La carte postale de Jeannine Tisserandot

Et dans 150 ans, on s’en souviendra pas
À ce qu’on a aimé, à ce qu’on a perdu,
De ta première ride, de nos mauvais choix,
Allez vidons nos bières pour les voleurs des rues !
De la vie qui nous baise, de tous ces marchands d’armes,
Finir tous dans la terre, mon dieu ! Quelle déconvenue.
Des types qui votent les lois là-bas au gouvernement,
Et regarde ces squelettes qui nous regardent de travers,
De ce monde qui pousse, de ce monde qui crie,
Et ne fais pas la tête, ne leur fais pas la guerre,
Du temps qui avance, de la mélancolie,
Il leur restera rien de nous, pas plus que d’eux…
Raphaël

« Rendez-vous place du 30… » Tous les Dijonnais ont compris ! Pas besoin de regarder sur Google Maps ! Place circulaire sur laquelle aboutissent plusieurs grandes artères, le boulevard Thiers, la rue Paul-Cabet, le boulevard Carnot, le boulevard Voltaire, le boulevard de Strasbourg et la rue de Gray, elle est très fréquentée.

Si on demande à ses usagers son nom exact, certains diront : « La place du 30 octobre. », mais très peu se souviendront de son nom complet : « Place du 30 octobre et de la Légion d’honneur », ni des événements dramatiques qui ont marqué cet emplacement, ni de l’imbroglio politique qui a suivi.

Souvenons-nous

Au XVIIIe siècle, cette place circulaire portait le nom de « place du Foin ». C’était un lieu champêtre, aménagé sur le chemin du Cromois. Elle faisait la liaison entre l’allée du château de Montmuzard et l’allée de la Retraite que la Ville avait créée en 1754.

Le 3 juillet 1870, le prince de Hohenzollern, cousin du roi Guillaume Ier de Prusse, sous l’influence d’Otto von Bismarck, annonce prétendre au trône d’Espagne, vacant depuis 1868. La France craint une alliance prusso-espagnole et Napoléon III demande le retrait de cette candidature. Le 12 juillet, elle est retirée. Mais la France exige que le roi de Prusse présente des excuses et promette de ne pas revenir sur sa décision. Le rejet de ces deux exigences est annoncé dans un communiqué au ton assez neutre. Mais Otto von Bismarck transforme ce texte avant sa publication, en y introduisant des termes humiliants pour la France comme pour la Prusse.

En conséquence, Napoléon III, empereur des Français, déclare la guerre à la Prusse et à ses alliés allemands le 19 juillet 1870. Les maladresses politiques de l’empereur à l’égard d’autres pays européens ont isolé la France, mais le gouvernement pousse à la confrontation avec la Prusse pour se défaire d’un rival dangereux et pour agrandir le territoire national en une période durant laquelle aussi bien les états allemands qu’italiens cherchaient à s’unifier pour former des nations.

La France mal préparée, se retrouve seule face à la Prusse qui peut, elle, compter sur le soutien des états allemands.

« La raison et la politique suivent rarement le même chemin. »
Stefan Zweig

Le 2 août, l’armée française prend aisément Sarrebruck. Mais, faute de stratégie, elle stoppe son avancée et revient sur ses pas. Les Prussiens en profitent pour lancer l’offensive par l’Alsace et vont de victoire en victoire, grâce à la domination de leur artillerie. Dès le 6 août, l’armée française est vaincue en Alsace et en Lorraine.  Mi-août, une partie de l’armée française reprend le dessus à Metz mais, une fois encore, n’en profite pas, faute de stratégie. Les hommes se retrouvent encerclés et assiégés.

Napoléon III et le maréchal de Mac Mahon conduisent le reste de l’armée française vers Metz avant de se réfugier à Sedan qui sera assiégée par les Prussiens. Une bataille a lieu le 2 septembre 1870. C’est la déroute pour l’armée française. Napoléon III capitule. La Troisième République est proclamée. Mais le nouveau gouvernement de la décide de poursuivre la guerre…

Paris est cerné mi-septembre et l’armée française, toujours encerclée, capitule le 27 octobre à Metz. La route de Dijon est ouverte, les Prussiens avancent…

Monument démoli par l’armée allemande en 1940.

A Dijon, la résistance s’organise. Dès le 9 septembre, un comité de défense composé de volontaires, de bourgeois, d’ouvriers prêts à défendre leur territoire, ainsi que de factions de la garde mobile nationale, a été instauré. Ce comité a formé une armée française dite « de la Côte-d’Or ». Leur entraînement se déroule deux fois par jour entre l’avenue du Parc, la Halle au blé et la salle des pas-perdus du Palais de justice.

Le 21 octobre, cette armée compte près de 20 000 hommes et 9 000 d’entre eux, sous le commandement du bourgeois Lavalle, sont répartis autour de Pontailler-sur-Saône. Ils sont aussi plusieurs milliers vers Bèze et Auxonne, pour stopper l’armée badoise, alliée à la Prusse. Mais ces hommes sont médiocrement armés, peu entraînés et n’ont aucun appui d’artillerie.

