La carte postale de Jeannine Tisserandot

« Je m’appelle Henri Auvray, dit Deça… »

« Je suis né en 1860, à Junay, dans l’Yonne, mais j’ai toujours vécu rue Campenon, à Tonnerre, à deux pas de la fosse d’Yonne. Lorsque j’étais assis sur le seuil de ma porte, tout le monde me regardait, j’étais le phénomène du quartier. Fascinés par les serpents, les enfants m’admiraient et venaient jouer avec moi, alors que je ne savais même pas lire… »

Beaucoup se souviennent des raisons pour lesquelles Henry Auray, chasseur de vipères, a hérité du surnom de Deça. « Quand il allait à la charcuterie ou dans les autres commerces, il répétait ’’Je veux de ça’’, sans jamais nommer les produits. » Donc, Deça…

En France, à cette époque, les élus ont fait part au gouvernement de l’inquiétude de la population devant la prolifération des vipères aspics qui pullulaient dans les champs et les prés, et de la crainte inspirée par le caractère souvent mortel de leur morsures.

Napoléon III, alors empereur, a demandé à son ministre de l’Intérieur, Paul Boudet, d’adresser aux préfets, une circulaire relative aux moyens de détruire les vipères. Ce qui fut fait en date du  22 août 1863.

« L’institution d’une prime par tête de vipère détruite semble le moyen le plus efficace pour arriver à remédier à ce danger. Déjà plusieurs conseils généraux sont entrés dans cette voie et ont voté, à cet effet, des allocations importantes. Il me paraît très utile que ce précédent se généralise. »

Cette circulaire, relayée auprès des maires, fut appliquée et une prime, à l’origine de 25 centimes de francs de l’époque, proposée par dépouille, dans chaque commune.

« Je n’ai pas choisi ce métier », disait Deça. Il va simplement obéir à la seule nécessité, car cette décision est une opportunité pour lui qui ne vivait que de petits emplois agricoles saisonniers. Surmontant sa peur, il met au point une façon d’opérer efficace, ce qui prouve son intelligence native. Commencé en septembre 1904, son tableau de chasse s’élève en octobre 1910 à 11 500 prises, chiffre officiellement constaté en mairie.

Ses exploits intéressent la presse nationale. En 1905, Le Petit journal lui consacre un reportage illustré d’une photographie. C’est la gloire !

Après la mise en place du sérum antivenimeux, l’Institut Pasteur viendra le solliciter pour qu’il s’empare de vipères vivantes qui seront ensuite livrées au laboratoire dans des cages spéciales.

Deça était, à cette époque, le chasseur de vipères le plus célèbre de France.

Pauvre serpent, montre ta tête
Aplatie et triangulaire.
Par ce soleil caniculaire
Dors en paix, formidable bête !

Tu siffles comme une tempête,
Mais j’ai pitié de ta colère.
Pauvre serpent, montre ta tête
Aplatie et triangulaire !

Maurice Rollinat

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« Je m’appelle Louis Coulon… »

« Je suis né à Vandenesse, dans la Nièvre, le 18 mars 1826. Tout le monde m’appelait le père Coulon. Comme mon père, j’ai travaillé durant 67 ans, jusqu’à ma mort, aux usines Saint-Jacques de Montluçon qui fabriquaient des tourelles blindées, des cuirasses de navires et des canons pour la Défense nationale. J’étais employé comme ouvrier métallurgiste fondeur de moule. Mais j’étais aussi, bien sûr, délégué CGT du syndicat des métallurgistes. »

« J’ai dû me raser à partir de 12 ans mais je n’y arrivais plus, ma barbe poussait sans cesse. J’ai bien dû m’en accommoder. »

Le 10 janvier 1889, Le Journal des débats politiques et littéraires publiait ce portrait :

