant, bien sûr, sur leur soutien électoral en retour. Ainsi, le rachat, par l’État, de la compagnie de l’ouest, déficitaire, suivi par le vote en 1909 d’un régime de retraites commun à toutes les compagnies, consolidèrent des acquis dispersés.

En 1917, le ministre des Travaux publics, reconnaissant, après-guerre, aux cheminots de tous les réseaux, le mérite d’avoir contribué à la victoire, leur dira : « Vous avez mérité un statut. » Et, avec l’appui des syndicats réformistes, ce statut unique sera imposé en 1920, après la grève nationale, aux compagnies. Un statut dont des articles garantissaient la représentation syndicale élective, 16 ans avant que le Front populaire ne l’étende au secteur privé.

Puis les compagnies furent obligées de faire des efforts de formation en ce qui concerne la sécurité, négligée jusque là. Le personnel dut respecter de nombreuses précautions et des consignes strictes, ce qui était bien normal !

Déjà, en octobre 1910, dans toute la France, s’était déroulée la première grève générale de cheminots dont les conditions de travail ne cessaient de se dégrader, les salaires restant très bas. L’armée fut mobilisée. Près de 400 personnes furent arrêtées. On compta 43 525 grévistes sur l’ensemble du réseau, dont 2 421 furent révoqués.

De 1919 à 1920, plusieurs vagues de grèves se sont succédées, car l’élaboration d’un statut des cheminots et la question de l’échelle des traitements étaient alors en discussion dans la profession. Commencée à Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val de Marne, la grève s’étendit et gagna tout le réseau PLM pour devenir finalement une grève générale des chemins de fer qui eut pour conséquence la révocation de 18 000 cheminots. On ne badinait pas, en ce temps-là, et il fallait du courage pour porter des revendications.

Par ailleurs, c’est à cette époque que l’on commença à tester l’électrification ou la propulsion au diesel des trains, mais ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que certaines lignes, peu nombreuses encore, furent électrifiés.

Ce qui a été cependant le plus apprécié par l’ensemble des travailleurs du pays reste l’instauration, en 1936, des congés payés et des « billets populaires », également appelés les « billets Lagrange », qui offraient d’importantes réductions sur le prix du billet de troisième classe, le voyage en train permettant aux classes modestes de découvrir des paysages nouveaux et en particulier la mer !

Pour nous, cheminots, grâce à la gratuité des transports, nous avions déjà pu nous évader en famille et découvrir de nombreuses régions ! Nous partions pour de courtes durées dans la famille ou chez des amis.

Des excursions plus proches du domicile nous voyaient monter dans le tain avec le casse-croûte dans un panier et c’était d’agréables moments plein de joie et d’émerveillement ! Car, à l’époque, des réseaux secondaires avaient été mis en place et le train s’arrêtait dans chaque sous-préfecture !

Mais malgré l’ouverture de ces nouvelles lignes, de conditions de transport de plus en plus confortables et d’une amélioration générale du matériel roulant, les compagnies étaient déficitaires et, après la crise financière de 1929, les déficits cumulés qui atteignaient, tu te rends compte, l’équivalent de 2.000 milliards d’euros actuels, se sont aggravés au point de menacer la survie économique de tout le réseau ferré.

L’État réagit donc. En application d’un décret-loi de 1937, les cinq grandes compagnies ferroviaires du pays furent fusionnées, nationalisées le 1er janvier 1938, afin de donner naissance officiellement à la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), dans laquelle l’État était majoritaire.

Le réseau français comptait alors 515 000 cheminots, 42 700 km de voies ferrées sur lesquelles circulaient 25 000 engins de traction divers et 30 000 wagons de voyageurs. L’État décida alors de réduire drastiquement le kilométrage de lignes exploitées et durant l’année 1939, 9 546 km furent fermés au trafic voyageurs. Cette politique de fermeture a d’ailleurs été poursuivie et plus de  17 000 km de lignes sont maintenant fermées à tout trafic.

Mais j’étais né en 1883. En 1938, j’atteignais mes 55 ans et presque mes 30 ans de service. Je pus prendre ma retraite et ne pas voir ces fermetures qui, pour un cheminot qui toute sa vie n’avait cessé de travailler pour construire et exploiter un grand réseau français réputé, était un véritable crève-cœur !

Entré tout jeune dans les PLM, je partis donc avec les PLM, mais je n’ai jamais manqué depuis une occasion de me rendre en gare pour observer les nouvelles machines et le travail des cheminots… »

 « Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte ; il jette tout le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d’eau bouillante ; d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds (…) et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route »
« Lettre à Adèle » – Victor Hugo

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.