De nombreuses escarmouches éclatent du 24 au 26 octobre dans le nord de la Côte-d’Or. Gray tombe aux mains des Prussiens, Lavalle fait sauter le pont de Pontailler-sur-Saône pour retarder l’ennemi et demande des renforts d’artillerie… qui n’arriveront jamais.

La bataille fait rage dans toute la Côte d’Or. Le 1er bataillon des mobilisés de Côte-d’Or se dirige vers Mirebeau-sur-Bèze. Le bataillon tombe nez à nez avec une compagnie ennemie, forte de 200 hommes. Un échange de tir a lieu avant la débandade.

Quelque 400 Côte-d’Oriens sont capturés par les Allemands, d’autres meurent dans les combats ou en tentant de fuir à la nage par la Vingeanne.

C’est un trou de verdure où chante une rivière

Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Arthur Rimbaud, « Le dormeur du Val », 1870

Le lendemain soir, le colonel de gendarmerie Adrien Fauconnet, fils du lieutenant-colonel Auguste Fauconnet, et petit-fils d’un général de la Révolution et de l’Empire dont le comportement est digne d’éloges (on cite le sauvetage héroïque de deux enfants lors d’un incendie), arrive de Lamarche-sur-Saône avec sa troupe régulière. Leur arrivée à Dijon se produit sous les acclamations de la population.

Un espoir vite déçu, comme le raconte un Dijonnais, car s’il se disait que le colonel  Fauconnet avait reçu l’ordre de défendre Dijon, soudainement, dans la nuit, les tambours retentissent… Tous les Dijonnais angoissés assistent à la démobilisation de la garde nationale et on apprend la désastreuse nouvelle : ils ne sont réunis que pour être désarmés. Les troupes régulières doivent prendre le chemin de la retraite. Dijon est évacuée et laissée sans défense. Dans la ville, information et désinformation attisent l’inquiétude et finissent d’exalter les plus tièdes.

Et de fait, la retraite vers Beaune des 1 600 hommes de l’armée régulière est décidée par l’État-Major. La fureur des habitants et de certains gardes nationaux n’y fera rien. Le 29 octobre, les Dijonnais sont seuls pour se défendre.

Louis François d’Azincourt, avocat à la Cour d’Appel, administrateur (préfet) provisoire de la Côte d’Or, du balcon de la mairie, prononce un discours mobilisateur et patriote aux Dijonnais désespérés. Par ses appels à l’honneur, au dévouement à la patrie et à la honte ressentie, si la ville de Dijon était livrée sans résistance, il exalte et remobilise les Dijonnais.

Au même moment, à l’annonce de l’arrivée des troupes ennemies, des éclaireurs volontaires partent en direction de Varois. Une embuscade est tendue, mais échoue. La population dijonnaise est prête au combat et le colonel Fauconnet, qui l’apprend, rend compte à l’État-Major à qui il télégraphie : « Bonne nouvelle, Dijon proteste contre sa municipalité et veut se défendre. Je pars avec 1 600 hommes de ligne sûrs. J’aurai en outre 4 000 gardes nationaux. Je défendrai énergiquement. »  De retour à Dijon, il distribue des armes aux soldats et aux volontaires.

Et l’aube se lève sur le 30 octobre 1870

La nuit et le petit matin permettent le retour de la garnison et la distribution des armes aux soldats et volontaires. Dans la ville agitée, nulle discipline n’existe, aucun rang ne se forme, les rues sont remplies de troupes en désordre et d’acclamations par la population terrifiée, angoissée, mais toujours aussi exaltée. Au premier son du canon, le calme succède à toute cette agitation, les rues et les places se vident, les défenseurs de la cité s’élancent vers la montée de Montmuzard, au-devant des envahisseurs.

A cinq heures du matin, les troupes régulières sont à Varois, où elles rencontrent l’avant-garde ennemie qui arrive d’Arc-sur-Tille. Les combats durent jusqu’à 11 heures, malgré les canons et la supériorité ennemie infligeant beaucoup de pertes. 

Mais une colonne allemande s’avance sur Saint-Apollinaire, se masse sur la route et déploie des tirailleurs. Du côté de Couternon, une deuxième colonne s’avance lentement.

A midi, les Allemands tirent au canon. La fusillade s’engage des deux côtés et la lutte devient intense. Les ennemis sont arrêtés jusqu’à 2 heures et demi. Alors seulement, les Allemands atteignent Montmuzard. La garde nationale accoure, la bataille de Dijon commence immédiatement.

Sans vrai commandement, mal entraînée, désorganisée, la garde nationale se bat sur tous les points qui lui semblent fragiles, parfois avec la troupe régulière, ou seule, sans se fixer un seul objectif. Une insurrection acharnée, sans merci.

Malgré les messages de cessez-le-feu de la mairie, les combats continuent, le drapeau blanc hissé sur la tour de Bar par le maire descendu. Le feu ne cessa qu’à 6 heures du matin. L’ennemi qui avait conservé ses positions sur Saint-Apollinaire n’avait pas osé entrer en ville.

La désolation régnait, plusieurs maisons étaient en feu. Bilan de cette journée sanglante : 500 morts ou blessés français et 1700 prussiens.

