La carte postale de Jeannine Tisserandot
C’est ici, à Thaon-les-Vosges, que nous construirons notre nouvelle usine !
L’endroit est idéal : proche des voies de communication, route nationale Metz-Besançon, ligne de chemin de fer Nancy-Gray, branche sud du canal de l’Est en projet…
Petite ville de 400 habitants essentiellement agricole, Thaon, située à 10 km d’Épinal, est loin de toute source de pollution, l’eau y est abondante, d’origine granitique, sans calcium ni fer.
En cette année 1870, après la défaite cuisante de Sedan, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin, amputé du Territoire de Belfort, et une partie de la Lorraine ont été cédés, par le Traité de Francfort, au IIe Reich allemand.
Les 1,5 millions d’habitants de l’Alsace-Lorraine eurent la liberté de rester sur leur lieu de vie et d’abandonner la nationalité française ou bien de tout quitter : maison, emploi, famille parfois, et de s’installer en France ou à l’étranger.
Environ 160 000 personnes ont choisi de garder la nationalité française ; 128 000 d’entre elles, dont 50 000 jeunes de 17 à 20 ans, s’installeront en France, 70 000 en Algérie ; d’autres s’expatrieront…
Le choix n’était pas facile ! Abandonner la maison Steinheil, Dieterlen et Cie, l’entreprise textile la plus importante qui se trouvait maintenant en territoire annexé pour créer une autre entreprise en France, représentait un défi majeur pour Jacques-Christophe Dieterlen, jusqu’alors gérant de cette entreprise, et Armand Lederlin, directeur, depuis 1857, de la teinturerie de ce même établissement.
Il fallait repartir de zéro ! Le principal atout résidait dans le fait que, s’il existait déjà, dans les Vosges, des usines de filature et de tissage, le tissu devait être façonné, blanchi, teint en Alsace, ce qui ne serait plus possible. Entrepreneurs vosgiens et alsaciens avaient donc intérêt à s’unir pour créer une blanchisserie-teinturerie en France. Un comité d’industriels financerait ce projet, les Alsaciens fournissant l’encadrement humain.
Ainsi, les années 1871 et 1872 virent la constitution d’une société anonyme qui acta la naissance de la « BTT », la Blanchisserie et Teinturerie de Thaon. Elle aurait pour dirigeants Jacques-Christophe Dieterlen, directeur commercial et financier, et Armand Lederlin qui fort de sa formation d’ingénieur de l’École centrale des Arts et manufactures, prendrait en charge les aspects techniques et industriels.

L’usine fut construite en 1872 et 1873. Des aménagements furent immédiatement indispensables. Il fallait relier l’usine à la ligne ferroviaire de Nancy par une voie de raccordement, aménager des chemins d’accès du village à l’usine, construire des ponts sur la Moselle afin de permettre aux habitants de la rive droite de venir travailler à Thaon, réaliser une usine à gaz, des ateliers de construction et de réparation des machines.


Les premiers essais, conduits par les 40 ouvriers embauchés (dont 31 Alsaciens), eurent lieu en septembre et la BTT prospéra.
Avec le temps, Armand devint, en 1874, actionnaire principal et seul directeur. Il rachètera alors et prendra des participations dans de nombreuses entreprises textiles, passera des accords avec ses concurrents.
Voilà ! Libre, il pouvait enfin réaliser son rêve…
Il a vu, dans les usines de blanchisserie, les dures conditions de travail des ouvriers et des ouvrières. Elles sont déplorables. Le bruit est permanent, les températures dans les ateliers sont très élevées, la vapeur d’eau omniprésente, oppressante, l’odeur, les vapeurs des produits chimiques utilisés en blanchisserie et teinturerie sont dangereuses, toxiques…
La position debout, le port et le déplacement de charges lourdes sont éprouvants. L’insécurité est présente tout au long de la journée, les accidents, parfois mortels, ne sont pas rares.

