La carte postale de Jeannine Tisserandot

« Tant qu’il y aura du linge à laver… », chantait Dalida…

Combien de fois ma grand-mère nous a conté cette histoire, elle qui avait eu si peur ! C’était en 1919. Elle demeurait alors à Tonnerre.

« Reviens, mais reviens donc ! Attends-moi… », criait Victorine affolée en courant derrière son fils, son fils unique, adoré, qui a quatre ans, sans peur du danger, sans penser aux conséquences, trottait de toutes ses petites jambes rue de la Fosse Dionne en poussant son cerceau…

Le rattraper avant qu’il n’arrive aux escaliers, ne fut pas chose facile ! Aussi, dès qu’elle put le retenir, elle le retourna et lui donna la fessée de sa vie… Une fois n’est pas coutume, mais elle avait eu tellement peur.

Pourtant, habituellement, qu’il était raisonnable son petit. Lui aussi se souviendrait de cette unique punition, qu’il avait bien méritée, il faut le dire, et ce n’est pas son père qui prétendrait le contraire !

Ah ces gamins, et maintenant, le cerceau était dans l’eau ! Tant pis, personne n’irait le chercher…

Les lavandières, en ce jour de « grande buée s’étaient relevées sur leurs genoux, cinq minutes, pour pouvoir souffler, arrêter de taper le linge avec le battoir, se redresser, atténuer le mal de dos et, surtout, commenter l’évènement !

Avant 1900, le linge n’était lavé qu’une ou deux fois par an. Dans les familles aisées, une grande buée pouvait compter, en moyenne, 70 draps, autant de chemises, et des dizaines de torchons et de mouchoirs.Les petites lessives, ou « petites buées », avaient lieu une fois par semaine, généralement le lundi, pour de petites quantités de linge, essentiellement les vêtements. Ce linge-là, lavé chez soi, était également rincé au lavoir.

Les grandes lessives, appelées « grandes buées », duraient trois jours. A cette époque, laver son linge ou le linge des autres n’était pas chose facile. C’était une tâche dure, longue, fastidieuse, éprouvante, car le linge s’était accumulé au cours de l’année. Les draps, en lin ou en métis, une fois mouillés, étaient particulièrement lourds à manipuler.

Le premier jour, le linge était immergé dans d’énormes baquets de bois,pour un premier décrassage ; cette journée s’appelait « le purgatoire ».

Le deuxième jour, le baquet était vidé grâce à une bonde, et le linge était lessivé dans ces mêmes baquets. Pour cela, il était recouvert d’une toile sur laquelle on pratiquait le coulage, c’est-à-dire que l’on versait de l’eau bouillante à l’aide d’un récipient à long manche sur une épaisse couche de cendres dont le carbonate de potasse constituait un excellent agent nettoyant ; c’était la journée de « l’enfer ».

Enfin le troisième jour, le linge refroidi et alourdi par l’eau était transporté en brouette au lavoir pour y être battu avec le battoir, puis il était rincé et essoré. C’était le jour du « paradis ».

À cette époque, le lavoir, dans toutes les communes de France, était le lieu de réunion des femmes. Là on était libre, on échangeait, sans craindre les remarques, les jugements des époux, des hommes. Les histoires, les récits, les potins ou même parfois les ragots coulaient à flots.

« L’eau arrive à laver beaucoup de choses, mais pas une mauvaise langue. »
Proverbe croate

Les pierres qui constituent ces lavoirs, dont bien sûr celui de la Fosse Dionne, ont bien des choses à raconter. Elles sont encore habitées par les esprits du passé, par les souffrances de milliers de lavandières aux dos rompus, aux mains rouges, gercées, abîmées par la lessive, par les fantômes de générations de femmes épuisées avant l’âge.

Tendez l’oreille ! Elles résonnent encore des légendes et nouvelles locales murmurées, transmises parmi les chants, les rires, l’espoir ou les pleurs, les regrets, la douleur, la peine, la générosité ou le mensonge, parfois la peur, la haine… Nostalgiques, elles racontent la vie, les vies de nos aïeux.

La Fosse Dionne.

Dès l’Antiquité, les hommes se sont rassemblés auprès de ce lieu mystérieux, magique. Les eaux qui formaient un bassin sourdaient d’un marécage qui, par la suite, fut assaini. Si elle tient son nom de Divona, divinité gauloise des sources, cette source fut baptisée « Fons Divina », la fontaine des Dieux.

A l’époque, elle était utilisée pour alimenter en eau l’oppidum de Tomodurum, implanté sur le plateau dit « des Vieux châteaux » qui domine la ville actuelle. Puis Tonnerre s’est déplacée et édifiée plus logiquement autour du point d’eau.