« Coulon mesure 1 m 59, quand il marche il est obligé de soutenir sa barbe à la main ; il la laisse descendre jusqu’aux pieds, relève suite sur son bras droit plié et la barbe retombe de l’autre côté plus bas que le genou ; quand il s’entoure le cou avec, on dirait l’un de ces grands boas si en vogue en ce moment. On s’en demande si sa barbe le gêne dans son travail. Mais Louis Coulon a trouvé un moyen. Il enroule sa barbe dans une sorte de matelas, placé sur sa poitrine, sous sa chemise, et de la sorte n’en est pas encombré dans son travail. »

Il a donc eu une des barbes les plus longues au monde (3 mètres 35) et une moustache de 1,50 mètre d’envergure qu’il allait laver dans les eaux du Cher, la rivière qui traverse Montluçon. Il détient encore à ce jour le record de la plus longue barbe portée dans notre pays.

le 24 février1889, il a été mis à l’honneur sur la page de couverture du Journal illustré.

Le Journal des débats politiques et littéraires, dans son édition du 5 novembre 1916, rappelle que sa barbe a été admirée par deux empereurs ; vers 1864, par Napoléon III à Montluçon (Allier), et en 1891, à Vichy, par Pierre II, empereur du Brésil.

Toute cette célébrité ne lui a pas tourné la tête. Conscient d’être exceptionnel grâce à sa pilosité, il ne s’étonne pas qu’on le fasse connaître à la France entière… Mais ce n’est pas lui, dont la modestie était bien connue, qui aurait exploité sa différence. Il a toujours refusé de se laisser présenter comme une curiosité et a même récusé de brillants engagements, dont celui de participer à l’Exposition universelle de Paris en 1889.

Car comme dit le proverbe : « Sagesse est dans la tête et non dans la barbe. »

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« Je m’appelle Clémentine Delait… »

« Je suis née Clémentine Clattaux, dans les Vosges, à Chaumousey, le 5 mars 1865. Fille d’agriculteur, j’ai eu une enfance sans histoire ; j’ai travaillé aux champs pour aider mon père. Mais, à 18 ans, un épais duvet est apparu sur mon visage et je l’ai rasé. A l’époque, j’en avait honte. Deux ans plus tard, je me suis mariée avec mon très cher époux Joseph Delait qui était boulanger à Thaon-les-Vosges. Nous n’avons pas eu d’enfant mais, plus tard, nous avons adopté une petite fille, Denise, dont les parents étaient morts de la grippe espagnole.

Mon époux a vite attrapé des rhumatismes qui l’ont obligé à abandonner la boulangerie. Aussi, nous avons acheté, toujours à Thaon-les-Vosges, un café, moins difficile à tenir. Heureusement, avec ma forte carrure et ma forte voix aucun client un peu éméché ou violent ne pouvait me résister… »

A l’occasion de la Pentecôte 1901, Clémentine, qui continuait de se raser par souci de bienséance, a pris, avec son époux, une journée de congé pour visiter la foire de Nancy. Curieux, ils se sont arrêtés devant une baraque de foire qui disait présenter une femme à barbe. Mais, en fait, sa pilosité était moins développée que celle de Clémentine.

Le lendemain, en servant ses habitués, elle ne put s’empêcher de conter cette anecdote. Et l’un de ses clients la mit au défi de laisser pousser sa barbe pour 500 francs. 500 francs ! Pari tenu ! Et quelques semaines plus tard, une épaisse barbe frisée ornait le menton de Clémentine. Depuis ce jour, elle ne l’a pas quittée et son bar ne devait plus désemplir, chacun voulant voir « la femme à barbe ».

Désinhibée, elle a décidé de ne plus jamais se raser et d’assumer sa différence. On vint de loin l’admirer et les affaires n’ayant jamais été aussi bonnes, cette curiosité ne la gêna plus. Elle rebaptisa donc son établissement Café de la Femme à barbe.

Clémentine, en vraie femme d’affaires, fit éditer une quarantaine de cartes postales qui la montrent dans des scénettes : en train de poser dans une cage aux lions, de promener son chien, ou encore en tenue masculine. Leur vente lui rapporte une petite fortune.