A cela s’ajoute la fatigue des trajets, car les salariés demeurent souvent dans des taudis exigus et insalubres loin de leur lieu de travail et effectuent les trajets à pied. Les salaires insuffisants ne permettent pas de manger à sa faim ou même d’élever ses enfants correctement. Le manque d’hygiène, la pauvreté, une éducation déficiente, la désespérance créent des terrains propices à l’alcoolisme. La tuberculose et les épidémies diverses sont omniprésentes.
Pour les adultes, la durée du travail est de 12 à 15 heures par jour, six jours sur sept, 12 h pour les 12 à 16 ans et, jusqu’en 1874, date à laquelle il sera interdit, 8 heures par jour pour les enfant de 8 à 12 ans.
Naturellement, ces conditions pénibles, surtout dans les Vosges où les hivers sont rudes, provoquent un taux de mortalité beaucoup plus élevé dans la classe ouvrière que dans les autres classes sociales.

Protestant, adepte du capitalisme et du libéralisme économique, Armand, mû par ses convictions religieuses, par sa conception de la valeur du travail d’où découle la réussite, et les revenus qui vont avec, pense avoir le devoir, la responsabilité, de fournir à ses employés les moyens matériels de vivre dignement. Il transformera la BTT en entreprise familiale dont il sera le père bienveillant.
Dans son for intérieur, plus hypocritement, il redoute la montée des idées socialistes et les révoltes qui en seraient la conséquence, comme au Creusot, par exemple, en 1870, et craint également de la part de l’État des lois sociales qui limiteraient son pouvoir, sa domination sur ses ouvriers.
Si, tel un bon père de famille, il met en place une politique sociale avancée, fournit toutes les installations et les services nécessaires aux loisirs, à l’éducation, à la culture, à la formation et aux soins de ses ouvriers, il est certain de créer de la cohésion, de pouvoir conserver des ouvriers soumis, dociles, reconnaissants qui l’écouteront, le respecteront, lui obéiront sans contestation, et resteront disponibles, dépendants, attachés à une entreprise dont ils ne pourront plus s’affranchir sous peine de perdre tous leurs avantages ou même leur chance de promotion.
« Quand dire, c’est faire. » John L. Austin (1911-1960)
Ainsi donc, Armand, qui ne veut pas de grands bâtiments à multiples étages, peu fonctionnels, sources de promiscuité et donc de conflits, et qui d’ailleurs commençaient à être considérés comme « foyers d’immoralité, de rébellion et de criminalité », crée les premières habitations ouvrières de Thaon qui seront des maisons accolées à très faible loyer. Dans une deuxième étape, les premières cités-jardins apparaîtront, dans de vastes terrains situés au sud de l’agglomération, à proximité de l’usine. Les nouvelles habitations comprendront un, deux, trois ou quatre logements maximum. À terme, se sont 10 lotissements, 1 300 logements qui seront à disposition des familles des 3 000 ouvriers de l’usine.
Devant l’augmentation rapide du nombre d’enfants scolarisés, Armand s’investit dans la création de nouvelles classes et fait venir des enseignants, allant jusqu’à payer lui-même leurs émoluments en attendant que l’administration s’en charge.
« La Société coopérative de Thaon » est fondée le 16 septembre 1878. Les denrées alimentaires viennent de fermes modèles spécialement créées par la BTT. En 1914, l’étable abrite 120 vaches, traites électriquement. Cette réalisation montra son utilité lors de la grande guerre : la BTT sera en mesure de ravitailler, à partir de 1917, en lait, œufs et volailles non seulement le personnel de l’usine, mais toute la population thaonnaise, celle des communes environnantes et même l’armée.
Mais cet avantage est aussi un moyen de pression en cas de conflit social. Ainsi, le 8 mars 1920, les ouvriers de la BTT sont en grève. La direction placarde une affiche informant que « les denrées alimentaires, cédées jusqu’à ce jour à prix réduit, seront vendues à dater de demain mardi au cours du jour, de la localité ; les membres du personnel au travail seront indemnisés ».
Armand met également en place une caisse de secours pour les malades et les vieillards, une crèche. Il instaure des primes de naissance, de mariage, des aides lors d’un décès, une participation des ouvriers aux résultats de l’entreprise, une société des Amis des pauvres, une caisse d’épargne, une caisse de prévoyance, obligatoire pour tout le personnel, qui est alimentée par les cotisations du personnel et par une subvention patronale de 5 % des bénéfices nets. Les soins médicaux et les médicaments sont gratuits pour les cotisants.
Il organise la lutte contre l’alcoolisme au sein et en dehors de l’entreprise, installant des kiosques à l’entrée de l’usine vendant des verres de café ou de thé. Il fait construire des lavoirs, en 1904, une crèche pouvant accueillir 150 enfants, un hôpital-dispensaire de 25 chambres conduit par deux médecins et cinq infirmières, des bains-douches.
Il fonde une bibliothèque, organise des cours pour adultes, d’autres de dessin, des sociétés musicales et des chorales, une société de gymnastique, une société mixte de tir, une société des pêcheurs à la ligne…
En 1878, la BTT obtient, pour ses oeuvres sociales, la médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris, puis le grand prix à celle de 1889, ce qui renforce la fierté donc la cohésion des employés.
En 1911, afin d’héberger toutes ces activités, Armand décide la construction d’un bâtiment populaire à vocation de foyer social : la « Rotonde », et choisit pour ce faire l’architecte Desclers. Le bâtiment sera, vu du ciel, un édifice en forme de croix de Lorraine qui devra offrir un balnéum (bains et douches), un cercle privé pour les cadres, une immense salle à manger décorée de peintures murales, située sous la rotonde, des salles de sociétés, un stand de tir, un gymnase, une grande salle de réception et, surtout, un théâtre de 1 000 places, réplique de la salle parisienne du Châtelet.