Exsurgence et résurgence, source vauclusienne, dont le réseau souterrain s’étend jusqu’à plus de 40 km de sa sortie au jour, elle est alimentée par les infiltrations des précipitations dans le plateau calcaire avoisinant ainsi que par la Laignes, rivière qui se perd dans le gouffre de la Garenne, à 43,5 km de Tonnerre à vol d’oiseau, et dont les eaux, dans lesquelles on avait versé un colorant, furent retrouvées dans la Fosse Dionne. Son débit est en moyenne de 311 litres par seconde, mais peut atteindre plus de 3000 litres par seconde en période de crue. Après un cours de 250 mètres, le ruisseau à qui elle donne naissance se jette dans l’Armançon.

La mystérieuse Fosse Dionne, est source de nombreuses légendes.

Ses eaux claires ou troubles, d’une couleur qui vire selon le temps, la saison, la lumière, du bleu intense au vert profond, a longtemps laissé penser aux habitants de la région que sa création était d’origine céleste ou diabolique.

Le tronc informe d’une statue fut trouvé dans la Fosse Dionne, en 1731. Était-ce un débris de la divinité de ces eaux, du genius loci, vénéré d’abord par les Gaulois indépendants, puis, longtemps après, par leurs descendants ?

Trois légendes, transmises de génération en génération, circulent autour de la création de la fosse. Elles se racontaient à la veillée, au lavoir, et servaient, entre autres, à éloigner les enfants de ce lieu dangereux dont on ne connaissait ni l’origine, ni la profondeur.

La première raconte qu’en l’an 700, le diable s’y serait précipité après avoir manqué de corrompre l’âme d’un enfant avec des pièces d’or semées sur la route. Ce dernier, n’obtint que des malheurs en dépensant les sous du diable. Il décide donc de les jeter dans une fontaine où elles tournoient en l’attirant inexorablement. Il est sauvé de justesse par l’évêque Pallade qui recouvre les pièces de son manteau bleu donnant ainsi sa couleur aux eaux de la source. Le diable, voyant sa cible lui échapper, se jette à son tour dans les eaux, entraînant le fond du bassin avec lui dans les abîmes des enfers.

La deuxième attribue la création de cette fosse mystérieuse à la Vierge qui, implorée, une nuit sans lune, par une jeune fille sur le point d’être rattrapée par un démon, jette son manteau émeraude sur le sol, faisant jaillir la source. Pour échapper à l’attaque, elles se seraient alors, toutes les deux, précipitées dans l’eau. La Vierge aurait oublié son manteau sur place et c’est celui-ci qui donne cette coloration bleue à la fosse.

La dernière, fut écrite par le célèbre Grégoire de Tours. Alors qu’il veut s’établir à Tonnerre, au VIe siècle, saint Jean de Réome (né à Dijon) apprend que la ville manque d’eau malgré la présence d’un puits empoisonné par un funeste basilic, (serpent provenant de l’accouplement d’un coq avec un crapaud). Le saint décide alors de mettre un terme à cette situation. En un coup de pioche, il fait jaillir l’eau pure, donnant naissance à la Fosse Dionne et conjure les pouvoirs du monstre qui rend l’âme aussitôt.

 Lors que Saint Jean l’abbé
en un désert lamentable
d’un basilicq enflambé,
en Bourberaut fit miracle,
et toujours incontinent
belle source bien coulant
traversa toute la rue,
qui depuis toujours est vue

En 1758, Louis d’Éon, gentilhomme de petite noblesse, qui demeurait à l’hôtel d’Uzès, (père du fameux chevalier d’Éon, agent secret du roi Louis XV, dont les exploits sont bien connus), était maire de Tonnerre. À ce titre, il décida de faire aménager la source en lavoir.

Un écrin pour ce bijou tantôt turquoise, tantôt émeraude.

Quand on arrive dans la rue de la Fosse Dionne, disposée en fer à cheval, on aperçoit, à son extrémité arrondie, une colline rocheuse abrupte, au sommet recouvert d’arbustes, à laquelle est adossée un front courbe de maisons accolées.

La colline, les habitations, la rue, le mur de soutènement, forment un amphithéâtre. On peut descendre au fond, près de la vasque circulaire de 14 mètres de diamètre, grâce à des escaliers larges, situés face à face, de chaque côté de la rue. L’eau de la fosse s’échappe par trois exutoires placés à l’opposé du lavoir.

Les lavandières étaient protégées des intempéries par un toit en forme de demi rotonde, porté par une charpente adossée au mur du fond et soutenue à l’avant par de lourds piliers de bois.  Deux murets ceignent la vasque, formant une auge annulaire.

Grâce à une vanne en bois, on réglait le niveau d’eau dans cette auge où l’on pouvait laver et rincer le linge sur la margelle, en toute sécurité, sans souiller l’eau jaillissante, l’autre muret protégeant la source de la pollution.

Cinq foyers munis de cheminées, situés contre le mur du fond, permettaient de produire la cendre utilisée pour le lavage du linge. Un dallage facilitait le nettoyage du sol et des étendoirs (barres en métal) et permettait de poser le linge mouillé où il s’égouttait.