Nous sommes alors en 1914, c’est la Première Guerre mondiale. Elle, « la poilue », s’engage dans la Croix Rouge, et devient la mascotte des poilus. Elle les soigne et essaie de leur faire oublier les horreurs vécues et la peur du lendemain.

Après guerre, la santé de son mari se dégradant encore, elle dut abandonner son café et acheter une mercerie à Plombières, ville d’eau, où Joseph put soigner ses rhumatismes. C’est là que l’on vint la trouver pour lui offrir une fortune si elle acceptait de s’exhiber dans un cirque : 2 000 francs par semaine.

Mais elle ne pouvait abandonner son mari malade qui avait besoin d’elle. Malgré tout, elle trouva le temps d’aller saluer des personnalités qui demandaient à la rencontrer, comme le prince de Galles, à Londres, ou encore le Chah de Perse, à Vittel.

Devenue veuve à 63 ans, elle est retournée à ses origines, Thaon-les-Vosges, pour ouvrir un bar où elle va jusqu’à organiser de modestes spectacles la mettant en scène avec sa fille adoptive et un perroquet.

Avant de s’éteindre à 74 ans, victime d’une crise cardiaque, elle a demandé que l’on inscrive sur sa pierre tombale : « Clémentine Delait, née Clatteaux, la femme à barbe. »

« Je pense à sainte Wilgeforte, celle qui s’est endormie belle pour se réveiller affublée d’une barbe et d’une moustache… »
Jandy Nelson

Wilgeforte martyre du XIVe siècle, dont la statue barbue la plus célèbre se trouve dans un couvent à Prague, comme Clémentine au XIXe, aurait-elle été une femme à barbe ? Cela est possible, des cas de dérèglement hormonal ont bien dû se rencontrer à travers les siècles !

***

Et alors ?

Un agriculteur illettré, un ouvrier fondeur syndicaliste, une petite commerçante forte et avisée, voici donc trois citoyens modestes, voire très modestes, dignes représentants de la société populaire de la fin du XIXe siècle, qui ont eu, sans la rechercher, une extraordinaire célébrité parmi leurs compatriotes.

Que peuvent-ils avoir en commun ? La volonté de ne pas nier leur différence, de l’assumer pleinement, d’être eux-mêmes en paix avec leurs failles et leurs fragilités, d’avoir le courage de ne pas suivre la norme de leur époque, de ne pas vouloir abandonner leurs amis, leur famille, de rester humain, de ne pas rechercher une vie vaine et inutile loin de leurs valeurs, de leur lieu de vie, de ne pas rompre avec leur vie quotidienne pour une gloire éphémère.

Vivre à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe n’a pas dû être chose facile. A cette époque, pas de sécurité sociale, pas de retraite, pas d’assurance chômage, pas de congés payés, mais des journées interminables… On ne pouvait compter que sur la solidarité familiale et éventuellement sur celle des voisins. Ce qui impliquait d’être ingénieux, inventif, courageux comme Deça et Clémentine, de travailler le plus longtemps possible, comme le père Coulon, et de respecter également l’obligation, malgré ses différences, de se fondre dans le moule imposé par le pouvoir en place, par la société puritaine et  conservatrice de l’époque.

Ce n’est qu’en 1936, avec les avancées consécutives à l’arrivée au pouvoir du Front populaire et de sa coalition des partis de gauche, complétées ensuite par celles du texte adopté le 15 mars 1944 par le Conseil national de la Résistance (à ne pas confondre avec le Conseil national de la refondation de Macron), « Les Jours heureux », que des conquis significatifs, politiques, économiques et sociaux, ont permis d’améliorer les conditions de vie des Français, de les libérer de leur crainte devant l’adversité et d’assurer aux enfants l’instruction qui leur permettrait de s’élever selon leurs ambitions et leur mérite.

Veillons, dans un monde qui se sclérose, qui se radicalise à nouveau, à ne pas permettre un retour en arrière.

Jeannine Tisserandot

Toutes les images sont issues d’une collection personnelle.