Le foyer social, le balnéum, cabines de douches

Le foyer social, la salle des fêtes

Le foyer social, la salle de conférence
Hélas, à partir de 1914, la Grande guerre va bouleverser l’activité de l’entreprise. Les hommes mobilisés, dont 240 ne reviendront pas, sont remplacés par les femmes. La pénurie se fait sentir, les chaudières fonctionnent en partie au bois. On travaille pour la Défense nationale. Quelque 13 millions de masques à gaz sont alors fabriqués, où la cellophane, inventée au sein de l’entreprise, trouve une application inattendue. On fabrique aussi des tissus huilés, puisque les traitements imperméables n’existaient pas encore. C’est une période de labeur acharné, de privations, de deuils.

Armand meurt en 1919, mais sera remplacé par son fils Paul qui le secondait depuis de nombreuses années. Paul suivra la politique menée par son père. Il embauche après- guerre les soldats victimes des gaz allemands et s’occupe de leur famille. Ainsi, ma grand-mère paternelle, mon grand-père qui décédera en 1926, lorsque mon père n’avait que 5 ans, puis celui-ci pour quelques temps…
Il ajoute à l’équipement de la BTT, un stade olympique – qui porte le nom d’Armand Lederlin -, accueillant les sociétés sportives et, en 1923, un foyer des mutilés et des anciens combattants, construit au centre de la ville.
A tout seigneur, tout honneur ! La famille règne également sur la ville… Armand aura été maire de Thaon de 1884 à sa mort en 1919. Son fils Paul, qui épousera Olga Skouratoff, princesse Belski, lui succédera de 1919 à 1924, puis son petit-fils, Paul Alexandre dit « Sacha », de 1929 à 1935. Armand aura été aussi conseiller général du canton de Châtel, de 1892 à 1919, et présidera le Conseil général des Vosges de 1907 à 1919.