La fosse est profonde. De l’extérieur, on peut apercevoir une partie bleuâtre qui indique l’embouchure d’une galerie noyée haute de 2,5 mètres. Un défi pour les plongeurs qui ont toujours eu envie d’en connaître la profondeur et les secrets.

Des scaphandriers s’y sont aventurés, dès la fin du XIXe siècle, mais la première exploration connue a été effectuée en 1955 à l’aide de deux scaphandres Cousteau, suivie, en 1961, de plongeurs du Touring club de France. La vasque, aux parois tapissées de végétation aquatique, débouche sur une galerie noyée haute de 2,5 mètres qui s’enfonce jusqu’à 32 mètres de profondeur.

Le 15 Juillet 1962, deux plongeurs trouvèrent la mort dans la Fosse Dionne. La cause de leur mort reste inexpliquée, mais elle est intervenue alors qu’ils tentaient de remonter une pierre sculptée qu’ils avaient repéré le jour même.

L’exploration n’a repris qu’en 1976, suite à l’avis favorable de la mairie et du conseil des secours souterrains de l’Yonne. Enfin, profitant d’une période d’étiage, en septembre 1977, les spéléologues de la société Dijonnaise de plongée souterraine franchirent la chatière qui jusqu’alors s’était révélée infranchissable. Ils s’arrêtèrent peu après 31 m.

En juin 1996, deux plongeurs franchirent à leur tour les étroitures. L’un d’eux y laissa la vie. Suite à ce nouvel accident, les plongées sont désormais très réglementées (autorisations du maire et du préfet). En 2018 et 2019, le spéléologue Pierre-Éric Deseigne, en empruntant d’étroits boyaux, plusieurs chatières et une succession de siphons, nécessitant de fréquents paliers de décompression, a progressé jusqu’à 370 mètres de l’entrée.

Ainsi, on sait maintenant que la galerie s´enfonce d’abord selon un angle de 45° jusqu’à la profondeur de 32 mètres. Pour continuer l’exploration, il faut franchir une chatière de 0,80 m sur 0,40 m. Puis la galerie remonte à deux reprises à des profondeurs proches de 0 mètre avant de s’enfoncer progressivement jusqu’à -70 m à 370 m de l’entrée, distance limite atteinte jusqu’ici par les plongeurs.

Depuis le 2 décembre 1979, date à laquelle Eric Leguen parvint à 360 m de distance de l’entrée, diverses plongées ont été effectuées (relevés topographiques notamment).

Fin septembre 2018, Pierre-Éric Deseigne, plongeur spéléologue professionnel, obtient l’autorisation d’entrer dans la fosse afin de poser un nouveau fil d’Ariane permettant de retrouver son chemin, nettoyer la fosse des déchets jetés là, cartographier le réseau et revenir avec des images. Le 13 octobre 2019, il atteint la profondeur de -79,5 men dépassant de 10 mètres le dernier record de 1989.

Au-delà, l’inconnu règne encore en maître, même si, aujourd’hui, avec, entre autres, les nouvelles techniques, les plongées sont plus sûres. Tout est filmé, des objets ont été retrouvés et remontés avec émotion, comme cette pipe jetée ou tombée dans les profondeurs de la terre. Qui dira son histoire ? Fut-elle lancée là par dépit, par vengeance, ou tombée par inadvertance ?  Était-elle restée au fond d’une poche ? Nul ne le saura jamais.

Lorsque l’on contemple la Fosse Dionne depuis le rempart qui la surplombe, dans le silence de cette impasse où, seuls, passent quelques touristes, on a l’impression de plonger son regard dans l’œil de la terre, œil immuable, immortel, qui vous oppresse et vous attire… Une angoisse indéfinie vous envahit. Les cris, les appels d’antan résonnent en vous et vous submergent de nostalgie. Un lieu éternel, hors du temps.

Ce soir c’est une chanson d’ automne
Dans la maison qui frissonne
Et je pense aux jours lointains

Que reste-t-il de nos amours
Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo

Charles Louis Trenet

Oui, mais…

Mais en ces étés de canicules, de sécheresse, de changement climatique, la Fosse Dionne, en été, ne coule plus, ou presque plus. Pour les Tonnerrois, le fait est étonnant, déroutant, inquiétant, après tous ces millénaires d’abondance.

Les algues qui prolifèrent, dues à l’excès de nitrates utilisés dans les cultures, si elles ne sont pas nettoyées, donnent une couleur marron à la source.

L’eau ne passe plus au-dessus du parapet et les pavés qui entourent le bassin sont secs. Seul un petit filet d’eau circule par-dessous. Après tout ces millénaires, les hommes sont-ils en train de détruire ce lieu magique, que chacun pensait immortel ?

La fin d’un monde…

« Quand tu bois de l’eau pense à la source. »
Proverbe chinois

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.