La carte postale de Jeannine Tisserandot

« Tu te souviens de Dousson qui était, tout comme moi, agent à la P.L.M. (Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée) ? Moi, je suis à Alger, loin de vous, pour effectuer mon service militaire de trois ans, mais lui, venait rejoindre son nouveau poste à la P.L.M.A. (Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, réseau d’Algérie). Tout de même, quel choc, quelle tristesse, quel drame, pour lui, bien sûr, mais aussi pour sa famille… La Méditerranée peut être une enchanteresse avec ses eaux bleues et son doux soleil, mais elle peut être aussi noire, maléfique, funeste… Je me suis souvenu de l’agonie de la Sémillante d’Alphonse Daudet que nous avions lu ensemble et je ne peux te dire l’angoisse qui étreint le cœur à la pensée que ce drame se renouvelle, encore et encore… », écrivait mon grand-oncle Victor.

Le Général-Chanzy était pourtant un beau bâtiment.

Le Charles-Roux.

Ce paquebot, qui appartenait à la Compagnie générale transatlantique, construit en 1891 par les chantiers de Saint-Nazaire, avait des dimensions imposantes. D’une longueur de 109,10 mètres, sur 10,70 mètres de large, il était propulsé par un moteur à 3 cylindres qui développait une puissance de 3 800 chevaux et lui procurait une vitesse de 17 nœuds (environ 31,5 km/h).

Construit pour relier Marseille à Alger en vingt-quatre heures, son nom lui avait été donné en hommage au général Alfred Chanzy (1823-1883), gouverneur de l’Algérie.

A partir de mai 1896, le Général-Chanzy fut détourné de sa mission officielle afin d’effectuer deux croisières arctiques et des missions présidentielles. À l’occasion du couronnement du Tsar à Moscou, la Compagnie transatlantique décida d’affréter ce paquebot pour une grande croisière de luxe dans la Baltique avec expéditions terrestres en Norvège, au Danemark, en Suède, Finlande et Russie. Le périple dura trois semaines.

Jusqu’en 1905, le navire effectua de nombreuses traversées, avec à son bord des personnalités politiques, ministérielles ou étatiques, françaises ou étrangères, telles que Félix Faure, mais aussi l’impératrice d’Autriche, l’ambassadeur extraordinaire de l’empereur de Chine et vice-roi du Petchili, Li-Hung-Tchang, Nicolas II de Russie et même l’ex-reine Ranavalo de Madagascar.

On décida alors de le rénover et il devint ainsi, après le Charles-Roux, le plus rapide courrier transméditerranéen.

Le capitaine Barthélémy succéda au capitaine Lelanchon, puis le capitaine Cayol pris son commandement et, à partir de 1908, mena de nouvelles traversées en Méditerranée, transportant des passagers civils qui voyageaient pour leur plaisir ou leurs affaires, des employés d’administration rejoignant leur poste, des militaires, officiers et soldats…

À Alger, si les militaires étaient bien accueillis, il n’en était pas toujours de même pour tous, surtout après le décret donnant le droit de vote aux Algériens israélites (suite à l’affaire Dreyfus), alors que les autres ne l’avaient pas…

« 8 jours après sa perte… »

Ce jour-là, Marcel Bodez, agent des douanes d’Alger, n’était pas de bonne humeur. Dès le départ de Marseille, le 9 février 1910, le bateau avait été pris dans une tempête qui ne se calmait pas. La mer était mauvaise, le vent terrible, la traversée n’avait rien d’une croisière !

Les parages nord de l’île de Minorque, particulièrement dangereux, n’étaient pas signalés par un phare, ni par des feux. Le seul phare, de faible intensité, étant situé au sud de l’île. De nombreux naufrages avaient déjà eu lieu sur ces côtes déchiquetées et désertes, surtout par gros temps.

« Que peut le capitaine le plus habile et le plus expérimenté contre la puissance aveugle des flots et des vents qui, dans la nuit noire, pousse son navire sur les récifs ? »

« C’est le bateau qui a coulé avec ce pauvre Doussou… »

Marcel avait fini par s’endormir quand, soudain, un bruit terrible le réveilla en sursaut.

Laissons-le raconter :

« Le 10 février, à 5 heures du matin, je fus réveillé par une forte secousse, comme si le navire avait eu le flanc projeté sur des rochers. Réveillé en sursaut, je demandais ce qui arrivait. Les matelots répondirent que ce n’était rien. Je n’ajoutais pas foi à cette réponse et, en compagnie d’une trentaine d’autres passagers, tant hommes que femmes, je montai sur le pont. Des vagues énormes passaient sur le pont du navire.

Une vague immense emporta dans la mer les balustrades auxquelles s’était accroché un grand nombre de passagers ; ils tombèrent à l’eau. Je restai accroché à un anneau du bateau.

À ce moment, je vis venir une vague moins forte et, me laissant emporter par elle, je tombai à la mer. Comme je suis bon nageur et que je voyais la terre très rapprochée, j’étais sûr de me sauver. Peu après, un coup violent me lança sur la côte ; je regardai et je vis que le navire avait disparu. À peine avais-je été jeté à la mer que j’entendis un bruit épouvantable, comme si les chaudières avaient fait explosion. Un tonneau de marchandises, violemment projeté, me passa au-dessus de la tête. » (Extrait du Petit Journal illustré du 27 février 1910)

Le bateau, qui transportait 72 hommes d’équipage et 87 passagers a coulé en si peu de temps que le seul rescapé fut Marcel Bodez… Néanmoins, son calvaire n’était pas fini.

Revenu à lui, mais couvert d’ecchymoses, pouvant à peine bouger, heurté par les débris du bateau, transi de froid, il a découvert qu’il était le seul rescapé, blessé, sur une côte déserte.

Profondément traumatisé, Marcel passa, tout le jour et toute la nuit suivante au bord de la mer, assailli par les vagues furieuses. On devine qu’elles durent être ses réflexions et sa souffrance.

Enfin, le lendemain, le 11, il put escalader la falaise et trouver une maison où il trouva du secours. Les autorités de l’île, averties et arrivées sur place, purent enfin commencer à retirer les cadavres de la mer… Et quand, le 12 février, le Consul de France se rendit sur place, il ne put apercevoir qu’un des mâts du Général-Chanzy.

Et le pauvre Dousson, me direz-vous ? Pour lui, tout était terminé. Sa famille et ses amis, consternés et très choqués, durent faire leur deuil en pensant à ses derniers instants où la peur, l’affolement, la panique ont dû le submerger…

Malheureusement, au cours des siècles, le Général-Chanzy ne fut pas le seul navire à être perdu corps et biens. Nous ne les citerons pas tous ici, même si l’un d’eux, le Titanic,  fit couler beaucoup d’encre et a fait l’objet d’un film culte.

Mais nous ne pouvons passer sous silence les naufrages répétés des embarcations sans nom, des milliers de migrants hommes, femmes et enfants anonymes qui disparaissent régulièrement dans l’indifférence générale. Souvenons-nous, entre autres, de la dernière catastrophe qui a fait plus de 500 disparus ou plus, au large de la péninsule du Péloponnèse (Grèce), le 14 juin 2023…

La peur, la souffrance, le désespoir sont les mêmes pour tous. Nous ne pouvons continuer à rester indifférents devant ces drames. Des solutions doivent être trouvées.

Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis !

Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Oh ! que de vieux parents, qui n’avaient plus qu’un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus !

Victor Hugo, « Oceano Nox » (1836), dans Les Rayons et les Ombres, 1840.

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.