Armand a gagné son pari. L’entreprise a prospéré régulièrement, acquérant de nouveaux marchés dans les colonies et implantant de nouvelles usines en Belgique surtout.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, une partie du personnel est mobilisée. L’usine est placée sous 1’autorité militaire de la Poudrerie nationale de Vonges, en Côte-d’Or. Elle reçoit d’importantes commandes pour la poudrerie d’Angoulême. Les marchés civils ne sont pourtant pas perdus. Thaon est libéré en septembre 1944. Ceux qui reviennent découvrent le triste spectacle d’une usine réduite longtemps à 1’inactivité. Mais les moyens de production sont toujours là, les maisons ouvrières sont debout. Partout en France, les stocks sont épuisés. Le travail reprend rapidement.
De 1920 à 1960, la BTT sera le numéro un français des manutentions des tissus de coton et l’une des plus grandes unités de blanchiment, teinture et impression d’Europe.
A partir de cette dernière date, la BTT déclina en perdant les débouchés coloniaux qui représentaient les 2/3 de la production de l’usine… Le 10 juin 1994, la société Blanchisserie et Teinturerie est placée en redressement judiciaire. Le 14 mars 2000 elle est placée en liquidation judiciaire.
« Le premier des droits de l’homme est celui de pouvoir manger à sa faim. » Franklin Roosevelt
En 1870, les ouvriers de la BTT étaient heureux de pouvoir bénéficier de conditions de travail plus favorables qu’ailleurs, d’avantages qui leur permettaient de vivre eux et leur famille, leurs enfants, plus dignement, de quitter leur taudis pour une maison, d’accéder à des loisirs, à la culture, de bénéficier d’une sécurité que leurs parents n’avaient jamais connue.
Si les fortes convictions et la force de travail d’Armand ont forcé le respect des premiers ouvriers, ces qualités se sont délitées chez ses successeurs, même si Paul admirait l’œuvre de son père et désirait la continuer.
Les premières générations d’ouvriers, très attachées à leurs conditions sociales, à la religion, n’avaient que peu d’instruction, alors qu’à partir de 1900, l’école obligatoire, l’accès à la culture, a rendu les ouvriers plus conscients de leur droits, de l’infantilisation dont ils faisaient l’objet.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, Thaon est donc resté un havre de paix sociale, avec une très faible syndicalisation d’ouvriers dont tout l’univers, familial, social, passait par le contrôle du « patron » et son bon vouloir.
Dans ce système paternaliste, l’ouvrier, autrefois lié par le seul salariat, était désormais entièrement dépendant de l’entreprise. Est-il moralement souhaitable qu’une personne décide à la place d’une autre comme l’expliquait la direction de l’entreprise ? D’autant que, cette dépendance, qui combinait assistance et soumission, s’accompagnait de la volonté de développer le sens moral des employés, afin, était-il expliqué, de lutter contre l’alcoolisme, l’inconduite de la classe ouvrière. Le patron prêchait la morale, le besoin de discipline, l’amour du travail bien fait, l’obéissance…
Qui pourra dire ce que pensait un ouvrier de la BTT lorsqu’il se rendait compte que les différents aspects de sa vie n’échappaient pas au patron qui, en outre, était maire et conseiller général de la ville ? Comment résister sans sacrifier sa famille ? Tout était encadré, contrôlé par l’entreprise : la crèche, l’école, le centre d’apprentissage, le travail, les loisirs, de la naissance à la mort.
Dans ce système paternaliste, la carotte dissimulait à peine le bâton. Lorsqu’un ouvrier professait des idées « subversives », toute sa famille, même éloignée, était susceptible de perdre emploi et logement.
Des conflits sociaux ne sont donc apparus qu’entre 1917 et 1921, du fait des dures conditions de vie des familles pendant la guerre et de la prise de conscience, née au front, de certains ouvriers.
Et en 1936, les ouvriers de la BTT ne rejoindront que tardivement leurs camarades en lutte…
« Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un oubli si profond de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. » Étienne de La Boétie (1530 – 1563) – Discours de la servitude volontaire
Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.