Rue Sambin, le colonel Fauconnet est tombé sous une grêle de balles. Évacué à la caserne Vaillant, il rédige un ultime message à sa famille : « Ma chère femme, ma chère enfant, je vais bientôt mourir ; j’ai fait mon devoir. » Il prend connaissance du décret du 27 octobre le nommant général de brigade et meurt à 22 heures.

Le lendemain, le maire de Dijon et plusieurs membres du conseil municipal se rendent à Saint-Apollinaire pour négocier avec le prince Guillaume de Hohenlohe. Une convention est signée : les troupes ennemies entrent dans la ville dès la mi-journée du 31 octobre.

L’occupation de Dijon commence. Elle ne prendra fin que le 27 décembre 1870, après de nouveaux combats où s’illustrera Garibaldi. Mais ceci est une autre histoire… Comme l’occupation de Paris et la reddition de la France qui se soldera, en particulier, par la perte de l’Alsace et de la Lorraine, et donc la  promesse d’une future guerre.

En mai 1899, en considération de la résistance de la cité, le président de la République, Emile Loubet autorisa la ville à faire figurer la Légion d’honneur dans ses armoiries. Dijon a reçu, comme neuf autres villes de France, cette distinction pour avoir donné, le 30 octobre 1870, la preuve éclatante du patriotisme de ses habitants.

C’est l’heure de la politique politicienne

Et c’est Napoléon Bonaparte qui nous le dit : « En politique, une absurdité n’est pas un obstacle. »

La ville décida de commémorer ce fait par l’érection d’un monument dont la réalisation fut confiée à l’architecte Félix Vionnois. Mathurin Moreau exécuta le haut relief et Paul Cabet, élève de Rude, la statue de la Résistance placée au sommet. Mais Cabet a modifié la statue de la Résistance en lui ajoutant un bonnet phrygien, symbole de la Commune de Paris. Aussi, l’administration préfectorale refuse de donner l’autorisation d’inaugurer. Quatre jours avant son inauguration prévue le 30 octobre 1875, le nouveau maire radical Nicolas Enfert doit se soumettre aux injonctions du préfet Léon Daunassans. La statue doit être abattue !

Le 26 octobre, les soldats du régiment de génie d’Auxonne, sur réquisition du préfet, descellent l’œuvre de Cabet. Le peuple dijonnais gronde autour de la statue devenue enjeu politique. L’armée est appelée à la rescousse et les hommes du régiment de génie d’Auxonne investissent la place et brisent la statue.

L’émeute est évitée de justesse. L’affaire connaît un retentissement national, à la Chambre des députés et dans la presse.

Dès 1878, le conseil municipal de Dijon vote une somme de 20 000 Francs pour le rétablissement de la statue et le 30 octobre 1880 aura lieu l’inauguration d’une réplique en marbre de Carrare dessinée par Vionnois, exécutée par Daumas et Gréber. Le marbre est offert par le gouvernement et Moreau est l’auteur du bas-relief gravé sur le piédestal, conçu en hommage « aux défenseurs du foyer », représentant un soldat debout, flanqué à sa droite d’un blessé qu’il protège et d’une femme agenouillée tenant dans ses bras un enfant.

Une œuvre sur laquelle sont inscrits 121 noms. Ceux de 63 militaires, dont le général Fauconnet, et de civils tués le 30 octobre ou décédés des suites de leurs blessures.

Un tel gaspillage de l’argent public, à cette période où beaucoup de Français des classes agricoles ou ouvrières vivaient dans une grande misère, où l’assistance publique était très réduite, où la vulnérabilité sanitaire et sociale était insupportable pour la plus grande partie de la population, était proprement scandaleux et l’on comprend la révolte des Dijonnais.

Photo prise le 1er mai 2013. © J. T.

Objets inanimés, avezvous donc une âme.
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
Lamartine

1870.  150 ans, c’est loin et on a vu pire depuis…

Les Français ne se souviennent plus des 139 000 morts dans les rangs français et des 51 000 morts côté allemand. Ils ne se souviennent plus des 509 000 combattants français, ni des 18 000 prisonniers français morts dans les camps et enterrés en Allemagne.

Les Dijonnais ne se souviennent plus de la « bataille de Dijon », ils ne se souviennent plus de la peur, de la panique qui ont étreint les habitants le 30 octobre 1870, ils ne se souviennent plus de l’horreur de la guerre, des maisons en flammes, des femmes qui cherchaient leurs hommes parmi les blessés et les morts, des veuves, des orphelins, des parents, de leurs voisins endeuillés pour rien puisqu’à la fin, leur maire, avec son conseil municipal, a capitulé.

Mais encore aujourd’hui, à chaque fois qu’ils contestent, qu’ils manifestent contre les décisions prises sans concertation, dans le déni de la démocratie, des décisions qui limitent leurs libertés, et avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, lorsqu’ils arrivent place du 30 octobre, ils investissent le monument où trône toujours la République, lieu de lutte et de résistance.

Comme si ces lieux portaient en eux une mémoire qui les transcende, qui leur donne le courage de se lever et de combattre.

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.